Retour à Yahidne. Les fantômes d’un bouclier humain

Anne et Laurent Champs-Massart sont écrivains-voyageurs et ont sillonné le monde entier. Depuis 2023, ils se sont installés à Kyïv où ils travaillent pour différentes ONG et témoignent. Ils nous racontent ici le calvaire vécu par les habitants de Yahidne, une petite localité au nord de Kyïv, lors de l’occupation russe.

Comme dans une chanson de Prévert, il pleuvait ce jour-là. Pourtant, tout était autre, les lieux, les temps, c’était au mois d’avril 2024 dans le nord de l’Ukraine. Il pleuvait ce jour-là, d’une pluie de deuil, désolée, qui délavait la route entre Kyïv et Yahidne, une quatre voies dont la glissière centrale, en certains tronçons, a été ôtée pour ménager une piste d’aviation militaire, à l’usage des F16, qu’on attend toujours…

Dans le petit véhicule qui nous transportait, deux journalistes venant d’Inde écarquillaient les yeux devant le paysage aux bâtiments détruits, devant les persistances de l’occupation de 2022, devant les mots, peints en lettres immenses sur les portails : Люди, дети, écrits en russe parce que c’est aux Russes qu’ils s’adressaient : « ne tirez pas, il y a ici des gens, des enfants, des civils ». Quelque chose de l’horreur sortait peu à peu de terre. Son acmé serait pour bientôt.

Non loin du Bélarus, et à 140 kilomètres au nord de Kyïv, se trouve le petit village de Yahidne. Avant le début de l’invasion à grande échelle, la bourgade d’environ 400 habitants était paisible et méconnue. Y viennent aujourd’hui des journalistes, des hommes politiques, des bénévoles, des enquêteurs, des personnes soucieuses du témoignage. Et toutes, en arrivant ici, se rendent directement à l’école municipale, là où le crime s’est déroulé. C’est dans cette école, en effet, plus précisément dans son sous-sol, que la population du village a été détenue par les Russes. Une détention qui dura 27 jours et que beaucoup qualifient d’enfer.

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Debout face à l’école dont toutes les vitres sont brisées, Ivan Polhui ne semble pas ressentir la pluie qui tombe. Pour vous dire bonjour, il vous serre dans ses bras, comme c’est de coutume en Ukraine. Moustache grise, bien taillée, yeux d’un bleu intense, fixes, comme d’une candeur violée, il nous attendait. Ivan Polhui commence à raconter ce qui s’est passé à Yahidne du 3 au 30 mars 2022. Chaque détail qu’il prononce est, à défaut d’une réparation, un début de justice.

Tout a commencé le 1er mars, soit une semaine après le début de l’invasion. À cette date, la 55e brigade de fusiliers motorisés de montagne1, entrée en Ukraine par la frontière bélarusse, s’emparait du village de Yahidne, à 20 km au sud de Tchernihiv. L’enchaînement des faits avait été si soudain que les habitants n’avaient pas fui. Ceux qui tentèrent de le faire, en voiture, vers le sud, ou à pied dans la forêt, le payèrent de leur vie. Comme ailleurs en Ukraine, les Russes empêchèrent l’évacuation des civils en ciblant ceux qui se risquaient à s’éloigner des combats.

Somme toute, à partir du 1er mars, les habitants de Yahidne sont à la merci des occupants. Les villageois trouvent tout d’abord refuge dans leurs caves. Mais les soldats visitent les maisons une à une, pillent, détruisent, violentent et menacent, s’installent. Le haut commandement, quant à lui, prend ses quartiers dans l’école qui comporte un rez-de-chaussée, un étage et un sous-sol. Une idée lui vient : regrouper l’intégralité des habitants du village dans ce sous-sol afin de s’en servir comme bouclier humain.

Extirpés de chez eux sous la menace des armes, les civils furent entassés dans ce sous-sol, tous pêle-mêle, au coude-à-coude, femmes, hommes, enfants, depuis le doyen de 93 ans jusqu’à la plus jeune, âgée d’un mois. Ils étaient 367 individus, pour 198 m² — le résultat de la division est toujours le même : cela fait un demi-mètre carré par personne, pour une captivité qui a duré 27 jours.

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Ivan nous guide dans ce sous-sol où il a lui-même été parqué, déshumanisé, meurtri. Au pied de l’escalier étaient regroupés les seaux qui servaient de latrines en attente d’être évacués. Puis l’on arrive dans un corridor. À main droite, deux pièces minuscules. Elles étaient si combles — et malsaines, comme des tombeaux, puisqu’aucun air n’y n’entrait — que la condensation des respirations suintait le long des murs et gouttait du plafond. Les prisonniers de ces pièces durent fabriquer des gouttières de fortune, pour canaliser cette pluie moisie et la rabattre dans des bidons de plastique, étêtés avec on ne sait quel outil. À l’autre extrémité du couloir, une pièce tout aussi petite, où un liquide coulait également du plafond. À la condensation des respirations s’ajoutaient les canalisations des toilettes utilisées par le haut commandement, qui fuyaient.

Sur la porte de la plus petite pièce, qui mesure 8 m2, les Russes ont gravé le nombre de prisonniers qu’ils y parquèrent : 19 + 9 enfants. Sur les portes d’autres pièces, à peine plus grandes, on peut lire : 22 + 5 enfants, 35 + 8 enfants. Et enfin, sur le chambranle de la plus grande pièce, de 75 m2 : 136 + 39 enfants. Les individus étaient à ce point serrés les uns contre les autres qu’ils ne pouvaient pas s’allonger pour dormir.

