Ce que les conciliateurs allemands ne comprennent pas

Le pape François avait inauguré, l’an dernier, une tendance européenne à tenter d’unir des Ukrainiens et des Russes dans le but d’instaurer un climat de dialogue. Dans cet article, il est question du prix allemand Erich Maria Remarque pour la paix, décerné cette année à un Ukrainien et une Russe. Cette démarche ne convient pas aux Ukrainiens : ils se battent non seulement contre le régime de Poutine, mais contre la Russie en tant qu’État, qui les a agressés et qui continue de vouloir les massacrer. Le journaliste Nikolaï Klimeniouk explique le point de vue ukrainien.

La ville d’Osnabrück (dans le nord-ouest de l’Allemagne) vient de décerner le « prix Erich Maria Remarque pour la paix » à l’artiste ukrainien Sergiy Maïdoukov. Mais cela a été fait de telle façon que le lauréat se sent clairement trompé et agressé, plutôt qu’honoré. Les médias ukrainiens qualifient cet épisode de « typiquement allemand ».

Le prix est de fait décerné à la fois à Maïdoukov et à l’écrivaine russe Lioudmila Oulitskaïa. « Le langage de l’humanité, qui rapproche les personnes d’États ennemis, doit avoir le dernier mot », a expliqué Susanne Menzel-Riedl, présidente du jury et présidente de l’université d’Osnabrück. Oulitskaïa a déclaré que cette distinction était le plus beau des cadeaux pour son quatre-vingtième anniversaire.

Couverture du livre d’Oulitskaïa publié par Hanser
Couverture du livre d’Oulitskaïa publié par Hanser

Maïdoukov, 42 ans, a d’abord écrit au jury qu’il ne se rendrait pas à la cérémonie. « Comme j’essaie de préserver ma santé mentale, a-t-il écrit, j’évite les sentiments pénibles en ce moment. J’ai eu suffisamment de présence russe dans ma vie jusqu’à présent, donc je viendrai, mais un autre jour que celui de la cérémonie. »

Dans sa première lettre, citée sur le site Internet du prix, il avait indiqué que recevoir le prix en personne serait un honneur. Finalement, il a décidé de ne pas se rendre du tout à Osnabrück.

Le scandale était assuré, car la décision du jury était l’une des nombreuses tentatives de cercles allemands bien intentionnés pour attirer des artistes et des intellectuels ukrainiens et russes sur une même scène, dans l’espoir d’un dialogue de réconciliation.

Ce n’est toutefois vraiment pas une bonne idée, même s’il s’agit de Russes qui sont des opposants avérés au régime de Poutine.

Cela suggèrerait qu’il existe une sorte d’expérience partagée, et que les peuples ukrainien et russe sont victimes de la même manière du régime de Poutine.

Cela relativise aussi l’agression et détourne l’attention de l’idée que la société russe dans son ensemble partage une responsabilité dans cette guerre, ainsi que dans les dysfonctionnements à l’échelle du pays.

Jusqu’à présent, les tentatives d’initier un tel dialogue ont échoué, notamment parce que les intervenants russes se préoccupaient avant tout de la souffrance en Russie et non de la destruction de l’Ukraine, voire se mettaient en scène en tant que victimes de leur propre régime, de l’Occident indifférent ou même des Ukrainiens militants et non solidaires.

À tort, les conciliateurs allemands partent du principe que le dialogue ne peut avoir lieu sans leur médiation. En réalité, il est mené en permanence, non seulement en privé, mais aussi publiquement sur les réseaux sociaux. Et il n’est pas rare d’y trouver des commentaires comme celui de la célèbre politologue russe Ekaterina Schulmann sur Facebook, lors d’une discussion sur la responsabilité de la Russie vis-à-vis de l’Ukraine ; ce commentaire provoque actuellement un grand émoi : « La maison de notre voisin a brûlé et chez nous, les égouts ont explosé. Chacun pense que ses larmes sont les plus salées. Seulement, il est clair que la maison de notre voisin va être reconstruite par le monde entier, mais nous, on nous interdit même d’envisager des réparations, en nous disant que cela a toujours été comme ça chez nous et que, de toute façon, nous devrions d’abord prendre conscience des failles profondes qui font que tout cela flotte sur notre sol. »

Schulmann, qui se trouve actuellement à Berlin en résidence à la Robert Bosch Academy (bourse Richard von Weizsäcker), est une conférencière très demandée, notamment sur le thème de la responsabilité.

Certes, tous les opposants russes au régime ne s’expriment pas comme Ekaterina Schulmann. Mais ce n’est pas aux intellectuels et aux artistes ukrainiens de vérifier la position de leurs interlocuteurs russes potentiels sur la guerre et l’Ukraine. Ils ont appris par d’amères expériences qu’ils pouvaient s’attendre à tout moment à de telles déclarations et ne veulent pas les légitimer par leur présence.

Lorsqu’ils sont invités à participer à des forums de discussion avec des Russes, en général, ils refusent poliment, sans faire de bruit. Mais lorsqu’on leur décerne un prix, ils ne peuvent se permettre le luxe de se taire.

