Moscou continue de miser sur le chantage nucléaire et d’autres menaces d’escalade. Tant que les dirigeants occidentaux se concentrent sur la nécessité d’une désescalade, ils se dissuadent eux-mêmes au lieu de dissuader la Russie, affirme l’analyste politique Mykola Riabtchouk. Le seul moyen de vaincre Poutine est de le pousser dans ses retranchements et de démontrer qu’il n’est qu’un petit bonhomme craintif.
Le rapport fuité, au titre accrocheur « Problèmes et leçons de l’histoire récente de la politique étrangère nationale (et possibilités de correction) », préparé prétendument par le Conseil de politique étrangère et de défense de l’École supérieure d’économie de l’Université nationale de recherche à la demande de l’administration présidentielle russe, n’a pas fait les gros titres internationaux et n’a pas été activement discuté, rejeté ou approuvé en Russie même.
Une des raisons de ce silence est probablement le doute sur l’authenticité du document. Peu après sa publication, le rapport a été disqualifié par plusieurs experts qui l’ont traité de canular, pointant des erreurs visibles, des incohérences et des contradictions. Comme on pouvait s’y attendre, aucun de ses auteurs présumés (Sergueï Karaganov, Alexander Kramarenko, Fiodor Loukianov et Dmitri Trenine) n’a confirmé son authenticité, pas plus qu’ils ne l’ont démentie. Il semble que les auteurs du document (ou les auteurs des fuites) ne cherchaient pas à en faire une large promotion. Tout indique qu’il s’agissait d’un ballon d’essai : un signal ciblé, destiné à un public spécifique, capable de le lire et de le comprendre correctement.
Certes, dans un pays qui vit dans un monde imaginaire, où toute la politique intérieure est un canular et la politique internationale une farce éhontée, où « rien n’est vrai et tout est possible », selon l’expression célèbre de Peter Pomerantsev, nous ne devons en aucun cas prendre les « nouvelles » au pied de la lettre, mais nous ne devons également nous garder de les ignorer, dans la mesure où elles peuvent revêtir une signification réelle dans un contexte plus large. Le « Rapport Karaganov », comme il a été baptisé d’après le nom de son auteur le plus probable — le président honoraire du Présidium du Conseil de la politique étrangère et de défense —, reprend en grande partie les idées qu’il a exprimées abondamment dans des articles et des interviews antérieurs, quoique sous une forme moins radicale.
Ces idées s’articulent essentiellement autour de deux axes. Le premier est une critique acerbe des illusions prétendument « occidentalistes » de la Russie et de son acceptation erronée des règles internationales (forcément « occidentales »). Le second, découlant largement du premier, fustige l’adhésion prétendument « naïve » de la Russie à ces règles, en particulier aux traités de désarmement et de non-prolifération. Selon le document, la Russie n’a aucune chance de rivaliser avec l’Occident si elle respecte les règles occidentales (déguisées en règles « internationales »). Elle devrait donc rompre radicalement avec l’Occident et ses règles, réorienter toutes ses politiques vers l’Est et le Sud (la majorité de la planète), abandonner le traité de non-prolifération, effectuer des frappes nucléaires préventives contre l’Ukraine et ses partisans actifs (la Pologne, les États baltes, l’Allemagne) et soutenir tacitement l’armement nucléaire de certains États, l’Iran en particulier.
Malgré son radicalisme, ce rapport ne contient essentiellement rien de nouveau — rien qui n’ait été exprimé auparavant par les responsables russes (les écrits de Dmitri Medvedev pourraient suffire) — à une exception près, cependant : aucun d’entre eux n’a jusqu’à présent appelé ouvertement à la prolifération nucléaire, aucun n’a encore soutenu que la diffusion mondiale des armes nucléaires contribuerait à la multipolarité tant convoitée, à la stabilité internationale et à l’érosion de la domination occidentale. C’est probablement le principal objectif du document et le but premier de la suite : tester les réactions et faire passer le chantage nucléaire à un niveau supérieur. « Si vous n’abandonnez pas l’Ukraine », laisse entendre le Kremlin, « nous ne nous contenterons pas d’utiliser les armes nucléaires, nous les transmettrons également à tous les régimes voyous qui vous haïssent autant que nous ».
