Trente ans après le remarquable Une si longue bienveillance – Les Français et l’URSS, 1944-1991, de Georges Bortoli (Plon, 1994), l’ouvrage d’Elsa Vidal le prolonge en l’actualisant, non moins remarquablement. Il est sous-titré Politique française : trente ans de complaisance vis-à-vis de la Russie.
Ce livre tombe fort à propos au moment où l’extrême droite, complètement inconsciente, désigne pour tête de liste aux élections européennes le pire valet de Moscou (et de la Syrie) qui se peut. Et que la Russie se montre de plus en plus agressive envers la France, laquelle a tardé à comprendre son redoutable dirigeant.
Dans un harmonieux décousu chronologique, l’autrice, magnifiquement informée, a utilisé un nombre impressionnant de sources plus ou moins accessibles, notamment presse et livres étrangers : c’est dire si elle maîtrise son sujet jusque dans son tréfonds. De surcroît, elle a interrogé force acteurs, sauf deux russophiles patentés qui ont émis un refus : MM. Sarkozy et Chevènement.
Si elle remonte trente ans en arrière et plus encore pour la période gaulliste, on ne peut manquer de rappeler cet incroyable aveu du chef de l’État, qui régnait en 1975, comprenant — ô finlandisation, ô soumission ! — « les craintes explicables que suscitent pour l’URSS les projets d’organisation de défense européenne dans lesquels elle voit le risque d’une certaine menace ou d’une certaine pression militaire européenne »1. Raymond Aron et Jean-François Revel n’ont pas manqué d’insister, parmi d’autres, sur le fait que M. Giscard d’Estaing n’avait jamais rien compris à l’Union soviétique, qu’il prenait pour un État comme les autres.
En revanche, un lointain successeur, François Hollande, a su ne pas succomber à la russophilie ambiante et annuler la vente des Mistral, à la fureur des Mélenchon-Le Pen et du parti communiste (ou ce qu’il en reste).
Cette fascination pour la Russie — qui ne se retrouve dans aucun pays européen — est vraiment l’exclusivité de la France, largement due à De Gaulle, qui fait encore l’objet d’une sorte de culte dans l’ensemble des partis, à l’exclusion du centre (ou ce qu’il en reste). Sa méfiance envers les Américains n’y a pas peu contribué, assortie d’une ingratitude absolue, y compris envers ceux qui l’ont loyalement servi, illustrant à merveille le « Si vous ne voulez pas d’ennemi, n’aidez jamais personne », de Jules Renard…
Si Mitterrand se montra hostile à la réunification de l’Allemagne, il n’était pas pro-soviétique (à l’inverse — on tremble — de certains de ses ministres, placés à des postes régaliens tels que le Quai d’Orsay, l’Intérieur ou la Défense, détenu par l’espion Hernu), alors que Chirac était un russophile convaincu, allant jusqu’à élever Poutine à la dignité de grand-croix de la Légion d’honneur, ce que Reporters sans frontières qualifia d’indigne.
Voilà que Nicolas Sarkozy réintègre la France dans le commandement militaire de l’OTAN — à la fureur, là encore, des extrêmes et autres souverainistes — pour devenir ensuite fort complaisant avec Poutine. Retiré des affaires de l’État, il perçoit 300 000 € de la Russie auxquels s’ajoute un contrat de conseil de 3 millions d’euros d’une société d’assurances russe. Sans doute a-t-il été à bonne école avec son ex-Premier ministre, intègre et incorruptible Fillon ! En 2009, celui-ci avançait que « la Russie aujourd’hui est une démocratie », elle qui, plus tard, sera classée en 164e position sur 183 en matière de liberté de la presse.
Elsa Vidal est inspirée de rappeler le pacte germano-soviétique de 1939-1941, que nie effrontément Poutine, le coupable se posant sans cesse en victime de l’Occident qui, pourtant, a multiplié au sein de l’Union européenne les réunions de haut niveau avec Moscou. Il s’ingénie, interdisant Memorial, à falsifier l’histoire jusque dans les manuels scolaires, gommant tout ce qui est nuisible à l’Union soviétique, dont il a regretté — on a envie de dire pleuré — la disparition. Ne fait-il pas sien ce que Staline avait énoncé en 1952, à savoir que « tout juif est un ennemi potentiel à la solde des États-Unis » ?
L’autrice s’attarde aussi, longuement et à raison, sur la situation de la Russie actuelle — citée en exemple par les extrêmes —, qui se prétend gardienne des valeurs traditionnelles, mais où la pratique religieuse s’effondre à 2 %, les divorces et suicides explosent, les violences contre les femmes connaissent une hausse de 217 % entre 1994 et 2000, 61 % de celles-ci admettant être battues par leur conjoint.
Elsa Vidal décrit longuement, avec précision, les positions de soumission des uns et des autres, dont nombre d’officiers supérieurs ou hauts responsables du renseignement tel Squarcini, d’anciens titulaires du Quai d’Orsay tel Védrine, l’étrange vassalité d’un journaliste du Figaro, la demande de nationalité russe formulée par un petit-fils de Gaulle… Elle s’interroge quant au revirement de certains tels Thierry de Montbrial ou, pire encore, Pierre Lellouche, que l’on découvre même pontifier dans L’Humanité (20 avril 2017), où instrumente régulièrement un ex-ambassadeur à Moscou, Gliniasty, qui participe à l’IRIS de Pascal Boniface.
Lellouche est passé de Marianne — de l’infiniment soumise Polony —, à Valeurs actuelles, où il tient rubrique hebdomadaire. On ne peut s’empêcher de lui mettre sous les yeux ce qu’il écrivait dans Illusions gauloises (Grasset, 2006, p. 364) : « À part critiquer les États-Unis, de quoi parle-t-on sérieusement en France ? » Le voilà contaminé à jamais, lui aussi…
Passionnante étude, aussi exhaustive que possible, rigoureuse, précise, que feraient bien de méditer ces innombrables « collabos » de tout poil, si tant est qu’ils soient encore à même de réfléchir. Une édition ultérieure rétablira 22 octobre 1962 (au lieu de 1969, p. 270), le président Kennedy étant mort, à la date de 1969, depuis six ans.
La Fascination russe, Elsa Vidal, paru chez Robert Laffont, 2024, 320 p.
Auteur, membre du comité de rédaction de Commentaire, ancien fonctionnaire et élu local.