« Comment vas-tu ? » : une Ukrainienne de France relate son voyage à Kyïv

Notre autrice, qui vit depuis plusieurs années en France, raconte son voyage à Kyïv. Elle parle d’une terrible souffrance cachée derrière la façade d’une vie quotidienne presque normale, sauf quand des missiles et des drones s’abattent sur la ville. Dans ces conditions extrêmes, comment répondre à la question la plus banale : « Comment vas-tu ? »

« Comment vas-tu ? », me demande l’écran publicitaire du train qui part de Przemysl pour Kyïv dans la semi-pénombre nocturne.

« Dis la vérité, comment vas-tu ? », insiste-il en me renvoyant sur le site du Programme ukrainien de santé mentale parrainé par la première dame de l’Ukraine, Olena Zelenska. On y donne des conseils de gestion du stress, on y aborde des problèmes courants en Ukraine — « entends-tu des sirènes d’alerte aérienne quand il n’y en a pas ? » — et on redirige ceux qui en ont besoin vers des institutions et des professionnels en santé mentale.

« Comment vas-tu ? ». Je tiens à trouver une réponse à cette question qui continue de tourner dans ma tête. Il est cinq heures du matin. La lumière matinale qui inonde la voiture du train à destination de Kyïv est douce et agréable. Presque trop. Un bébé pleure dans les bras de sa mère, visiblement éprouvée par une nuit sans sommeil. Beaucoup de passagers sont déjà réveillés, mais aucun agacement ne se devine sur leurs visages. Je le verrai encore souvent à Kyïv, ce phénomène difficile à déceler mais frappant quand on s’en rend compte : les gens s’énervent très peu. Jamais même. Même pas les automobilistes à l’heure de pointe. Même pas une libraire face à un client difficile qui veut acheter un livre à un prix différent de celui qui est affiché. L’écrasante majorité des gens semblent être calmes, tolérants et bienveillants au-delà du possible. Sont-ils trop fatigués, pensent-ils que ce n’est pas le moment, ménagent-ils les peines insoupçonnées des autres parce qu’ils sont trop conscients que chacun en a lourd sur le cœur ?

Comment vas-tu ? Je ne sais toujours pas. Je suis captivée par la vision des maisons ukrainiennes qui défilent derrière la vitre. Je les observe comme si je les voyais pour la première fois de ma vie et, malgré tous mes efforts, je n’arrive pas à comprendre si je les aime. Voilà qu’elles me paraissent merveilleuses, voilà que dix minutes après ce sentiment se transforme en déception, revoilà que dans une demi-heure tout recommence. Une sensation étonnante, même si j’étais censée y être prête : l’ami psychologue travaillant avec les réfugiés ukrainiens m’avait avertie de ce phénomène avant le voyage. « Un jour, tout te paraîtra génial en Ukraine, un autre rien n’ira. Ça va durer un mois ou deux. Tous les revenants passent par là, tous. »

J’abandonne l’espoir d’avoir un avis sur les maisons ukrainiennes et je pense à tous ces gens qui passent par la même déstabilisation émotionnelle. À toutes les histoires que mon ami avait partagées avec moi : à cet habitant de Marioupol obsédé par la nécessité de revenir pour soigner son jardin malgré les preuves que sa maison n’existait plus, aux enfants réfugiés, nombreux, chez qui la guerre a activé des troubles mentaux, à l’échelle de ce fléau… Combien sont-ils, les Ukrainiens à souffrir de cet impact psychologique dévastateur ? Des dizaines de millions. D’une manière ou d’une autre. Comment réparer ça ? Comment expliquer ça à ceux qui, loin de l’Ukraine, espèrent encore faire du business as usual avec la Russie et rêvent d’obliger les Ukrainiens à parler à ceux qui leur font vivre ça ?

Comment vas-tu ? Fatiguée. Le long périple jusqu’à Kyïv n’est en fin de compte qu’un prélude à la fatigue qui se diffuse, imperceptiblement, partout dans la ville. Jour après jour, je scrute les visages des passants dans les rues. Jour après jour, j’ai l’impression que l’expression principale qui se lit sur ces visages est celle de la fatigue. « Je n’ai jamais réussi à dormir une seule nuit pendant les attaques russes », me confie un jeune barista à qui je commande mon septième café du jour. Une autre amie aimerait bien dormir la nuit malgré les tirs, mais son fils les supporte très mal et l’oblige systématiquement à se lever et à veiller toute la nuit. Tout l’inverse d’une autre amie qui, nuit après nuit, ne fait que sommeiller en guettant les informations sur les attaques — missiles ou drones — pour pouvoir réveiller son fils et l’obliger à se réfugier dans la salle de bains en cas d’attaque de missiles. Chacun sa raison pour ne plus dormir.

Comment vas-tu ? Toujours fatiguée. Quiconque passe par Kyïv se prend à ce jeu rapidement : quand la carte des alertes dessine une ligne droite passant par la mer Noire, cela annonce le risque du lancement de missiles Kalibr ; quand les régions se teignent en rouge chaotiquement, soit dans le Sud, soit dans le Nord, ce sont des drones ; quand toute l’Ukraine devient instantanément rouge c’est que les avions russes se dirigent vers l’Ukraine, c’est l’alerte aux missiles. Chaque alerte est avant tout une attente exténuante : est-ce que ces Kalibr sont pour le centre du pays ou pour la capitale, est-ce que les avions russes ont décollé avec des Kh simples ou des Kinjal1 ? A-t-on sept minutes, une demi-heure ou une heure avant leur arrivée ? En famille, entre amis, même en ville on se partage des astuces pour mieux savoir, mieux comprendre.

