Desk Russie publie le deuxième d’une série de témoignages de femmes militaires en Ukraine. Il s’agit de celui d’Anna alias Haïka, aide-soignante militaire de la 80e brigade d’assaut aérien. Nous remercions chaleureusement les éditions Doukh i Litera d’avoir autorisé cette publication. Propos recueillis et mis en forme par Khrystyna Paroubiï, journaliste et présentatrice sur la chaîne ukrainienne Espresso.
Je suis aide-soignante militaire. Après avoir obtenu mon diplôme paramédical, j’ai travaillé pendant six mois dans un hôpital civil. J’étais infirmière au sein du service de soins. Dans ma ville, il y avait une unité militaire. Je voyais les hommes être envoyés sur la ligne de front. Je voulais pouvoir les aider, et j’ai donc décidé de m’engager dans l’armée.
La médecine civile est très différente de la médecine de guerre. Dans le civil, un soignant dispose de matériel, de ressources et de temps. Les blessures que vous traitez sont complètement différentes. Dans un hôpital civil, vous pouvez être face à des fractures ou des contusions, mais seulement très rarement à des blessures provoquées par des balles, des éclats d’obus ou des explosions de mines. Entre la médecine de guerre et la médecine civile, les différences de pratiques sont donc énormes.
J’ai rejoint l’ATO1 en mars 2017. J’ai signé mon contrat, puis j’ai suivi une formation dans un centre d’entraînement aéroporté. Après avoir obtenu mon diplôme, je suis partie pour la ligne de front.
Au début, j’avais peur, car tout cela était inconnu et inhabituel pour moi. J’avais l’habitude de vivre dans la vie civile, de faire ce que je voulais et pas ce qu’on m’ordonnait de faire. Mais avec le temps, je me suis habituée.
À l’époque, notre unité se trouvait à Pisky, dans la région de Donetsk. Je me souviens bien de mon premier blessé : il s’agissait d’un jeune homme blessé par balle au tibia. J’étais tellement nerveuse que j’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois pour poser un simple cathéter. Plus tard, j’ai progressé. Il y avait de très bons médecins dans mon équipe. Ils m’ont aidée à me perfectionner. Après les missions, nous discutions, et ils me signalaient mes erreurs. Je savais que je pouvais compter sur eux. Il était facile de travailler avec eux.
J’ai travaillé sur la ligne de front dans la zone ATO pendant deux ans. Après la fin de mon contrat, je suis retournée dans un hôpital civil, où j’ai travaillé dans l’unité de soins intensifs pour les mères, puis dans l’unité mère-enfant.
L’invasion à grande échelle du 24 février 2022 m’a forcée à replonger dans mon passé militaire. Mon mari et moi nous sommes rendus à l’unité, et nous nous sommes fait enrôler dans le cadre de la mobilisation. Nous sommes originaires de la région de Volhynie, mais nous sommes allés au bureau d’enrôlement militaire de Lviv car nous voulions rejoindre l’unité où nous avions servi auparavant. Et nous sommes partis pour le front dans le premier bus de mobilisés.
Il s’agit d’une guerre différente. C’est une guerre d’artillerie. Le profil des blessures a changé. La majorité des blessures sont dues aux tirs d’artillerie, aux coups de feu, aux éclats d’obus et aux explosions de mines. Les bombardements sont constants. Au front, il y a du sang, du chaos et de la peur. Lorsque nous étions positionnés dans le secteur de Donetsk, nous changions d’équipe tous les jours. Il nous arrivait de ramener de la ligne de front jusqu’à trente blessés par jour. Et c’est sans compter ni les morts, ni le service de nuit. Dans les équipes d’évacuation, il y avait un chauffeur, un infirmier et moi-même. Nous pouvions évacuer dix blessés à la fois dans notre ambulance blindée Humvee. Par exemple, en un voyage, on pouvait transporter deux blessés graves allongés, et quelques blessés « moyens » pouvant supporter de voyager assis. Ces derniers trouvaient à s’asseoir sur les civières des blessés graves, ou à côté, ou bien même dans l’habitacle, près du conducteur : en bref, partout où ils pouvaient se glisser.
Le véhicule de notre équipe était tout-terrain et pouvait donc traverser les zones difficiles de la ligne de front. Il fallait évacuer les blessés du champ de bataille et les secourir tout en conduisant. Une fois, nous avons eu affaire à un militaire d’une autre brigade. Il était très gravement atteint. Il nous a été amené avec une blessure profonde à la poitrine. Il est mort dans notre véhicule. Nous avons tenté de le réanimer, mais sans succès. Il était plus jeune que moi. C’est ce qui a été le plus dur à supporter.
Pendant la guerre, j’ai commencé à apprécier chaque moment de la vie, y compris les moments qui me semblaient ordinaires auparavant. Avant la guerre totale, il me semblait que quelque chose manquait dans ma vie, je n’appréciais pas les choses les plus élémentaires, comme la possibilité de se laver tous les jours, de dormir dans un lit, de manger des plats que l’on a préparés chez soi. Aujourd’hui, je comprends que cela n’a pas de prix. Je rêve de rentrer chez moi avec mon mari, d’avoir des enfants et de vivre dans une Ukraine heureuse et libre.
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Entretien publié dans Jinky na viïni (Femmes en guerre), Paroubiï Khrystyna, Berliand Iryna, éditions Doukh i Litera, Kyïv, 2024, pp. 33-37.
Traduit de l’ukrainien par Clarisse Brossard
Khrystyna Paroubiï est une présentatrice de télévision et journaliste ukrainienne. Elle présente des nouvelles sur la chaîne Espresso TV. Elle réalise également des reportages sur des sujets militaires. En 2022, elle a lancé son propre projet « Femmes en guerre : histoires par Khrystyna Paroubiï ». Vingt récits sur la vie des femmes au front ont été inclus dans le livre Femmes en guerre, co-écrit avec Iryna Berlyand et paru en 2024 chez Doukh et Litera.
Khrystyna Paroubiï a travaillé en tant que rédactrice à la chaîne Suspilne. Lviv (2016-2019).