Babyn Yar : un contexte déformé. Entretien avec Yohanan Petrovsky-Shtern

Propos recueillis par Anna Medvedovska

Yohanan Petrovsky-Shtern est historien, philologue, essayiste, traducteur et artiste. Il est professeur d’études juives au département d’histoire de l’université Northwestern à Chicago, enseignant-chercheur spécialiste de l’Histoire juive à l’époque moderne et contemporaine, des relations entre Juifs et Ukrainiens, de la littérature juive slave, ainsi que l’histoire de la mystique juive et de la Kabbale. Dans cet entretien accordé à l’historienne ukrainienne Anna Medvedovska, elle-même spécialiste de l’histoire de l’Holocauste, il porte un regard critique sur le film documentaire de Sergueï Loznitsa Babyn Yar. Contexte.

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L’affiche du film // Dulac Distribution

Que pensez-vous de ce film et comment définiriez-vous son genre ?

Au cours des cinquante dernières années, j’ai regardé des centaines, voire des milliers d’heures d’images sur la Seconde Guerre mondiale, des images issues de films réalisés dans les années 1930, 1940 et au début des années 1950. À la fin des années 1970 est sortie la série en vingt épisodes intitulée La Grande Guerre Patriotique (qui fut projetée dans les salles de cinéma occidentales sous le titre La Guerre inconnue). Cette série était largement favorable à Brejnev. On y voyait Burt Lancaster apparaître de temps à autre pour incarner le camp américain. Il était très bien doublé par Vassyl Lanovoï. Ce film était une bonne occasion de voir plusieurs heures de chronique ininterrompue sur la Seconde Guerre mondiale. J’ai regardé chaque épisode non pas à la télévision mais sur grand écran, au cinéma, parfois même plusieurs fois. D’une manière générale, dans les années 1960 et 1980, je trouvais que le meilleur moyen de concevoir la Seconde Guerre mondiale et d’en parler était de regarder et de décrypter les images d’archives des documentaires.

Nous nous souvenons tous de la sortie du film Dix-sept moments de printemps à l’été 1973. À ce moment-là, j’étais dans un camp de pionniers avec la chorale Chtchedryk, où, le soir, nous pouvions regarder la télévision. Je me souviens que, dans ce film, l’essentiel résidait pour moi non pas dans le jeu d’acteur des stars soviétiques du grand écran, mais dans les passages dans lesquels Yefim Kopelyan commentait les images d’archives du Troisième Reich. Un jour, vers 1978, je parlais de cinéma avec mon père, Myron Petrovsky. Il m’a demandé ce que j’aimerais regarder. Je lui ai répondu que si j’en avais la possibilité, j’aimerais regarder tous les documentaires relatifs à la Seconde Guerre mondiale. « Si tu veux faire cela, il faut que tu y consacres vingt ans de ta vie ! », m’a-t-il dit. Pour résumer, les documentaires sur la Seconde Guerre mondiale, c’est une sorte de passion pour moi.

La question de savoir dans quel genre s’inscrit le film de Loznitsa se pose. Le public non averti regardera ce film et se dira : « Attendez, tout est vrai, tout est purement documentaire, tout s’est vraiment passé, il n’y a pas un seul plan de fiction. Tout provient des Archives fédérales allemandes ou des archives cinématographiques soviétiques. Ainsi, il s’agit d’une reconstitution unique de faits réels. Même les photographies que Loznitsa utilise dans le film proviennent de sources documentaires bien identifiées. »

Il semble que ce soit bien le cas, toutefois, dans ce type de cinéma documentaire, il est très important de comprendre qu’il ne s’agit pas de la réalité, mais d’une certaine vision de la réalité, du résultat d’un travail créatif. Seulement, au lieu d’images fictionnelles, nous sommes face à une sélection conceptuelle d’images d’archives existantes et à un choix de montage. Comme dans toute œuvre artistique, il s’agit d’une réalité construite. Dans notre cas, Loznitsa utilise les « morceaux » de chroniques documentaires comme autant de briques, d’images et d’épisodes non fictionnels à partir desquels il construit un tout artistique. C’est la raison pour laquelle il convient de se poser une série de questions sur la construction de ce tout.

