Navalny, journal de prison (suite)

Alors que la campagne #FreeNavalny s’organise en Europe, où des sympathisants créent des installations figurant la cellule disciplinaire dans laquelle est enfermé ce symbole de l’opposition, Navalny lui-même aborde peu ses conditions de détention dans ses toutes dernières publications. Celles-ci mettent deux femmes à l’honneur, au gré du calendrier, et clarifient, à l’occasion du premier anniversaire de l’invasion des troupes russes en Ukraine, sa vision de la paix, en 15 points, incluant la défaite de la Russie et un changement de pouvoir.

14 février

Qui a bien pu inventer le dicton « loin des yeux, loin du cœur » ? Je ne t’ai pas vue depuis trop longtemps, Ioulia, presque un an, mais il y a beaucoup de toi dans mon cœur. On dirait qu’il y en a de plus en plus. Je suis parfois surpris qu’un cœur humain ordinaire puisse contenir l’immense amour que je te porte. Je te parle tout le temps. Comme un fou, je m’assois à la table du petit déjeuner, j’imagine que nous sommes réunis en famille, j’invente une blague — je te taquine, puis tu me rends la pareille, et c’est de nouveau mon tour. Dans ma tête, les enfants rient et nous, nous plaisantons jusqu’à ce que tu dises en faisant mine d’être en colère : « Ça suffit, laisse-moi tranquille. »

C’est la fête des amoureux, et, oui, je suis amoureux de toi, alors je t’envoie ce cœur ❤️

Je t’aime. Tu me manques. Ton mari.

20 février

À la veille de l’anniversaire de l’invasion massive et non provoquée de l’Ukraine par les troupes russes, j’ai résumé le plus possible mon programme politique, qui est aussi, je l’espère, celui de beaucoup d’autres gens normaux.

15 points d’un citoyen russe soucieux du bien de son pays.

Qu’est-ce que ça voulait dire, et qu’est-ce que ça veut dire maintenant ?

1. Le président Poutine a déclenché une guerre d’agression injuste contre l’Ukraine sous des prétextes absurdes. Il tente désespérément de conférer à cette guerre un caractère « populaire », cherchant à faire de tous les citoyens russes ses complices, mais ses tentatives sont un échec.

Il n’y a pratiquement pas de volontaires pour cette guerre, c’est pourquoi l’armée de Poutine s’appuie sur des détenus et des civils mobilisés de force.

2. Les vraies causes de la guerre tiennent aux problèmes politiques et économiques de la Russie, à la volonté de Poutine de se maintenir au pouvoir à tout prix et à son obsession pour son legs à l’histoire. Il veut entrer dans l’histoire comme « tsar conquérant » et « rassembleur des terres » [au XVe siècle, après l’invasion de la Horde d’Or, le grand-prince de Moscou était dit « rassembleur des terres », NDT].

3. Des dizaines de milliers d’Ukrainiens innocents sont tués et des millions de personnes sont accablées de douleur et de souffrance. Des crimes de guerre sont commis. Des villes et des infrastructures ukrainiennes sont détruites.

4. La Russie subit des revers militaires. C’est cette prise de conscience qui a fait évoluer la rhétorique des autorités, qui sont passées de « Kiev en trois jours » à des menaces hystériques de recours à l’arme nucléaire en cas de défaite. Des dizaines de milliers de vies de soldats russes sont gâchées. La défaite militaire définitive peut être retardée au prix de la vie de centaines de milliers d’autres mobilisés, mais elle est globalement inévitable. La combinaison « guerre agressive + corruption + incompétence des généraux + économie faible + héroïsme et forte motivation de ceux qui se défendent » ne peut aboutir qu’à la débâcle.

Les appels mensongers et hypocrites du Kremlin à la négociation et au cessez-le-feu ne résultent que de son évaluation réaliste des perspectives d’opérations militaires.

Que faire ?

