L’Occident face à la « question turque »

À l’issue des élections générales turques, le 28 mai dernier, Recep Tayyip Erdoğan, l’AKP et ses alliés l’ont emporté. Le président turc a commencé son troisième mandat et dispose d’une solide majorité législative. Il est à craindre que la Turquie, située sur une ligne de faille entre l’Occident et l’axe Moscou-Téhéran-Pékin, ne bascule du côté du despotisme oriental, renouvelé par la technologie. Si la partie géopolitique n’est pas close, les Occidentaux doivent anticiper le pire et compenser la possible perte de la Turquie.

De prime abord, il importe de revenir sur la capacité de la médiasphère à s’auto-intoxiquer. Dans les jours et les semaines précédent le premier tour de l’élection présidentielle, Erdoğan était présenté comme épuisé, voire miné après deux décennies d’exercice du pouvoir : la « nouvelle Turquie », celle de l’AKP (Parti de la justice et du développement), était moribonde. Nous en étions déjà à spéculer sur la possibilité de dénouer un certain nombre de conflits avec le futur président, Kemal Kılıçdaroğlu, soutenu par la Table des Six, c’est-à-dire, la coalition des partis réunis autour du CHP (Parti républicain du peuple), nouvelle majorité législative.

Certes, les conflits géopolitiques autour de la Grèce, de Chypre et du partage des eaux en Méditerranée orientale demeureraient. De même la question kurde, vue à Ankara comme relevant de la sécurité nationale, ou encore celle des relations avec l’Arménie (le Haut-Karabakh). Du moins, Kemal Kılıçdaroğlu s’était-il engagé à apaiser les relations avec les États-Unis et les alliés européens, au sein de l’OTAN, ainsi qu’avec l’Union européenne en tant que telle. Et peu importe qu’il prétende simultanément maintenir un rapport étroit avec la Russie, nécessairement problématique ; l’élection du candidat d’opposition permettrait d’assurer rapidement l’entrée de la Suède dans l’OTAN, voire de mettre un point final à la crise ouverte par l’acquisition de S-400 russes, une affaire qui conduisit à l’éviction de la Turquie du club des F-35 (les pays partenaires de ce programme aéronautique militaire) et à l’impossibilité de moderniser la flotte turque de F-16 (le Congrès des États-Unis s’y oppose).

Erdoğan et le code mental turc

À l’issue de ces élections générales, les attentes et leur rationalisation se révélèrent vaines. Même fatigué et usé par le pouvoir, Erdoğan aura surclassé son rival qui apparaît comme un pâle technocrate, sans vision forte et structurée. Défaite aux élections législatives, l’opposition se trouve dans une situation du type « choc et effroi » (le CHP a même perdu des sièges, au bénéfice de ses alliés). Assurément, la mainmise de l’État-AKP sur les médias, les ressources administratives et les fonds publics auront pesé. En d’autres termes, la compétition électorale ne fut pas loyale et équitable. Au demeurant, il était difficile d’imaginer Erdoğan se lever de table et s’en aller, sans fracas, après une hypothétique victoire de l’opposition.

mongrenier stoltenberg erdogan
ens Stoltenberg et Recep Erdoğan en mars 2022 // nato.int

Pour autant, cela ne suffit pas à expliquer sa victoire. Il se trouve qu’Erdoğan a pénétré le « code mental » turc, combinaison psychologique qui exprime les mœurs et mentalités du plus grand nombre, et détermine l’identité de la majorité sociologique. Celle-ci se voit et se définit comme turque, au sens ethnique du terme, et sunnite sur le plan religieux. Ce sont les deux piliers d’un nationalisme turc fort et enraciné dans les esprits, non sans artifices et réécriture de l’histoire au regard du long passé anatolien, mais c’est la loi du genre. Cette synthèse islamo-nationaliste qu’incarne Erdoğan, en écho à la « synthèse turco-islamique » des militaires turcs des années 1970-1980, se révèle efficace. Au demeurant, le kémalisme constituait lui-même une synthèse. L’enjeu était alors d’étatiser, de turquifier, de nationaliser l’islam sunnite ; le « laïcisme à la turque » n’était pas une séparation entre politique et religion. Bref, le Palais dominait la Mosquée. Sous Erdoğan, le rapport est inversé mais les termes restent les mêmes. En cela, le président turc est le double inversé de Kemal Atatürk. Et il dispose désormais des moyens d’établir une « Seconde République » (la République turque fut instituée voilà cent ans).

L’émergence de la « nouvelle Turquie » et l’islamo-nationalisme ont déjà produit des effets dans le champ de la politique internationale. Comme nous l’avons vu, le problème se pose particulièrement sur le plan des relations avec la Russie, d’autant plus que la guerre d’Ukraine confirme que cette dernière constitue la principale menace qui pèse sur l’OTAN. Dans le Concept stratégique adopté l’an passé, lors du sommet de Madrid (29-30 juin 2022), la Russie est désignée comme la « menace la plus directe et la plus importante » contre la sécurité des Alliés. Il est vrai qu’Ankara a successivement condamné le rattachement manu militari de la Crimée et le viol des frontières en 2014, l’« opération spéciale » du 24 février 2022 et l’atteinte portée à l’indépendance et à l’intégrité territoriale de l’Ukraine. Bien avant le basculement dans une grande guerre, dite de « haute intensité », la Turquie avait conclu avec l’Ukraine un partenariat de défense et livré des drones dont on sait l’efficacité. Il reste que le gouvernement turc ne met pas en œuvre les sanctions internationales et mesures géoéconomiques destinées à affaiblir dans la durée le potentiel russe de puissance et de nuisance. Qui plus est, les ports turcs ont multiplié leurs échanges avec la Russie, ce qui laisse penser que cet allié et partenaire de l’Occident pourrait se transformer en une plate-forme de contournement (Washington et Bruxelles envisagent des sanctions secondaires). Certes, le rôle de médiateur mis en scène à propos des échanges de produits agricoles en mer Noire présente une utilité certaine pour le fonctionnement du système alimentaire mondial, mais on perçoit aisément la volonté turque de jouer sur deux tableaux. De fait, il est évident que Vladimir Poutine voulait la réélection de son homologue turc, l’idée directrice étant d’utiliser la Turquie comme une sorte de boule de destruction à l’intérieur de l’OTAN, voire de la faire basculer du côté d’un Orient despotique et révisionniste, de Moscou à Pékin en passant par Téhéran.