Tout d’abord, de quelle manière ce film a-t-il été construit ? Comment commence-t-il et comment se finit-il ? Où est mis l’accent ? Ensuite, en voyant ce film, nous pouvons y voir ce qui y EST, quels événements nous sont racontés et comment. Mais il faut aussi se demander ce qui N’EST PAS dans ce film. En effet, Loznitsa aurait eu la possibilité pour ainsi dire de citer trois, dix, vingt fois plus de sources. Mais il ne l’a pas fait. Pourquoi ce choix ? Rien qu’en choisissant son matériau de base, on est déjà en train de former un concept. Ainsi, la question est de savoir quel type de concept découle du choix des archives sélectionnées et de celles laissées de côté. Enfin, quel message l’auteur essaie-t-il de transmettre à son public en construisant son film de cette manière ? Pourquoi insiste-t-il sur tel ou tel point ? Quelle est la charge sémantique de son montage et que laisse-t-il de côté ?

Voilà donc les trois choses que nous devons garder à l’esprit lorsque nous parlons d’un film en tant que narration. C’est précisément parce que le film de Loznitsa est plus qu’un simple documentaire que nous devons expliquer comment il est « fabriqué ».

Loznitsa tente de raconter l’histoire de l’occupation nazie de l’Ukraine en deux chapitres : avant et après Babyn Yar. Pensez-vous qu’il y arrive ?

Loznitsa a intitulé son film Babyn Yar. Contexte. En réalité, le sens qu’il donne à ce contexte est très particulier ; il le construit afin que le film acquière une portée idéologique, qu’il soulève des questions politiques et morales importantes, mais aussi qu’il passe sous silence certaines autres questions. Selon Arkady Belinkov, la composition forme le concept. Parlons donc de la composition de ce film.

Les événements décrits dans le film se déroulent de juin 1941 à 1952, lorsque le site de Babyn Yar fut inondé par des déchets industriels. Pourtant, il faut s’arrêter un instant sur ce découpage : puisqu’il est question de Babyn Yar, où est passé le partage de la Pologne entre l’Union soviétique et l’Allemagne, après lequel des deux côtés de cette nouvelle frontière, on s’est pour ainsi dire « préparé » à exterminer une partie de la population ? Où est passée la question du discours raciste qui s’enracine du fait de la propagande nazie mise en place dans les territoires occupés, alors que le Troisième Reich contrôle presque toute l’Europe ? Où trouve-t-on ne serait-ce qu’une allusion au discours de haine de classe avec son concept d’ « ennemi du peuple », un discours en tous points symétrique au discours nazi, à ceci près que le concept de race est remplacé par celui de classe ? En effet, c’est ce discours de haine de classe qui a été dominant de l’autre côté de la frontière, pour ainsi dire de « notre » côté. Où est passée l’histoire de la persécution des Ukrainiens en tant que minorité en Ukraine occidentale, en Volhynie et en Galicie, au moment où ces régions étaient contrôlées par la Pologne jusqu’en 1939, puis par l’Union soviétique ? Pardonnez-moi, mais où trouve-t-on dans ce film ne serait-ce qu’une brève allusion à l’histoire de la destruction, dans les années 1930, de toutes les institutions nationales polonaises, ukrainiennes et juives sur les terres ukrainiennes ?

Tout cela ne figure pas et ne peut pas figurer dans le film. Loznitsa n’a pas besoin de ces histoires, qu’il connaît par ailleurs certainement. Son film démarre exactement de la même manière que n’importe quel narratif soviétique sur l’extermination de la population juive sur le territoire de l’Union soviétique. Il est très important de noter que le film ne réfute pas le narratif soviétique de l’Holocauste, de Babyn Yar ou du Troisième Reich nazi. Au contraire, ce film respecte à la lettre les règles du genre des narratifs soviétiques classiques : « Les nazis sont arrivés et ont tué nos Juifs », qui vivaient une vie paisible et libre en URSS. Loznitsa ajoute ici un point essentiel à ce narratif : « dans cette entreprise de destruction de civils d’origine juive, les Allemands ont été aidés ou inspirés par les Ukrainiens », mais nous reviendrons sur cette question plus tard. Ainsi, ce film, dont le sous-titre est Contexte, ne présente pas pour autant les éléments de contexte les plus essentiels sur lesquels tous les spécialistes contemporains du génocide des Juifs, de Timothy Snyder à Karel Berkhoff, bâtissent leur compréhension de ce qu’est l’Holocauste et du rôle terrible qu’a joué Babyn Yar dans son déploiement sur les terres ukrainiennes. Les personnes mentionnées dans le film en tant que consultants, à savoir Maksym Yakover et Ilya Khrjanovsky, sont des professionnels de la fabrique de l’ignorance à la solde de Friedman (comprendre, du Kremlin). Ils aident Loznitsa à mettre en œuvre son narratif soviétique, c’est-à-dire à raconter l’histoire de Babyn Yar de manière à absoudre le gouvernement soviétique de toute responsabilité dans l’Holocauste et à présenter l’armée et les institutions juridiques soviétiques comme l’incarnation d’une justice supérieure.