La bonne nouvelle qui émerge de ce document est que les autorités russes n’osent pas encore formuler ouvertement les idées les plus scandaleuses, et font vaguement allusion à la nécessité de persuader leurs alliés potentiels du Sud que les frappes nucléaires « préventives » sont justifiables et qu’il convient de mettre fin au régime de non-prolifération. La nécessité pour Moscou de porter le chantage nucléaire à un niveau supérieur est également un signal positif, dans la mesure où elle indique que les tentatives de chantage passées n’ont pas fonctionné comme Moscou l’espérait.
La mauvaise nouvelle, cependant, est que Moscou continue de miser sur le chantage, croyant apparemment qu’à un moment donné, il finira bien par fonctionner, à condition que l’escalade se poursuive. Cette croyance n’est pas tout à fait infondée, dans la mesure où il ne manque pas d’experts et d’hommes politiques, en Occident et ailleurs, pour prendre ces menaces au sérieux et tendre à y céder. Moscou a parfaitement compris comment manipuler les dirigeants occidentaux timorés en faisant de grands gestes avec son sabre nucléaire : « délibérément ambigus par nature et hautement chorégraphiés pour un impact maximal ». « Avec les menaces nucléaires », remarque sarcastiquement un expert américain du renseignement, « Poutine manipule l’Occident, comme s’il jouait du violon ». Grâce à des opérations d’influence habilement calibrées, « il réussit à dissuader l’Occident d’augmenter l’aide militaire à l’Ukraine, de lui fournir de nouveaux types d’armes et de soutenir pleinement la victoire de Kyïv sur Moscou ». Tant que les dirigeants occidentaux se concentreront sur l’urgence de la désescalade, ils se dissuaderont eux-mêmes, au lieu de dissuader la Russie.
Cette approche n’est pas seulement préjudiciable à l’Ukraine — dans la mesure où elle prolonge une guerre épuisante et augmente considérablement les coûts d’une victoire éventuelle de l’Ukraine. Elle sape l’ordre international et la sécurité mondiale, car d’autres États-voyous sont tentés d’imiter Moscou et d’utiliser le chantage nucléaire à des fins politiques. Et, implicitement, elle encourage Moscou, dont l’expérience passée avec les dirigeants occidentaux montre que le chantage et le bluff fonctionnent efficacement et que les personnes qui veulent être dupées le seront.
Les détracteurs de Poutine utilisent en réalité deux types d’arguments pour rejeter ses menaces nucléaires. L’un est normatif, qui s’appuie sur des principes moraux : le maître chanteur ne devrait pas être récompensé, car il sape la loi et encourage d’autres criminels. L’autre est pratique, qui s’appuie sur le bon sens et un raisonnement simple : Poutine n’est pas suicidaire. Au contraire, il tient beaucoup à sa vie et à sa santé, comme l’a clairement indiqué son comportement erratique pendant la crise du Covid. Il n’attaque jamais les rivaux qui sont plus forts et plus résolus que lui. Et, même s’il s’emballait, il est très peu probable que tous ses subordonnés suivraient ses ordres suicidaires — pourvu qu’ils aient la certitude qu’ils se verraient opposer une réponse immédiate et proportionnée de l’Occident.
En d’autres termes, il s’agit ici d’une question de communication : les régimes voyous ne doivent pas douter que leurs actions malhonnêtes susciteront une réponse sévère et qu’ils seront eux-mêmes les premières cibles de cette réaction. La plus grande erreur que les hommes politiques puissent commettre vis-à-vis d’un maître chanteur est de lui assurer qu’il n’y aura que peu ou pas de réponse à ses actes de banditisme – comme l’a fait le président américain en décembre 2021 lorsqu’il a exclu publiquement tout soutien direct à l’Ukraine, donnant ainsi de facto le feu vert à l’invasion de Poutine.