La possible bascule vers un axe révisionniste

Pour atteindre ses objectifs, le maître du Kremlin joue sur les liens diplomatiques (Processus d’Astana, Organisation de coopération de Shanghaï), énergétiques (dépendance pétrogazière et nucléaire de la Turquie), commerciaux et financiers (échanges agro-alimentaires, crédits consentis à la Turquie). S’il n’est pas exclu par ailleurs que le Kremlin ait voulu contribuer à la victoire d’Erdoğan, ce dernier disposait déjà des moyens de « formater » en amont les résultats électoraux (voir supra). Par ailleurs, on ne doit pas analyser les relations turco-russes de la même façon qu’avant la déroute de l’« opération spéciale » du 24 février 2022, le Kremlin ayant exposé aux yeux du monde entier les faiblesses militaires de la Russie, comparable à un grand village Potemkine. S’il est encore trop tôt pour anticiper l’issue finale de la guerre en Ukraine, le rapport global des forces entre la Turquie et la Russie évolue en défaveur de cette dernière. Surtout si Erdoğan, prompt à s’emporter mais sachant recadrer son action lorsque nécessité fait loi (voir la normalisation en cours avec l’axe saoudo-émirati, l’Égypte et Israël), s’attèle au redressement de la situation financière et restaure les conditions d’un retour des capitaux européens et américains. Sur ce point, la nomination de l’économiste Mehmet Şimşek au ministère des Finances est de bon augure. Elle pourrait marquer la fin d’une politique monétaire hétérodoxe qui dope l’inflation et ruine toute confiance dans la devise turque. Mais l’économie n’est pas le destin, et l’analyse doit prendre en compte les hommes de pouvoir, leurs représentations géopolitiques ainsi que le régime politique. Or il semble difficile d’imaginer le retour à un certain équilibre politique, alors même que l’issue des élections valide le président turc et ses instincts, sa conception du monde et son soubassement psychologique. La conjoncture géopolitique, le jeu des forces profondes et l’appel de la destinée tournent la Turquie vers l’Orient (voir le thème du « Siècle turc »).

« Tout est possible, rien n’est inéluctable », dit-on parfois (tout n’est pas possible !). Les dirigeants occidentaux ne sauraient procéder par soustraction, sur l’air de « la Turquie a perdu l’Occident ». Il faudra donc négocier, demeurer ferme sur l’essentiel, à savoir ce qui met en jeu les solidarités stratégiques et militaires, et composer sur d’autres. Pourtant, il serait fallacieux d’ignorer les forces profondes (« les idées ont des conséquences ») et le fait que les régimes politiques ont leur logique propre. Tout en préservant ce qui peut l’être, d’autres options stratégiques doivent être explorées, consolidées ou renforcées. On sait que la Turquie ouvre à l’OTAN un certain nombre de positions et de possibilités d’action. Mentionnons entre autres la base d’Incirlik, celle de Kürecik, où se trouve un radar de la défense antimissile, ou celle de Konya qui accueille des AWACS de l’OTAN. Mais la Turquie n’est plus totalement fiable. Il existe en revanche d’autres lieux et options capables de compenser une bascule pure et simple de celle-ci. La Grèce continentale et archipélagique offre de nombreuses possibilités. D’ores et déjà, les États-Unis ont obtenu un accès élargi à la base de Souda (Crète), à des bases situées en Thessalie, en Thrace occidentale (à proximité du détroit des Dardanelles). Dans le bassin de la mer Noire, la Roumanie, la Bulgarie, voire l’Ukraine et la Géorgie, sont autant de points d’appui pouvant pallier une hypothétique défection turque. Au Moyen-Orient, la Jordanie ainsi que les différentes bases dont les États-Unis, le Royaume-Uni et la France disposent dans le golfe Arabo-Persique ouvrent d’autres possibilités, sans négliger cependant les évolutions régionales en cours (la dynamique des accords d’Abraham est affaiblie).

En guise de conclusion

Assurément, la Turquie est une précieuse alliée, mais les transformations des dernières années ne sont décidément pas assimilables à des malentendus et des déséquilibres provisoires auxquels un surcroît de concertation et de coordination remédierait. D’une part, la « démocrature » turque, soit une démocratie malencontreusement tombée entre les mains d’un chef autoritaire, devient une hypercratie au long cours. Et le fait que cela semble convenir à une majorité plus ou moins forte de Turcs ne change rien à l’affaire : le grand écart politico-institutionnel avec l’Occident est lourd d’implications. D’autre part, la Turquie constitue à elle seule un « système Est-Ouest » profondément instable, susceptible de basculer dans le camp opposé au monde euro-atlantique. À tout le moins, la rhétorique d’Erdoğan et des siens ne cesse de l’affirmer, le nationalisme anti-occidental se révélant être un argument politique fort efficace. Aussi importe-t-il de se préparer au monde qui vient et d’envisager le pire.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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