Un autre point qu’il faut noter : l’action du film se termine en 1952, mais en réalité, les scènes finales, qui s’étirent assez longuement, se situent en 1946, l’année des procès des criminels nazis ayant participé aux exécutions massives de Juifs sur le territoire de l’Ukraine, y compris à Babyn Yar. On peut se demander pourquoi Loznitsa consacre tant de temps à ces procès. En réalité, ce qu’il cherche à démontrer ici, c’est que l’Union soviétique, la jurisprudence soviétique, les juges et les militaires soviétiques étaient à la recherche de la vérité afin d’établir une justice définitive, qu’ils avaient besoin de Dina Pronitcheva pour punir les criminels nazis. En réalité, ce qui les intéressait, c’était la vengeance et non la vérité. En outre, à l’année 1946 a succédé l’année 1947, l’année où ces mêmes personnes que Loznitsa cite dans son film, Vassili Grossman et le Livre noir (qui documente la destruction des Juifs soviétiques), les témoins et les chroniqueurs des crimes fascistes, se retrouvent assignés au groupe des « cosmopolites sans racines ». La fin des années 1940 est le moment où le régime stalinien a commencé à traquer les élites juives de la littérature, de la musique, du théâtre, et plus tard de la médecine, y compris ceux qui, parmi elles, avaient décrit le cataclysme subi par les Juifs d’URSS.

Ce Livre noir que je viens de mentionner, Loznitsa en cite des extraits mais ne dit rien sur le fait que son contenu est resté inconnu en URSS jusqu’en 1988, parce que Staline avait interdit la publication du livre — compilé sous la direction de Vassili Grossman et d’Ilya Ehrenburg — alors qu’il était déjà mis en page et totalement prêt à être imprimé. Cette compilation de documents sur l’extermination des Juifs en Union soviétique, un recueil qui commence d’ailleurs avec Babyn Yar, n’est jamais parvenu jusqu’au lecteur soviétique. Le silence de Loznitsa à ce sujet est expressif. On peut se demander pourquoi il n’en parle pas. En effet, les temps stalino-bréjnéviens sont derrière nous, Loznitsa n’est pas un homme limité aux concepts post-soviétiques, il devrait avoir une vision européenne plus large. Alors pourquoi ? Parce qu’il veut présenter l’URSS et sa jurisprudence comme des institutions qui protègent leurs Juifs, s’en soucient et préservent leur mémoire. Pourtant, c’est un mensonge pur et simple ! Et en se taisant, Loznitsa ne fait que renforcer ce mensonge, comme pour affirmer : il n’y a pas eu de catastrophe à Kourenivka, lorsque la coulée de boue a franchi le barrage de Babyn Yar et s’est précipitée vers Podil ; le KGB n’a pas harcelé les activistes juifs qui allaient honorer la mémoire des victimes juives de Babyn Yar ; les inscriptions sur les couronnes de deuil n’ont pas été arrachées ; les militants juifs n’ont pas été battus et arrêtés à Babyn Yar ! Rien de tout cela ne s’est produit selon Loznitsa et ses consultants en matière de tragédie. Le discours d’Ivan Dziouba et de Viktor Nekrassov à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire des fusillades n’a pas existé, pas plus que les dénonciations et les arrestations. En revanche, ce qui a existé, c’est le bon gouvernement soviétique qui a traduit les bourreaux nazis en justice en 1946.

Quelle image de l’Ukraine ce film véhicule-t-il ?