5. Quelles sont les frontières de l’Ukraine ? Comme pour la Russie, ce sont celles qui ont été reconnues internationalement et définies en 1991. Nous, la Russie, les avons également entérinées à l’époque. Ce sont ces frontières que la Russie devrait ratifier aujourd’hui encore. Il n’y a pas lieu à discussion. Presque toutes les frontières dans le monde sont accidentelles et provoquent le mécontentement de quelqu’un. Mais au XXIe siècle on ne prend pas les armes pour les modifier. Autrement, le monde va sombrer dans le chaos.

6. Laisser l’Ukraine en paix et lui permettre de se développer comme le souhaite son peuple. Arrêter l’agression, mettre fin à la guerre et retirer toutes les troupes russes d’Ukraine. C’est justement dans la poursuite du conflit qu’est l’impuissance hystérique, et y mettre un terme est un acte fort.

7. Travailler de concert avec l’Ukraine, les États-Unis, l’Union européenne et la Grande-Bretagne pour trouver des moyens acceptables de compenser les dommages causés à l’Ukraine. Par exemple (après un changement de pouvoir en Russie et la fin de la guerre), en levant les restrictions sur notre pétrole et notre gaz, tout en allouant une partie des revenus des exportations d’hydrocarbures aux compensations.

8. Enquêter sur les crimes de guerre en collaboration avec les institutions internationales.

Pourquoi est-il dans l’intérêt de la Russie d’arrêter l’agression de Poutine ?

9. L’impérialisme est-il inhérent à tous les Russes ?

Ce n’est pas sérieux. Par exemple, le Bélarus participe à la guerre contre l’Ukraine. Les Bélarusses ont-ils aussi une conscience impériale ? Non, ils ont aussi un dictateur au pouvoir. En Russie, comme dans tout pays ayant des précédents historiques, il existera toujours des gens avec des visées impériales, mais ces gens sont loin d’être majoritaires. Il n’y a là aucune raison de pleurer et de se lamenter. Il faut battre ces gens par voie électorale, tout comme les radicaux de droite et de gauche sont battus dans les pays développés.

10. La Russie a-t-elle besoin de nouvelles terres ?

La Russie est un vaste pays dont la population diminue et la province s’éteint. L’impérialisme et le désir de conquêtes territoriales sont la voie la plus nuisible et la plus destructrice. Une fois de plus, le pouvoir russe détruit notre avenir de ses propres mains afin que que notre pays ait l’air plus grand sur la carte. Mais la Russie est bien assez grande comme ça. Notre tâche consiste à protéger son peuple et à développer ce que nous avons en abondance.

11. De cette guerre nous hériterons un écheveau de problèmes complexes et, à première vue, quasi insolubles. Il importe de décider pour soi si l’on veut vraiment les résoudre, avant de commencer à le faire honnêtement et en toute transparence. Comprendre qu’il est bon, voire très bénéfique, pour la Russie et son peuple de mettre fin à la guerre dès que possible est la clé du succès : c’est le seul moyen de s’acheminer vers la levée des sanctions, le retour de ceux qui sont partis, le regain de confiance des entreprises et la croissance économique.

12. Je souligne une fois de plus que nous devrons indemniser l’Ukraine après la guerre pour réparer les dommages que lui a causés l’agression de Poutine. Le rétablissement de relations économiques normales avec le monde civilisé et le retour de la croissance économique nous permettront de le faire sans entraver le développement de notre pays.

Nous sommes tout en bas, et pour revenir à la surface, nous devons nous éloigner du fond. Ce sera à la fois moralement juste, rationnel et rentable.

13. Démanteler le régime de Poutine et sa dictature. Idéalement par des élections générales libres et la convocation d’une assemblée constitutionnelle.

14. Établir une république parlementaire reposant sur l’alternance du pouvoir grâce à des élections équitables, des tribunaux indépendants, plus de fédéralisme, un transfert de compétences au niveau local, une liberté économique totale et la justice sociale.

15. Conscients de notre histoire et de nos traditions, nous devons faire partie de l’Europe et suivre le mode de développement européen. Nous n’en avons pas d’autre, et n’en aurions pas besoin.