Lorsque le Premier ministre britannique a fait une déclaration comparable par sa maladresse, Keir Giles, de la Chatham House, s’est exclamé avec amertume : « Il est difficile de comprendre pourquoi nos dirigeants agissent de la sorte. Même s’il est irréaliste de s’attendre à ce que des troupes américaines ou britanniques débarquent pour défendre l’Ukraine, le fait de l’annoncer à Moscou ne fait que réconforter, rassurer et encourager les planificateurs russes, en éliminant instantanément un large éventail de scénarios catastrophes dans leur calcul des risques. »
En mars 2022, peu après l’invasion russe, Roman Ketchour, un éminent psychiatre ukrainien, a décrit avec justesse Poutine comme un « psychopathe antisocial ». Il ne livrait pas là un diagnostic médical — en tant que médecin, il n’était pas habilité à le faire —, mais une description des schémas mentaux à l’œuvre dans une telle psyché. « Poutine n’est pas soumis à la logique rationnelle », affirme M. Ketchour. « Il est guidé par ses émotions. Ses principales affections sont l’envie, la colère et la peur. Il ne peut aimer personne : il ne sait qu’envier, enrager et craindre. Et il éprouve une excitation maniaque lorsqu’il domine tout le monde. Pour contrôler les autres, il utilise la manipulation. Tout ce qu’il dit n’a qu’une seule finalité : contrôler. La menace de l’arme nucléaire est l’argument ultime pour tenter de contrôler les peuples. Les dirigeants occidentaux l’ont considéré à tort comme un énergumène un peu bizarre, pas très sain, légèrement vulnérable. Ils ont essayé de négocier avec lui, de lui faire des concessions : ils se sont comportés comme des gens rationnels. Mais le seul langage que des gens comme Poutine comprennent est celui de la force. Avec de telles personnes, il faut un minimum d’investissement émotionnel. Il ne faut pas essayer de comprendre Poutine ou de se mettre à sa place. Nous ne devons pas nous soucier de ce qu’il pense ou dit, de son apparence, de l’endroit où il s’assoit, du fait qu’il soit malade ou en bonne santé — ce n’est pas du tout notre problème. Notre problème est d’enfermer l’animal dans une cage. Je comprends que ce soit difficile à percevoir pour les gens normaux. Une personne normale est capable d’empathie, de compassion, d’amour, mais les gens comme Poutine ne comprennent pas ces notions. Elles perçoivent le Bien comme une faiblesse et les concessions comme un moyen de tricher. Les mots sont utilisés par eux pour contrôler les autres, et non pour communiquer leurs expériences, leurs pensées ou leurs intentions. Nous devons bien comprendre à qui nous avons affaire .»
Au fil du temps, l’évaluation de Roman Ketchour, qui avait pu sembler à l’époque trop sévère et belliciste, s’avère de plus en plus pertinente et perspicace. Poutine est fort, et même imbattable, tant qu’il est capable d’escalade, tandis que tous ses adversaires sont préoccupés par la désescalade. Mais dès qu’il rencontre un rival qui ne recule pas et peut lui-même s’adonner à une escalade, Poutine est perdu — comme pendant le Covid, pendant la mutinerie de Prigojine, pendant le Blitzkrieg raté sur Kyïv ou, remarquablement, pendant une courte « crise turque », quand Erdoğan a abattu sans autre forme de procès un avion militaire russe en provenance de Syrie qui avait violé l’espace aérien turc.
Les adversaires de Poutine devraient intensifier l’escalade, car c’est le seul moyen de le vaincre, de le pousser dans ses retranchements, de l’humilier et de lui aliéner tous ses alliés, de le rendre toxique pour son entourage direct, et de prouver en fin de compte qu’il n’est ni un macho ni un surhomme, mais un petit homme craintif, le Kleine Zaches de la nouvelle de Hoffman, pathétique avec toutes ses bombes atomiques, sa rhétorique et ses ambitions.
Traduit de l’anglais par Pascal Avot. Version originale.
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Mykola Riabtchouk est directeur de recherche à l'Institut d'études politiques et des nationalités de l'Académie des sciences d'Ukraine et maître de conférences à l'université de Varsovie. Il a beaucoup écrit sur la société civile, la construction de l'État-nation, l'identité nationale et la transition postcommuniste. L’un de ses livres a été traduit en français : De la « Petite-Russie » à l'Ukraine, Paris, L'Harmattan, 2003.