Naturellement, les téléphones furent confisqués. Le journaliste Roman Nejyborets, originaire du village, fut sauvagement assassiné alors qu’il tentait d’alerter ses proches.

Comme source de lumière, quelques bougies ou de rares lampes torches. Comme source d’information, la presse russe que les geôliers leur distribuaient. Au fil des pages de propagande, les détenus lisaient que Kharkiv était conquise, que Kyïv s’était livrée aux Russes. Que le président Zelensky s’était enfui. Que leur pays n’existait plus. Tout espoir avait disparu. La menace d’une mort imminente hantait tous les esprits. Ne restait que cet instinct vital : tenir.

Dans de telles conditions de détention, terribles et nauséabondes, la maladie ne fut pas longue à apparaître. Une épidémie de varicelle se déclara ; l’humidité, l’absence de ventilation, la touffeur insalubre de l’air déclenchèrent des fièvres intenses. Plusieurs devinrent fous. Aucun soin ne leur fut prodigué. La nourriture se réduisait à ce qu’ils avaient pu emporter au premier jour, à quelques conserves que certains furent autorisés à aller chercher chez eux.

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Il y avait dans les caves de l’école du matériel scolaire. Une femme, Olha Meniailo, consigna la mémoire des heures dans un calepin. Avec des crayons de couleurs, les enfants dessinèrent des maisons sur les murs, étrangement étroites, des météorites s’écrasant sur des routes tordues, de petits drapeaux ukrainiens. Les adultes aussi écrivirent ou gravèrent sur les murs. Des chiffres : le décompte forcené des jours. Des noms : l’identité de ceux qui mouraient parmi eux. Dix personnes, au total, périrent dans cette cave. Un décès tous les trois jours.

Parfois, les cadavres restaient toute une nuit et un jour parmi les vivants entassés. Il fallait ensuite les faire passer de main en main jusqu’à l’escalier, l’unique sortie. Puis les corps étaient déposés dans la petite construction qui abrite la chaudière, devant l’école. Les Russes attendirent longtemps avant d’autoriser quelques hommes du sous-sol à enterrer leurs morts dans le cimetière du village. Le jour où ils en reçurent la permission, le cimetière fut ciblé par des tirs. Les détenus-fossoyeurs durent se mettre à l’abri dans les fosses destinées aux corps de leurs voisins, de leurs amis.

Ivan lit à voix haute les noms, les dates des décès inscrites sur les murs à la pointe ou au crayon. Cela fait des colonnes. Puis arrive une date. Elle est entourée d’un cœur. C’est le 30/03/2022.

Ce jour-là, l’armée ukrainienne libère Yahidne. Les villageois quittent peu à peu leur supplice, beaucoup s’évanouissent en retrouvant l’air libre. Ils n’ont d’abord qu’un seul désir : partir le plus loin possible. En l’espace de quelques jours, 90 % de la population s’enfuit. Ne restent à Yahidne que le matériel militaire abandonné par les Russes, les ruines, la carcasse atroce de l’école maudite.

Lorsque nous ressortons de la cave, la pluie a cessé. Ivan regarde le ciel qui s’éclaircit. Il montre le village, qui, peu à peu, se reconstruit. Il est fier de le dire : les trois quarts des habitants sont revenus. C’est leur village. Ils veulent le faire revivre. Il faudra construire une nouvelle école. Mais hors de question de détruire l’ancienne. Celle-ci servira de musée. Ils y mettront les objets qui étaient en bas, avec eux, durant le cauchemar. Des chaises, des livres démembrés, les journaux de propagande russe. La vaisselle en plastique. Des jouets cassés, des crayons, des peluches pourries. Quelques vêtements en lambeaux ; des bouteilles d’eau cabossées, pleines encore de liquides louches. Les cartons sur lesquels ils tentèrent de s’allonger. Des conserves éventrées ; et plusieurs de ces paquets vert olive, de la taille d’une boîte à chaussures : les rations alimentaires en usage dans l’armée russe. Un musée qu’ils appellent entre eux « le musée de nos souffrances », « le musée du sous-sol de la mort »… Ils le préparent avidement. Ils veulent que personne n’oublie ce qu’on leur a infligé. Ils savent aussi que les Russes constituent plus que jamais une menace et que la négation de leurs crimes, qu’ils ont érigée en méthode, leur permet de mieux récidiver.

Au moment où nous écrivons ces lignes, en mai 2024, le chef de la police de l’oblast de Kharkiv rapporte que des dizaines d’habitants de la ville de Vovtchansk sont entassés et détenus de force dans des caves par l’armée russe. La 55e brigade de fusiliers motorisés de montagne, quant à elle, est déployée sur le front de Bakhmout.

Merci au PEN Ukraine, à Maksym Sytnikov et Anna Vovtchenko, qui ont organisé ce voyage. Merci aux habitants de Yahidne qui transmettent leur histoire malgré la douleur.

Anne & Laurent Champs-Massart sont des auteurs, poètes, romanciers, et voyageurs français. Leur démarche artistique est centrée sur l’écriture en duo et la connaissance du monde.

Notes

  1. Cette brigade est originaire de Touva, en Sibérie.

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