Ainsi, la journaliste ukrainienne Oxana Romaniuk a dû renoncer en décembre dernier au prix Johann Philipp Palm pour la liberté d’expression et de la presse, qu’elle avait reçu conjointement avec le journaliste russe controversé Alexeï Venediktov. Elle ne pouvait pas imaginer, a-t-elle écrit sur Facebook, se retrouver physiquement sur la même scène qu’un libéral de la cour du Kremlin qui a diffusé à plusieurs reprises la propagande du Kremlin et a appelé Poutine son « seul chef ».

Il est significatif que ce soient les Ukrainiens, et non les Russes, qui renoncent à des prix ou à des interventions, et qu’ils passent ensuite pour des trublions querelleurs. La propagande russe s’empare volontiers de tels cas. Tsargrad, une chaîne de télévision haineuse, a par exemple prétendu que l’artiste Maïdoukov avait refusé le prix Erich Maria Remarque pour la paix pour cause de « russophobie ». Les prix donnent également l’occasion d’examiner de plus près les lauréats russes et de rappeler par exemple les déclarations d’Oulitskaïa selon lesquelles la Russie mène une guerre contre elle-même, et que la ligne entre Russes et Ukrainiens est difficile à tracer.

Parfois, pourtant, la frontière est très nettement tracée. Il y a un drôle d’arrière-goût, a tweeté Franziska Davies, spécialiste de l’Europe orientale, dans le fait qu’Oulitskaïa reçoive le premier prix de 25 000 euros et Maïdoukov le « prix spécial » de 5000 euros. Pour elle, c’est parlant : d’un côté, la « grande » femme de lettres russe, de l’autre, le « petit » artiste ukrainien. Elle a qualifié les tentatives de réconciliation « d’insensibles et de quelque peu intrusives ».

Insensibles, elles le sont certainement, notamment parce que les événements incluant des Russes sont très mal perçus en Ukraine.

En septembre dernier, l’écrivain Yuri Androukhovytch, l’une des figures clés de la culture ukrainienne contemporaine, a été balayé par un tsunami d’indignation de ses concitoyens après une table ronde avec son collègue russe Mikhaïl Chichkine lors d’un festival en Norvège. Pourtant, Chichkine vit en Suisse depuis plus de vingt ans et jouit d’une réputation sans faille, y compris en Ukraine. Pendant des semaines, la question de savoir si de tels événements étaient admissibles en temps de guerre a été amplement débattue. L’attribution du prix Nobel de la paix 2022 à des défenseurs des droits de l’Homme d’Ukraine, de Russie et de Biélorussie a déclenché un débat similaire. On y a vu non seulement la manifestation de la vision impériale russe selon laquelle les trois « peuples frères » formaient une unité, mais aussi une dévalorisation de la démocratie ukrainienne : après tout, ce n’est pas la même chose de défendre les droits de l’Homme dans une démocratie ou dans une dictature.

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Chichkine (à gauche) et Androukhovytch // bjornsonfestivalen.no

L’impression que l’Ukraine n’est pas prise au sérieux en tant que démocratie a été confirmée récemment par les organisateurs d’une rencontre à Berlin, qui voulaient réunir sur une même scène des participants de Russie, de Biélorussie et d’Ukraine. L’invitation précisait qu’il serait judicieux que les forces d’opposition qui ont fui la dictature et la guerre à l’étranger puissent échanger leurs points de vue. Aussi tragiques que soient les situations dans les trois pays, elles n’en sont pas moins fondamentalement différentes. L’opposition en Ukraine n’est pas une résistance, mais une partie évidente de la normalité politique. Et la seule raison pour laquelle certains doivent fuir est la guerre d’agression russe, qui touche tous les habitants de l’Ukraine, indépendamment de leurs opinions politiques. Les Ukrainiens ne luttent pas non plus contre la guerre, mais se défendent contre la Russie ou soutiennent leurs forces armées. C’est le cas de Serhiy Maïdoukov qui collecte lui-même de l’argent pour l’armée ukrainienne et qui a fait le don de son prix « Erich Maria Remarque pour la paix » à l’armée, pour l’achat et l’entretien des véhicules. Oulitskaïa pourrait également contribuer à la paix en consacrant l’argent de son prix à des fins similaires.

Traduit de l’allemand par Desk Russie et revu par Rosine Klatzmann

L’original a été publié sous le titre « Was die deutschen Friedensstifter nicht kapieren » par Frankfurter Allgemeine Zeitung, le 22.04.2023

Nikolaï Klimeniouk écrit sur la culture et la politique en Allemagne et en Russie. Il est l'ancien rédacteur en chef de Forbes Russia, du magazine Bolshoï Gorod (Moscou) et de plusieurs autres publications. Depuis 2014, il est rédacteur indépendant basé à Berlin et écrit pour le Frankfurter Allgemeine Zeitunget d'autres médias allemands.

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