Alain Besançon, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, est mort le 8 juillet 2023. Pour beaucoup d’entre nous à Desk Russie, c’est la perte d’un ami et d’un maître. Il était l’un des grands historiens de la Russie et un penseur original du communisme. Mais pas seulement. Ses livres nous parlent, par l’authenticité des questions posées sur des sujets très divers et par l’élégance précise de son style. Sa vision du communisme est un guide précieux pour comprendre la régression néo-soviétique du régime de Poutine.
Une vie
Adolescent rebelle, fils d’un célèbre professeur de médecine parisien, il est un étudiant oisif : un peu de sciences politiques, un peu d’histoire à la Sorbonne. Il adhère au parti communiste en 1951. Après avoir fait son service militaire, il se marie, se met au travail pour passer l’agrégation d’histoire, et quitte le parti. « Je guérissais du communisme parce que le terrain qui avait favorisé son éclosion (comme une maladie) avait changé et avait cessé de le nourrir. La révolte générale avait pris sa source dans un conflit familial. Celui-ci s’était dissous parce que j’avais transité d’une famille à une autre et que celle où je vivais désormais était celle que j’avais faite. »1
Dans Une Génération, il insiste sur le fait qu’il n’a pas quitté le parti à cause de l’intervention des chars soviétiques en Hongrie en 1956, comme on le croit souvent des « ex » de cette génération. C’est que tout événement, tout crime même abominable, peut être digéré et justifié tant qu’on est prisonnier de « l’enchantement ». La rupture vint du rapport Khrouchtchev qui dénonçait les crimes de Staline. Désormais, on ne pouvait nier la nature criminelle du régime soviétique qu’au prix d’un mensonge. Toutefois, la citation supra laisse entendre que sa rencontre avec Maria est peut-être une raison plus importante encore. Le bonheur conjugal — qui durera 70 ans2 — lui avait fait toucher du doigt le gouffre séparant l’humanité normale de la vie dans l’idéologie : « Le communisme est un exercice de la désincarnation. Son ennemi est le plaisir. » Et, plus loin : « Dans le dispositif mental de l’idéologie, la solidarité du parti occulte les solidarités naturelles. »3 Même s’il lui reconnaît une vertu pédagogique, il considère son passage au parti comme une faute. Parmi ceux qui ont quitté le parti en 1956, il souligne la différence « entre ceux qui se sont pardonné et ceux qui ne se sont pas pardonné » : « Un des liens les plus forts qui m’unissent à Annie Kriegel, à Emmanuel Leroy-Ladurie, est qu’ils appartiennent à la seconde catégorie. »4
« Pourquoi m’étais-je laissé prendre, pourquoi m’étais-je trompé à ce point ? » Son œuvre sera la conversion de cette interrogation subjective en un programme de recherche : qu’est-ce que la Russie ? Qu’est-ce que le communisme ? Je ne sais d’où lui vint l’idée de lier ces deux questions, lui qui n’était pas slavisant — il apprit le russe après avoir choisi cette piste. De fait, l’étude de l’exceptionnalisme russe dans l’histoire sera la clé de sa compréhension unique du communisme. Alors que les penseurs du totalitarisme, dans le sillage de Hannah Arendt, s’attachaient aux conditions contemporaines du « moment totalitaire » autour de 1900, Alain Besançon va dégager la nouveauté radicale du monstre en explorant la singularité de l’histoire russe, en relation avec l’histoire européenne. Au soir de sa vie, il décrit ainsi l’unité de son œuvre abondante (23 livres de 1967 à 2015) : « Je me suis principalement occupé de deux sujets, la Russie et la religion. Je puis même affirmer que les problèmes religieux ne se sont levés qu’à propos de la Russie et parce qu’elle les appelait. »5
En mission en URSS pour le CNRS en 1961-1962, il a vu le communisme : « Ce furent l’un après l’autre des chocs, que j’étais incapable d’interpréter sur le champ […]. Ils ont fini par s’éclaircir et se mettre en ordre, mais il a fallu du temps. » Ce temps, ce fut la plongée dans l’histoire russe, du Tsarévitch immolé (1967) à Sainte Russie (2012). En 1977 paraissent Les Origines intellectuelles du léninisme. Ce maître-livre a changé ma vie, après celle de nombreux lecteurs6. En quoi consiste l’originalité et la portée de sa conception du communisme ?
Ce qu’Alain comprit
Il n’est pas facile d’évoquer brièvement une telle œuvre sans l’appauvrir. Je crois que le foyer de la pensée d’Alain Besançon est sa conception de l’idéologie. L’idéologie n’est pas une vision du monde, un projet grandiose, mais une « réalité fictive » qui s’impose en détruisant la « réalité réelle ». Le cœur de l’idéologie est cette duplication des réalités et la lutte de la réalité fictive contre la réalité réelle. Il y a bien une croyance révolutionnaire dans la phase de prise du pouvoir mais, une fois le pouvoir conquis, l’idéologie devient le pouvoir même : « L’idéologie n’a plus à être crue, même sous la forme de la fausse évidence sous laquelle elle s’était autrefois emparée des consciences révolutionnaires. Elle est du fait : elle est le pouvoir. Elle a donc à être exécutée. » L’idéologie est donc plus qu’un des moyens du régime, le régime est entièrement suspendu à l’idéologie. Alain ne se souciait guère des étiquettes, mais il préférait, à tout prendre, parler d’idéocratie ou de régime idéologique, plutôt que de totalitarisme. Un exemple, « puisque l’idéologie prévoit des élections démocratiques et l’unanimité des électeurs autour du socialisme, il n’y a plus qu’à organiser minutieusement ces élections. » « Il est donc de toute nécessité que le dépassement de la duplication du monde aboutisse à priver entièrement de parole la réalité réelle et à créer à côté d’elle une autre réalité qui n’existe que par la parole. » La propagande ne vise pas à convaincre mais à manifester le pouvoir de fait de l’idéologie : « Au point où en est la Russie, on ne peut plus perdre le pouvoir sans perdre la vie. C’est une question de vie et de mort que de conserver l’idéologie, vive ou morte peu importe [c’est-à-dire qu’elle soit crue ou non]. […] Mais le prix que le Parti doit payer à l’idéologie pour conserver le pouvoir est l’impuissance radicale à agir sur la réalité là où elle est. » L’un des mystères du régime soviétique est la permanence des purges, de la répression, y compris contre des ennemis imaginaires ou des dissidents isolés. On a cherché à l’expliquer par la paranoïa de Lénine et de Staline, ou par la nécessité d’inventer un ennemi mortel pour maintenir la ferveur révolutionnaire. Or les purges et la répression résultent de la logique de l’idéologie. Le combat contre la réalité réelle ne cesse jamais, il faut en permanence la museler pour perpétuer le pouvoir de l’idéologie, car « jamais l’écart entre l’idéologie et le réel n’a été aussi grand que depuis qu’elle a mis celui-ci sous son pouvoir »7.