8 mars

Sur les femmes. À partir de l’une d’elles. Mon associée dans le crime. C’est un mot stupide, n’est-ce pas, « associé » ? On l’entend rarement à l’extérieur, mais en prison, c’est très usuel. Surtout placé dans son contexte : « Je suis en prison parce que mon associé m’a balancé. »

Mon associée fait si peur au régime de Poutine que, même si nous sommes jugés pour la même affaire [pour avoir exercé la fonction de coordinatrice régionale de la Fondation de lutte contre la corruption en Bachkirie, Lilia Tchanycheva a été accusée d’« extrémisme », NDT], elle l’est séparément à Oufa. On a même annoncé que le procès se tiendrait à huis clos et que ni le public ni les journalistes ne seraient autorisés à y assister.

Il y a quelques années, on m’a apporté un CV : « Regarde quelle jeune femme coriace veut diriger notre état-major à Oufa. » Lilia Tchanycheva. Auditrice dans une société du « Big Four », excellente formation, carrière brillante, perspectives d’avenir. Son salaire était plusieurs fois supérieur à ce que nous pouvions payer.

Nous avons toujours beaucoup de volontaires super fortiches. Mais là, ce n’était pas la même chose. Lilia ne s’est pas engagée bénévolement pour trois mois, elle a quitté son emploi pour diriger un de nos états-majors dans l’une des régions les plus difficiles. La politique en Bachkirie, c’est l’arbitraire, la corruption, la règne de la fraude, la répression physique et morale de toute opposition. Mais lorsque nous avons interrogé Lilia à ce sujet, elle s’est indignée : « Vous pensez que lutter pour la liberté prime sur tout le reste. Pourquoi croyez-vous qu’il en va autrement pour moi ? J’aime ma République [la Bachkirie], j’aime Oufa, je veux vivre ici et mener une vie normale. »

Tchanycheva nous a donné à tous une leçon magistrale. Dans une région où la vie politique semblait étouffée, elle a organisé des rassemblements et des marches, sans craindre d’être arrêtée pour cela, ce qui est arrivé souvent. Lors des auditions publiques sur le budget du Bachkortostan, elle s’est exprimée de façon que chacun comprenne qu’elle avait une longueur d’avance sur les fonctionnaires. Elle s’est battue contre la mafia locale pour protéger les monts Kushtau. Elle a brisé des contrats corrompus. Elle a publié des enquêtes. Elle est devenue une femme politique de niveau fédéral et un leader de l’opposition locale, chez qui tout, du « programme positif » au courage et à la capacité de parler avec les gens, est bien mieux que chez le président et ses laquais.

Ils l’ont terriblement détestée. Le gouverneur de la République, Khabirov, s’est personnellement assuré qu’elle serait non seulement poursuivie, comme ils l’ont fait avec de nombreux chefs de nos états-majors, mais immédiatement arrêtée, transférée à Moscou, et que soient fabriquées des charges insensées qui lui garantiraient une longue peine d’emprisonnement. Ainsi s’est ouvert le procès à huis clos à Oufa.

Et maintenant encore, Lilia nous donne une leçon magistrale. Elle n’écrit plus sur le processus budgétaire, mais sur les convois de prisonniers, les perquisitions et les joies d’un zek : on lui a accordé une minute de parloir avec son mari à travers une vitre.

Et même à travers ses publications, il est évident que Lilia est une personne merveilleuse et qu’en politique une femme courageuse et attachée à ses principes est une vraie force. Du coup, lorsque les gens m’interrogent sur mes associés, je réponds qu’en fait j’ai une associée et que je suis certain qu’elle ne me trahira pas.

Lilia Tchanycheva ne nous trahira pas. Un jour, quelqu’un écrira l’histoire de l’opposition politique au début du XXIe siècle et tous apprendront que ses meilleurs éléments, les plus téméraires, les plus efficaces et les plus respectueux des principes, étaient des femmes. Cela se vérifie aujourd’hui.

Joyeux 8-Mars à toutes ! Liberté pour Lilia Tchanycheva ! Puisse la Russie avoir bientôt une femme présidente, une femme Première ministre et une femme ministre de la Défense. Cela lui fera du bien.

Traduit du russe par Ève Sorin

© Desk Russie

Homme politique russe, prisonnier politique, fondateur de la Fondation de lutte contre la corruption (FBK), considéré comme le principal opposant à Vladimir Poutine

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