D’une manière générale, on peut dire que de ce film est absente l’idée que l’Ukraine est une république spécifique d’URSS, avec ses propres institutions, sa propre langue, sa propre culture, etc. On y trouve en revanche quantité de belles images panoramiques de la terre ukrainienne. L’Ukraine, c’est une terre. Loznitsa montre un paysage ukrainien d’une incroyable beauté, labouré par des chars allemands, ou survolé à basse altitude par un avion « Koukourouznik » filmant des enfilades de véhicules allemands détruits ou d’interminables colonnes de prisonniers de guerre, tantôt soviétiques tantôt allemands. L’essentiel étant de montrer que l’Ukraine n’est ni un État ni une culture, mais qu’elle n’est qu’une terre : une terre de fantasmes, d’opulence et de beauté, une terre qui vous dit : « Venez et servez-vous ! ». En définitive, c’est un regard de colon. C’est ainsi que pensaient Hitler et Staline. La question de savoir pourquoi Loznitsa reproduit ce schéma est tout autre. C’est une interrogation dont il faut tenir compte lorsque l’on résume le message de ce film.

Qui vit sur la terre ainsi décrite ? Si l’on suit la logique du film, cette terre est habitée par des gens sans colonne vertébrale, sans amour-propre ni dignité, des gens prêts à se soumettre à n’importe quel pouvoir. On voit Hans Frank, le Gauleiter de Galicie, arriver à Lviv. Et les Ukrainiens de danser des danses folkloriques, de marcher en rangs serrés, de faire des saluts nazis avec emphase, pour accueillir à bras ouverts ce nouveau gouvernement fraîchement installé. Le pouvoir soviétique se réinstalle et la ville de Lviv se remplit de milliers d’habitants et de visiteurs : ils accueillent les troupes soviétiques et dansent des danses folkloriques. Ainsi, Loznitsa dépeint les Ukrainiens comme des individus sans principes, capables de se soumettre à n’importe quelle autorité sans discernement. Dans sa conception — et c’est un point sur lequel il faut insister — il n’y a pas la moindre trace de résistance ukrainienne : ni culturelle, ni idéologique, ni militaire. L’histoire ultérieure des groupes paramilitaires de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) et de l’Autodéfense ukrainienne (UNSO) et de leurs tentatives de lutter sur deux fronts contre les troupes allemandes et soviétiques, n’apparaît pas dans le film. En effet, pour Loznitsa, il faut présenter les Ukrainiens comme des collaborateurs sans foi ni loi, voyant le soutien aux nazis comme une cause sacrée. En faisant cela, Loznitsa présente des Ukrainiens issus de la Droite radicale (dont on ne peut pas nier qu’ils ont bel et bien existé) comme représentatifs des Ukrainiens en général, selon un schéma de manipulation largement pratiqué. Dans son film, pas d’autre apparition des Ukrainiens !

On notera également que tous les toponymes sont uniquement en russe, notamment les titres : « Babi Yar », « Lvov », « Kiev », etc. En d’autres termes, les événements sont racontés par un russophone qui n’a aucun respect pour la toponymie ukrainienne. Ainsi, le récit colonial se poursuit, au-delà même de ce documentaire. Il est également important de comprendre qui contrôle ce narratif et comment le réalisateur agence les extraits qu’il choisit. Loznitsa nous dépeint la façon dont les Ukrainiens ont accueilli les nazis : les premiers plans du film montrent les nazis entrant à Lviv, les premiers mots que nous voyons sont des inscriptions sur des bannières géantes : « Gloire à Hitler le libérateur » et « Gloire à Melnyk ». Je ne nie pas la véracité de ces images documentaires, Dieu m’en préserve. Cependant, il ne faut pas oublier que le fait de mettre un signe d’égalité entre la lutte nationale ukrainienne et le nazisme (appelé « fascisme » dans la terminologie soviétique) est l’un des traits majeurs du narratif soviétique, qui, de nos jours, s’incarne parfaitement dans les discours construits par les propagandistes russes. Pour résumer, pour construire son film, Loznitsa s’inspire des piliers les plus manifestes de la propagande anti-ukrainienne, de l’ukrainophobie classique soviétique et du discours impérialiste.

D’une manière générale, Loznitsa tente-t-il de restituer le contexte d’une manière complète et nuancée ?

Absolument pas. Regardez la façon dont il le met en scène. Il nous montre Lviv, un peu Stanisławów, plus généralement, la Galicie (Distrikt Galizien), ainsi que le Reichskommissariat Ukraina, avec son centre à Kyïv. On voit également la mention de quelques villages de Volhynie et de Loubny. Mais surtout, Loznitsa compare et oppose constamment Lviv et Kyïv. Le narratif est construit sur la juxtaposition de la Galicie ukrainienne nationaliste et « consciente » et de la « neutre » Kyïv qui souffre en silence : ces deux villes sont choisies pour dépeindre le contexte. Au début, on ne comprend pas bien pourquoi Loznitsa, qui se fixe pour objectif de présenter le contexte de Babyn Yar, se concentre constamment sur Lviv. Mais plus tard, le mystère se dévoile : c’est tout simplement parce que Lviv lui fournit tout un ensemble de séquences documentaires montrant des Ukrainiens accueillant les nazis. Pourquoi accueillent-ils les nazis, pourquoi voient-ils Hitler comme un libérateur ? À ce sujet, pas un mot de Loznitsa.