Aussi le pouvoir idéologique engendre-t-il une forme de mensonge inédite et déconcertante. Le mensonge n’est pas fait pour être cru mais pour sidérer, pour dissimuler un mensonge plus important, pour désorienter l’adversaire. « L’éducation communiste ne consiste pas à persuader les sujets de vouloir le socialisme mais de le voir. Le Parti ne met pas seulement son énergie à construire le socialisme, mais à faire admettre la fiction qu’il fonctionne déjà. »8 C’est ainsi que le monde fut trompé pendant des décennies sur les performances de l’économie soviétique.
À la lumière de cette analyse, on comprend l’échec dans tous les domaines du « socialisme » et, en même temps, sa capacité à préserver et même à étendre son pouvoir, malgré son impuissance. La durée du régime soviétique est incompréhensible tant qu’on le pense comme une révolution radicale. Le modèle de la trajectoire nazie, brève et apocalyptique, qui avait profondément marqué une Hannah Arendt ou un Raymond Aron, faisait obstacle à la juste compréhension du système soviétique. Alain a mis au jour les procédés de stabilisation du régime moyennant une alternance de reculs (exemple, la NEP) et d’assauts (exemple, la collectivisation), et de compromis avec la réalité réelle (exemple, la tolérance pour l’économie parallèle, les petits trafics de denrées, de pièces détachées, qui deviendront sous Brejnev une économie mafieuse, qui a survécu à la fin de l’URSS).
Un grand intellectuel, un homme
Le génie d’Alain est dans son humilité. Elle lui a permis de ne pas s’enivrer de sa découverte primordiale, d’être capable d’être surpris, d’élargir ses curiosités, toujours en relation avec la religion. Son livre sur l’histoire de l’iconoclasme, L’Image interdite (1994), est un chef d’œuvre. Alain pensait avec Bossuet « que la religion et le gouvernement civil sont les deux points sur lesquels roulent les affaires humaines. » Ses essais sur la crise de l’Église resteront, mais aussi sa méditation sur le mal (La Falsification du bien, 1985) et sur l’unicité de la Shoah (Le Malheur du siècle, 1998). J’ai une affection particulière pour ses Cinq personnages en quête d’amour. Amour et religion (2010). Il y ouvre un autre dossier sur l’importance de la religion dans nos vies, avec une délicatesse et une sensibilité littéraire qui lui ressemblent9. Je crois l’entendre en le lisant.
Maître de conférences à l’université Paris II Panthéon-Assas. Enseigne la philosophie et la science politique. Collaborateur régulier de Commentaire, chroniqueur au magazine Ukrainski Tyzhden. Ses travaux portent sur l’histoire du totalitarisme et les sorties du totalitarisme. A notamment publié: Naissances du totalitarisme (Paris, Cerf, 2011), Exercices d’humanité. Entretiens avec Vincent Descombes (Paris, Pocket Agora, 2020).
Notes
- Alain Besançon, Une Génération, Paris, 1987, p. 322. Ce livre est le récit autobiographique de son enfance et de son adolescence qui pour lui s’achève en 1957, à 25 ans, avec sa nomination au lycée de Montpellier.
- Voici un aperçu de la grandeur d’âme et de cœur de Maria Besançon : Alain la rencontra au cours d’un bal. Il l’invite à danser (« Vous n’êtes pas un caïd de la danse. — Non, mais je suis un caïd de la langue »). L’attirance est mutuelle, mais « elle prit soin de revenir à son cavalier attitré […] envers qui elle se sentait des obligations parce qu’il l’avait accompagnée. […] Ce trait lui demeura : quel que fût son attachement, à moi elle préféra toujours le bien. » Une Génération, p. 281.
- Une Génération, p. 240 et p. 292.
- Une Génération, p. 326.
- Contagions, « Postface », Les Belles Lettres, 2018, p. 1445. Ce livre recueille ses principaux essais.
- Françoise Thom m’a raconté avoir fait la même expérience. Pour elle, ce fut 20 ans avant moi, de sorte qu’elle put suivre l’enseignement d’Alain et devenir la grande historienne du communisme soviétique qui honore ces colonnes.
- Les Origines intellectuelles du léninisme, Calmann-Lévy, 1977, réédition Gallimard, p. 354-359.
- Les Origines…, p. 350.
- À travers cinq grands textes, de L’Odyssée à L’Éducation sentimentale, le livre décrit et compare l’Éros avec les dieux, avec Dieu, et sans Dieu.