Comment vas-tu ? J’abandonne l’idée de le comprendre. Je ne sais toujours pas ce que je pense de Kyïv. Ma ville natale me surprend, elle me paraît tellement inchangée, tellement « comme avant » que je ne peux que me rendre compte de l’irrationalité de cette impression. J’essaye de déceler ce qu’il y a de différent. Je râle en relevant que les façades sont plus délabrées que d’habitude — avant de me rappeler que leur rafraîchissement devait être le dernier des soucis de leurs propriétaires depuis un an. Une heure plus tard, je m’étonne de la propreté des rues. Propreté si exemplaire — alors que cela devrait être la dernière de mes préoccupations mais, en fait, je n’ose pas jeter un mégot par terre. Comment ça marche ? Pour les rues, pour le reste ? Le reste, tellement normal, tellement bien pensé.

Comment vas-tu ? Heureuse. La batterie Patriot va bien ! À Kyïv, on l’aime d’amour, ce système américain de protection aérienne, lui seul capable d’abattre efficacement tous les missiles russes — et les missiles, on sait ce que c’est à Kyïv. Promesse de mort, de souffrance, de destructions qui peuvent s’abattre sur tout un chacun à n’importe quel moment, comme dans une loterie fatale. Alors le Patriot, on l’aime, on pense souvent à lui, c’est l’ami imaginaire de tout habitant de Kyïv — « notre Patriot » — on s’inquiète de son état comme on s’inquiète pour un proche cher.

Aujourd’hui cet amour atteint de nouveaux sommets. Le matin, au lieu de se dire « Bonjour ! Ça va ? », la ville toute entière se salue avec un « Le Patriot va bien ! ». Trois jours plus tôt, la Russie a envoyé sur Kyïv six missiles Kinjal, neuf missiles Kalibr et trois missiles Iskander. Un leurre hors norme et hors de prix — le prix du missile Kinjal peut s’élever à 10 millions de dollars et celui du Kalibr à 6,5 millions — pour détecter et endommager le Patriot, cette pièce maîtresse de la protection de la capitale. Les jours suivants ont fait planer le doute sur sa possible mise hors service. L’inquiétude générale était visible jusque dans les rues de la ville, particulièrement vides après 22 heures, l’heure de la fermeture obligatoire pour permettre aux clients et aux employés d’arriver à la maison avant minuit, qui marque le début du couvre-feu et souvent le début des alertes. Un difficile moment de flottement : serait-il possible alors que l’on ne l’ait plus ? Que nous soyons sur le point de mourir à nouveau ? Si c’est vrai, c’est sûr qu’il y aura encore des morts, beaucoup de morts : la Russie va envoyer tous les Kinjal qu’il lui reste, juste pour en profiter.

Et après non : notre Patriot va bien. Vive le Patriot !

Comment vas-tu ? Je me rends compte d’un phénomène troublant : les habitants de Kyïv parlent peu de la guerre. Quasiment pas. La guerre ne s’immisce dans les conversations qu’au détour de phrases semées par ci, par là. Des phrases qui frappent (« C’est OK, on peut passer par cette rue, il n’y a plus de check point. »), des phrases qui font froid dans le dos (« C’est une ancienne collègue qui m’a offert ça, son fils est mort. »), des phrases qui, cela arrive, amusent (« Tu veux pas que ma coiffeuse te coupe les cheveux ? Elle est très sympa, le soir elle chasse les Shahed dans une unité de la défense territoriale. »), mais des phrases toujours courtes, elliptiques, sans suite. On ne s’y attarde pas. On ne raconte pas sa vie. On ne pose pas de questions. Sans trop de mots, chacun fait ce qu’il peut pour apporter son soutien à l’armée. Avec une délicatesse touchante, on prend soin les uns des autres — les mots sont inutiles. Tous savent. Never complain, never explain. On vit l’impensable comme si de rien n’était. La ville de Kyïv, digne jusqu’au bout, cache soigneusement ses blessures.

Comment vas-tu ? Le même panneau me pose la même question alors que le train m’emmène vers l’Ouest de l’Ukraine, à la frontière polonaise. Je ne me pose plus de questions, je lis un magazine acheté dans la gare. J’entame l’article sur la vie dans la ville de Kherson occupée, puis libérée. « Qu’est-ce qui avait été le plus difficile ? », demande le journaliste à Oleksiï, l’habitant de la ville : « C’était difficile quand on me demandait “Comment vas-tu ?”. Que dire ? Comment expliquer ? Où trouver tous les mots nécessaires ? »

Marianna Perebenesiuk est comparatiste, spécialiste de la littérature française, des métiers du livre et de l’audiovisuel. Auteur d’un essai en thanatologie, elle avait également travaillé avec des sociétés de production et des ONG et collabore avec l’hebdomadaire national ukrainien Ukraïnskyi Tyzhden. Depuis le début de la guerre, elle décrypte régulièrement le contexte ukrainien dans les médias français.

Notes

  1. Kh est un sigle pour missile de croisière supersonique à lanceur aérien ; Kinjal en est une variante sophistiquée : c’est un système de missile aérobalistique air-sol hypersonique manœuvrant et à haute précision, à portée de 2000 km. [NDLR]

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