À mon avis, le réalisateur ne s’efforce pas de donner la mesure du contexte de la manière la plus nuancée, complète et solide possible. Bien au contraire, il rend ce contexte schématique et trivial : Lviv la traîtresse / Kyïv la martyre ; les envahisseurs et les tortionnaires nazis s’emparent des terres ukrainiennes de l’URSS, exterminant les Juifs qui s’y trouvent ; enfin, l’armée soviétique arrive, rétablit la justice, punit les tortionnaires et anéantit les collaborateurs des nazis à Lviv.

C’est un narratif facile à comprendre, qui met clairement l’accent sur le rôle des Ukrainiens dans le meurtre de masse des Juifs. Dans un épisode, Loznitsa les dépeint comme des individus sans colonne vertébrale, prêts à tous les compromis avec n’importe quel pouvoir. À d’autres moments, il les présente comme ceux qui ont délibérément permis l’extermination massive de la population juive. Loznitsa souligne ce point à plusieurs reprises dans le film, par le biais du montage, des témoignages au tribunal, d’une citation de Grossman dans laquelle il dit que personne n’a réellement résisté. On extermine les Juifs, tandis que leurs voisins s’en fichent éperdument.

Pour expliquer cela, il ne faut pas se repaître de ces images de femmes défilant à Lviv en faisant le salut nazi, il faut plutôt remonter à la réalité soviétique des années 1930 en Ukraine : répressions, trahison et démantèlement du « communisme national », massacre de l’intelligentsia ukrainienne « pour l’exemple », Holodomor, purges de masse et extermination de millions d’Ukrainiens. Pourquoi est-ce si important de revenir aux années 1930 ? Parce que parmi les personnes que nous voyons dans les documentaires, cette politique soviétique a enraciné l’idée qu’il était parfaitement normal pour un gouvernement de chercher à exterminer des couches entières de population. C’est la « récolte des réformes », selon la formule de l’infiniment talentueux et non moins cynique Valentin Kataev. Il ne s’agit que d’un simple déchet de production issue d’une industrie portant le nom d’ « ingénierie sociale ». Les autorités ont d’abord assassiné tous les « vieux spécialistes » qui avaient fait leurs études à l’époque tsariste, puis tous ceux qui ne voulaient pas rejoindre les fermes collectives (en les traitant de « koulaks »). Ensuite, ce sont les partisans d’un communisme national qui se sont mis à figurer sur la liste des ennemis du peuple, puis tous ceux qui avaient soutenu Kirov, puis plus tard ceux que Staline qualifiera de « trotskistes » ou de « boukharinistes ». Des milliers, des dizaines de milliers, puis des millions de personnes ont été rayées de la société pendant des années de manière délibérée.

Aux témoins de ces événements, les autorités soviétiques ont enseigné qu’il s’agissait de la norme. Par conséquent, lorsque les nazis sont arrivés et se sont mis à assassiner des Juifs, ces actions n’étaient en rien nouvelles pour ceux dont nous voyons les visages dans la partie du documentaire consacrée à Kyïv. Ces visages montrent ce que Loznitsa passe sous silence : ils avaient été témoins de pratiques similaires pendant toute la décennie précédente, et ils s’y étaient habitués. Ainsi, lorsqu’un nouveau groupe humain a été pris pour cible pour être « effacé » de la société, cela n’a provoqué que de l’apathie. La seule différence est que les autorités soviétiques avaient effacé des humains sur la base de la classe, ou plutôt en prétextant s’appuyer sur ce principe (en effet, le concept d’ « ennemi du peuple » est incroyablement flexible dans la bouche des bolcheviks), tandis que les autorités nazies l’ont fait sur la base de la race (un principe qui, pour eux, était clair et précisé jusqu’aux moindres détails) en poussant les Juifs considérés comme « inférieurs » en dehors même de la hiérarchie raciale. Dans le film de Loznitsa, il n’y a rien de tout cela. En effet, si le réalisateur mentionnait cela, nous pourrions en conclure qu’il conviendrait d’inscrire un signe d’égalité entre la façon dont les nazis ont exterminé les Juifs sur une base raciale et la façon dont les bolcheviks ont exterminé diverses catégories de la population sur une base de classe. Du point de vue de l’historien, ce parallèle serait tout à fait approprié et expliquerait le manque de résistance et l’attitude apathique de la majorité de la population face au meurtre de masse des civils soviétiques d’origine juive.

