L’officine russe qui veut peser sur les débats publics en France et en Allemagne

La guerre lancée contre l’Ukraine durant bien plus longtemps que prévu initialement, le Kremlin redouble d’efforts pour tenter de peser sur l’opinion publique dans les pays occidentaux qui apportent de l’aide à Kyïv. La France et l’Allemagne sont particulièrement visées par ces opérations de désinformation. En Russie, une officine appelée Social Design Agency prépare désormais une stratégie ciblée, ainsi que le révèlent des documents qu’a vus l’auteur de cet article.

En février 2022, lorsque la Russie a lancé sa tentative d’invasion à grande échelle de l’Ukraine, elle ne s’attendait pas à une guerre prolongée. L’invasion devait être exactement ce qu’elle était officiellement appelée : une « opération militaire spéciale », une guerre éclair visant à se débarrasser rapidement des dirigeants de l’Ukraine, à briser la volonté de résistance de l’armée ukrainienne et à mettre en place un régime d’occupation pro-russe.

Selon des sources de renseignement ukrainiennes, le Kremlin ne se souciait guère de savoir qui dirigerait ce régime d’occupation — l’objectif principal était de prendre le contrôle de Kyïv en tant que centre politique de l’Ukraine, tout le reste pouvant être décidé sur place. Mais les autorités russes ont envisagé deux personnalités politiques susceptibles de diriger l’État fantoche ukrainien.

L’une était l’ancien président ukrainien Viktor Ianoukovitch, qui s’était réfugié en Russie à la fin de la révolution ukrainienne de 2014 ; l’autre était le politicien ukrainien pro-russe Viktor Medvedtchouk qui, au moment de l’invasion, était assigné à résidence en Ukraine.

La guerre-éclair russe a échoué, Medvedtchouk a échappé à son assignation à résidence mais a été arrêté par les services de sécurité ukrainiens puis remis à la Russie lors d’un échange de prisonniers en septembre 2022.

Contrairement à Ianoukovitch, qui était apparemment considéré comme inutile par les autorités russes et n’a pas participé à de grandes opérations d’information pro-Kremlin après avoir fui l’Ukraine en 2014, Medvedtchouk a presque immédiatement rejoint la guerre politique russe contre l’Ukraine et ses alliés occidentaux.

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L’arrestation de Victor Medvedtchouk en avril 2022 // Service de sécurité d’Ukraine (SBU)

Peu après son transfert en Russie, Medvedtchouk a annoncé la création d’un nouveau mouvement politique, L’Autre Ukraine, qui se positionne comme le « parti de la paix » entre l’Ukraine et la Russie, comme la voix de la « bonne Ukraine » subjuguée qui se rendrait à la domination impériale de la Russie — la véritable signification de la « paix » promue par le Kremlin et ses sbires.

Des documents consultés par l’auteur de ces lignes suggèrent que Medvedtchouk pourrait bien être le visage public de l’Autre Ukraine, toutefois le rôle réel du « mouvement » n’est pas de représenter une sorte de « gouvernement ukrainien en exil », mais de servir de façade aux offensives de désinformation russes ciblant les pays occidentaux qui apportent leur soutien à l’Ukraine.

Le principal artisan des stratégies médiatiques de l’Autre Ukraine est une société russe de marketing et de conseil politique appelée Social Design Agency (SDA), fondée par le « technologue politique » russe Ilya Gambashidze.

La SDA, ainsi qu’une autre société fondée par Gambashidze, Structura National Technologies (SNT), ont été impliquées dans l’une des campagnes internationales de désinformation russes les plus insidieuses, baptisée « Opération Doppelganger », qui consistait à diffuser de fausses informations à l’aide de faux sites Internet usurpant l’identité d’organisations gouvernementales et de médias internationaux.

Les deux sociétés sont formellement indépendantes, mais leurs principaux clients sont des structures gouvernementales russes qui leur confient un large éventail de services allant de la promotion des initiatives intérieures du Kremlin à la guerre politique menée par Moscou contre l’Occident.

L’opération Doppelganger a été démantelée par le DisinfoLab de l’UE. La SDA et la SNT, ainsi que leur fondateur Ilya Gambashidze, ont été sanctionnés par l’UE en juillet 2023. La société Meta a pris des mesures contre les pages Facebook qui diffusent de la désinformation provenant de la SDA et la SNT plus tôt encore.

Le plan international de la SDA pour l’Autre Ukraine cible principalement deux pays européens, l’Allemagne et la France. Ses documents internes analysent les sentiments du public dans ces deux pays et envisagent un soutien potentiel aux principaux partis « anti-élites », l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) d’extrême droite et le Rassemblement national de Marine Le Pen, considérés par Moscou comme des alliés politiques.

Des récits sur mesure

La SDA recherche spécifiquement dans les sondages d’opinion des données sur la « peur de ce que l’avenir nous réserve » et sur le « refus de sacrifier notre bien-être au nom d’une victoire contre la Russie ». Sur la base de son analyse des faiblesses et des vulnérabilités sociopolitiques des sociétés allemande et française, la SDA dresse des listes de récits qui devraient être diffusés dans les deux pays pour saper le soutien à l’Ukraine.

Certains de ces récits sont presque identiques. Par exemple, « les États-Unis mènent une guerre économique et hybride contre la Russie aux dépens de l’Allemagne et de la France » ; ou « l’Allemagne et la France risquent de plonger dans la crise sociopolitique la plus profonde de leur histoire contemporaine » ; ou « l’Allemagne et la France n’ont plus d’armes — elles ont toutes été données à l’Ukraine ».

Mais certains récits de désinformation sont adaptés à un contexte national spécifique.

Par exemple, la SDA mentionne une « fuite des capitaux et de la production » de l’Allemagne vers les États-Unis. Elle affirme également que les États-Unis et le Royaume-Uni utilisent l’agenda environnemental des Verts pour empêcher la France de devenir « un fournisseur d’énergie et d’exercer une hégémonie sur une Europe unie ». Ou encore, elle conseille à la France de « revenir à la politique de Charles de Gaulle, de devenir un grand État souverain et de quitter l’OTAN ».

Pour diffuser de la propagande pro-russe et anti-ukrainienne en utilisant le front de l’Autre Ukraine, la SDA s’appuie sur un large éventail d’instruments et de techniques adoptés dans le cadre de projets tels que l’usine à trolls de feu Evgueni Prigogine (officiellement connue sous le nom d’Agence de recherche sur Internet) ou l’opération Doppelganger.

À l’heure actuelle, la présence du projet l’Autre Ukraine de la SDA sur des plateformes Internet telles que Facebook et X (ex-Twitter) semble en être au stade de l’accumulation de contenus et de construction de profils « légitimes ».

Dans ses documents internes, la SDA avertit que les réseaux sociaux occidentaux se méfient des initiatives politiques et souligne la nécessité de développer des opérations d’influence avec prudence.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

Lire la version originale

Anton Shekhovtsov est directeur du Centre pour l'intégrité démocratique (Autriche), Senior Fellow à la Free Russia Foundation (États-Unis), expert à la Plateforme européenne pour les élections démocratiques (Allemagne) et chercheur associé à l'Institut suédois des affaires internationales (Suède). Son principal domaine d'expertise est l'extrême droite européenne, l'influence malveillante de la Russie en Europe et les tendances illibérales en Europe centrale et orientale. Il est l'auteur de l'ouvrage en langue russe New Radical Right-Wing Parties in European Democracies (Ibidem-Verlag, 2011) et du livre Russia and the Western Far Right : Tango Noir (Routledge, 2017).

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