Loznitsa ne le fait pas, précisément parce qu’il devrait alors totalement changer d’angle pour sélectionner les extraits. Pour ce faire, il aurait fallu se rappeler qu’il n’y aurait pas eu de Babyn Yar sans répression et sans Goulag. Il aurait également fallu commencer le film non pas en 1941, mais en 1939, car c’est à partir de cette année 1939, plus précisément à partir de juin et encore plus à partir d’août, qu’une communication intensive entre la SS et le NKVD s’est mise en place. Ces deux organismes de sécurité d’État (ces deux « complexes d’infériorité institutionnels » selon la formule de Vadym Skourativsky) échangent des renseignements, des informations, de l’expertise. Par exemple, sur le fait que les gens cessent de résister lorsqu’ils ont faim et que c’est un outil efficace que l’on peut utiliser pour contrôler de larges segments de la population. Ils se sont également appris que les camps devaient être situés dans des régions éloignées et peu peuplées, là où personne ne serait jamais au courant de leur existence, et là où on pourrait y expédier des gens dans n’importe quelle quantité, tout en limitant, bien entendu, les informations en provenance de ces régions, qui pourraient se répandre officieusement dans la population. En fait, ceux qui ont créé les camps de concentration nazis ont adopté et poursuivi l’expérience des fondateurs et architectes des camps soviétiques. Tout cela est délibérément omis dans le narratif cinématographique de Loznitsa qui relève de stéréotypes russo-soviétiques. C’est comme cette histoire géorgienne qu’on aime raconter au moment des toasts : on y évoque des traditions féodales tout à la fois fascinantes et sanglantes, et en fin de compte, on finit par lever son verre au pouvoir soviétique qui « est arrivé et a mis fin à toute cette saleté ».

Dans le même temps, Loznitsa est un réalisateur reconnu, un maître du cinéma, célèbre en dehors de l’Ukraine, principalement en Europe occidentale, où il vit et travaille. L’Occident le perçoit comme une figure de proue du cinéma ukrainien contemporain, et on peine à comprendre pourquoi il se tient ainsi à un narratif soviétique. À mon avis, il ne fait que répondre à une demande qui émane de la société. Qu’il s’agisse d’une demande interne ou externe, que cette demande émane de la fameuse Fondation Babyn Yar ou d’autres institutions. Consciemment ou inconsciemment, le réalisateur répond à la commande, il mobilise donc précisément ce narratif pro-soviétique et anti-ukrainien. À trois ou quatre reprises au cours du film, on entend des chansons ukrainiennes. La première chanson, on l’entend dans un contexte antisoviétique profasciste !! Réécoutez ce passage, vous serez stupéfaits : il s’agit de la chanson « Oï ou louzi tchervona kalyna », une chanson qui est aujourd’hui devenue l’un des symboles principaux de la résistance ukrainienne face à l’agression russe. Dans le film de Loznitsa, elle joue le rôle de salutation aux nazis qui prennent possession de Lviv. Bien sûr, deux ans avant la guerre, Loznitsa ne pouvait pas savoir l’importance que cette chanson associée à la résistance ukrainienne revêtirait pour toute l’Ukraine et pour tous ceux qui, dans le monde, soutiennent l’Ukraine face à l’agression russe. Mais l’intuition créatrice, la culture intériorisée et le goût sont donnés aux artistes précisément pour cette raison. Des choses décrites en leur temps par des écrivains ukrainiens comme Bahriany, Khvylovy, Grossman et Pidmohylny se produisent aujourd’hui sous nos yeux de manière tragique. Ils les ont anticipées et ont payé le prix fort pour avoir eu cette intuition. Les menteurs ne reçoivent pas le don de la prophétie, et par ailleurs, ils perdent tout goût artistique dans le même temps. Ils deviennent les petites mains du discours impérialiste. Ils se transforment en propagandistes dans le genre de Soloviev, Skabeïeva et Simonian.

Réfléchissons maintenant à la figure de Loznitsa en tant qu’artiste reconnu en Occident. J’ai entendu beaucoup de bien à son sujet, mais je n’ai jamais vu ses films. Je n’arrive pas à concilier l’idée qu’il serait une figure pro-occidentale avec ce que je vois et ce que je ne vois pas dans son film sur Babyn Yar. J’ai été plusieurs fois dans ma vie dans des situations où l’on m’a dit d’une œuvre particulière : « Oh, c’est un grand livre ! » ou « C’est un grand film ! », et où l’on attendait de moi que j’évalue les œuvres en question en tant que documents historiques, pour trancher le débat définitivement en donnant un jugement de dernière instance, dans l’esprit des recherches théologiques des années 1970 au sein de l’intelligentsia soviétique. « Une minute, mes chers amis, répondais-je à mes interlocuteurs, ce ne sont pas des documents historiques, ce sont des choses construites, composées. Dans une certaine mesure, il s’agit de création artistique. Ces œuvres doivent être analysés non pas comme un historien analyse un discours, mais comme un critique littéraire analyse un texte. » Je me suis trouvé dans une situation similaire il y a exactement vingt et un ans, lorsque de nombreux magazines, journaux et stations de radio louaient le génie de l’immense Alexandre Soljenitsyne qui venait alors de publier le premier volume de son livre 200 ans ensemble sur le thème des Juifs russes. À ce moment-là, j’ai été contacté par le jeune rédacteur en chef de l’éminente revue Neprikosnovenny zapas (je ne saurai pas vous dire si cette revue existe encore, car je n’ai rien publié dans la presse russe depuis dix ans). On m’a donc fait envoyer un exemplaire à Boston, où je travaillais après mon doctorat, et demandé d’écrire une critique. J’ai emporté ce livre à Jérusalem, où je me rendais pour une conférence. Sur la route, j’ai commencé à le lire, ce qui a gâché mon voyage. J’ai tout de suite compris que l’opus de Soljenitsyne était entièrement basé sur des citations recopiées de diverses sources historiographiques sur les Juifs de Russie, sans aucune recherche historique propre, c’est-à-dire que tout était basé sur des sources secondaires. Mais d’une main de maître, le « grand timonier » Soljenitsyne a parcouru ces textes, agencé et ordonné ces citations de manière à raconter comment la Russie a tendrement accueilli les Juifs, et comment les Juifs, ces ingrats, lui ont répondu par la révolution, la terreur, les insinuations et les calomnies. En d’autres termes, Soljenitsyne crée une certaine image du Juif. Il construit son livre sur un principe clair d’analogies et de parallèles historiques, pour montrer qu’il existe un modèle de relations russo-juives qui se déploie depuis deux cents ans et dans lequel il n’y a finalement rien de nouveau : toujours une Mère Russie aimante, sincère, humaine et généreuse et un Juif méchant et ingrat. Dans ma critique de trente pages, j’ai décrit la manière dont ce livre était construit sur ces motifs, parallèles et images, en l’analysant non pas comme une source historique mais comme une source littéraire.

C’est probablement la même chose qui se passe dans le cas de Loznitsa. Je ne nie pas son talent. Dans le film dont nous parlons, j’ai vu de nombreux plans que je n’avais jamais vus ailleurs. Par exemple, l’aspect de certaines maisons de Lviv dans les années 1930 et 1940 m’a beaucoup frappé. Je suis né et j’ai grandi à Kyïv, et j’ai vu dans le film de Loznitsa certains plans de la ville qui montrent des bâtiments qui me sont très familiers mais que je n’avais jamais vus dans un film, seulement sur des cartes postales. Au centre de la place Maïdan d’aujourd’hui se trouvait à l’époque le bâtiment de la Douma d’État, qui a été détruit. En face de la Philharmonie, là où se trouve aujourd’hui l’hôtel Dnipro, il y avait un bâtiment d’une taille imposante dont je ne sais rien. D’un point de vue ethnographique, ce film est tout à fait important à visionner. On y trouve également des détails de la vie quotidienne, des visages, des foules, des inscriptions dans les rues, des vêtements, des mouvements corporels. Mais, bien sûr, ce ne sont que des détails. Lorsque nous allons dans une forêt, nous pouvons voir les arbres, discuter de leur âge, de leur cime, de leurs racines, des champignons qui s’y développent, et ne pas voir la forêt. J’ai essayé de montrer comment Loznitsa avait séparé cette forêt du reste du paysage, c’est-à-dire de montrer ce qu’il avait laissé pousser dans sa forêt et ce qu’il avait décidé d’éliminer.

Comment le thème de l’Holocauste apparaît-il dans le film, quelle est la spécificité de sa représentation ?

Le film raconte tous les événements qui ont précédé Babyn Yar (avant septembre 1941) et qui l’ont suivi. En réalité, le Babyn Yar des 29 et 30 septembre, c’est-à-dire au moment où il devient le Babyn Yar que l’on connaît, est montré exclusivement via des photographies en couleur issues des archives fédérales allemandes. On ne voit rien d’autre que des objets qui apparaissent comme une métonymie des Juifs exterminés, comme le dernier signe de leur existence physique. C’est très fort, très bien fait. D’autant plus que rien n’est commenté. C’est le silence. Le reste (95 % du film) est constitué d’actualités soviétiques ou allemandes. On assiste à une succession de narratifs impérialistes. De temps à autre, on voit apparaître des voix juives comme celle de Dina Pronitcheva, mais elle s’en tient au récit historique officiel, à savoir qu’elle montre comment les autorités tentent d’établir l’ampleur du crime et d’en punir les auteurs.

Cela signifie tout d’abord qu’il n’y a pas dans ce film de voix juives qui soient indépendantes de ces narratifs. En d’autres termes, ce sont soit des nazis, soit des Soviétiques qui racontent l’histoire des Juifs. Ensuite, cela signifie que Loznitsa, et c’est un point intéressant que l’on oublie habituellement, applique habilement certains éléments du discours nazi à la réalité soviétique. On peut citer en exemple un extrait dans lequel les Allemands commencent par filmer les prisonniers de guerre soviétiques en plans panoramiques, puis en font des portraits. Le caméraman semble souligner à quel point cette Armée rouge, ces soldats soviétiques, sont une horde, à quel point ils sont tous orientaux, non aryens, rien d’autre que des parias. Les Allemands nous montrent des visages, et nous y voyons tantôt un Kazakh, tantôt un Tchétchène, un Géorgien, un Juif ou un Tatar de Crimée. Le spectateur allemand de Munich qui voyait ces images sur grand écran ressortait absolument convaincu que l’armée allemande, blanche et aryenne, se battait contre d’infectes hordes tataro-mongoles basanées.

Le spectateur contemporain ne connaît pas ce contexte raciste. Il regarde ces images et leur donne un sens complètement différent. Pour lui, des soldats issus de minorités ethniques variées aux expressions faciales stéréotypées témoignent du fait que l’armée soviétique était internationale. Loznitsa souligne plusieurs points : les troupes soviétiques sont internationales ; les juges soviétiques écoutent le témoignage d’une chrétienne et d’une juive ; dans la Lviv soviétique, des soldats russes et polonais s’expriment sur scène ; les soldats soviétiques parlent des souffrances des Polonais et des Ukrainiens (ce sont d’ailleurs les deux seuls groupes ethniques mentionnés). Loznitsa met l’accent sur l’antisémitisme allemand et l’internationalisme soviétique, parfois dans la même séquence de la chronique. Mais le film de Loznitsa ne dit rien sur le fait que l’internationalisme soviétique a pris fin immédiatement après la guerre, qu’une chasse aux Juifs a démarré en Union soviétique, que l’idéologie raciste nazie s’est propagée dans toutes les institutions soviétiques du pouvoir, qu’une révolution chauvine a eu lieu en URSS en 1946-1947 faisant de tous les représentants des minorités soviétiques des citoyens de seconde zone que l’on pouvait traiter de « tchourki ». Ainsi, rappelons une fois de plus que lorsque l’on analyse des films de ce type, on doit comprendre comment ils sont construits, sur le plan de la composition, des concepts, des thèmes : ce qu’ils contiennent, ce qu’ils soulignent, ce qu’ils ne contiennent pas et pourquoi. Cela nous donne une vision équilibrée du type de film auquel nous avons affaire et du message que nous adresse l’auteur.

Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard

Version originale

Docteur en Histoire, collaboratrice senior de l’Institut ukrainien d’études sur l’Holocauste Tkuma de Dnipro, rédactrice en chef de la revue Problèmes de l’histoire de l’Holocauste : la dimension ukrainienne, chercheuse invitée au Wissenschaftskolleg zu Berlin. Elle y enseigne la perception de l’Holocauste en Ukraine durant la période soviétique et postsoviétique.

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