Citoyen belge, Denys Malengreau retrace ici, sous forme poétique, les impressions de sa première visite à Kharkiv, le 11 août 2024, et de sa rencontre avec deux femmes étonnantes, une peintre et une interprète. C’est le bel esprit de la ville martyre et de ses habitants — bombardés sans relâche depuis plusieurs mois, mais qui résistent en gardant leur dignité — qu’a saisi l’auteur.
À Kharkiv, on peint sur les douilles qui chassent la vie ; l’art ressuscite l’esprit du vivant. Peindre, c’est opposer le goût de la vie au goût de la mort. C’est renvoyer symboliquement aux forces de destruction une déclaration d’amour. Aux coups de kalach, les coups de pinceau.
À Kharkiv, on peint sur les douilles. On couvre de peintures les murs, aussi. Ces murs qui pleurent la destruction, on chasse leurs larmes pour leur redonner de la dignité. La dignité du bâti, c’est la dignité de l’homme. Le bâti, c’est l’ancrage de l’homme dans le monde. Le bâti qui s’effondre, c’est le monde qui s’effondre. Le monde qui s’effondre, c’est l’homme qui s’effondre. Reconstruire le bâti, c’est reconstruire l’homme. C’est lui rendre sa dignité et rendre possible un avenir où s’ancrer durablement devient à nouveau possible.
En lieu et place des vitres éclatées sont apposées des affiches de parures célestes d’un bleu azur qui chassent les noirceurs de la guerre.
La guerre intensifie tout.
Entrer dans un restaurant, y passer commande, s’installer et se nourrir ; la guerre fait des gestes les plus anodins une ode à la vie.
Si à quelques kilomètres de là, ceux qui s’y trouvent décident d’en finir avec vous parce qu’ils ont échoué à conquérir les cœurs, l’endroit ne sera plus et le moment, ce moment, sera votre dernier.
La vie à Kharkiv apparaît en quelque sorte comme plus simple qu’à Kyïv, car elle flirte tangiblement avec le péril ; toute considération de refuge apparaît comme vaine. Trop près, trop proche.
Elle ne laisse pas de place à l’abstraction.
Elle est une exhortation quotidienne à prendre la pleine mesure de l’éphémère du vivant. Et à lui donner sa consistance sans faux-semblant.
Tel un jeu à damiers, il vous suffit d’être dans la mauvaise case et c’en est terminé. La frappe sur une case adjacente ne manque pas de vous le rappeler. C’est ce que dit Iryna, peintre en munitions, peintre tout simplement, qui fait de l’art une échappatoire, un exutoire, une thérapie pour panser la guerre. Pour la penser aussi.
Quelques jours avant notre rencontre, elle se trouvait avec ses collègues à proximité immédiate d’une frappe d’Iskander.
Iskander, encore l’un de ces mots dont on s’épargnerait volontiers la connaissance.
Le péril de la guerre révèle la nature profonde de chacun. Elle offre le meilleur comme le pire. Elle est un paradoxe incarné où l’humanité renforcée des uns est concomitante à l’inhumanité décuplée des autres. Elle en est peut-être même le fruit.
La guerre est une anomalie, une aberration qui dicte le vécu de Maria, femme solaire et traumatisée ; c’est ce que suggère son visage. Nouveau paradoxe : elle n’en apparaît que plus belle encore.
Au zénith d’une jeunesse florissante, elle fait corps avec son chien dans le corridor de la nuit. Le Shahed zonzonnant au-dessus d’elle peut décider d’en finir abruptement avec sa belle vingtaine de printemps et tout ce temps à venir auquel elle aspire.
Et Maria de penser que son heure a peut-être sonné, que l’histoire de sa vie est belle, vie qu’elle goûte ; vie qu’elle aspire à goûter bien davantage.
Oui, bien sûr, Maria a peur de la mort. Elle l’exècre, probablement, car elle aime la vie.
Elle veut vivre ; retour de Shahed à l’envoyeur.
Maria, relayeuse de mots, pour qu’on puisse communiquer avec Iryna qui présente ses œuvres ; anglais, ukrainien, anglais. Et de ces mots, dans cette belle langue d’Ukraine que je ne peux comprendre, soudain, apparaissent les cicatrices de la guerre dans les larmes que ses yeux font ruisseler sur son visage.
En cet instant, c’est comme si elle avait toujours fait partie de ma vie.
Je n’ai qu’une priorité : la consoler avec la pudeur d’une première rencontre et avec cette volonté, viscérale, que jamais plus la terreur ne puisse la faire pleurer.
Maria est le visage noble de la guerre, cette Berehynia [déesse de la terre et du foyer dans la mythologie slave, NDLR] qui choisit de rester parce que Kharkiv, c’est toute sa vie. C’est ici qu’elle est née. C’est ici qu’elle a toujours vécu et qu’elle aime vivre.
Aucun autre endroit ne lui procure cette alchimie si particulière qu’il peut y avoir entre une personne et un lieu : c’est sa Kharkiv ukrainienne.
Elle est Marianne qui choisit la liberté.
Personnalité affirmée qui refuse de plier, qui exige de rester.
La guerre n’en reste pas moins le règne de l’absurde.
Attablé dans un café à trois, discutant art et guerre, douilles peintes posées sur la table ; apparente atmosphère de tranquillité.
Soudain, stridence du téléphone ; l’angoisse poussée à son acmé. Alerte qui ne provient ni d’une application ni d’un SMS. C’est le système opérant même qui se lâche. Alerte aérienne. Décharge sur mes fibres intérieures.
Mes deux interlocutrices voisinent quotidiennement avec ces injonctions de terreur ; pensée sagace et je tourne la tête.
Là, il y a cette femme sirotant une boisson à la paille dans l’indifférence la plus totale.
Le téléphone hurle, elle sirote. Contraste saisissant tant cette image dit bien davantage de la vie à Kharkiv que l’image elle-même.
La guerre est une réalité alternative.
Elle est cette jeune femme, sourire ample, au visage tout en décontraction à la sortie d’un restaurant, alors qu’une sirène retentit dans la ville en fin de journée.
Je lui demande s’il est bon de faire quoi que ce soit en pareille situation.
Il est bon de vivre, aurait-elle pu me rétorquer.
Je ne saurais dire si ce large sourire était un mépris enthousiaste du péril comme acte de résistance ou un détachement qui confine davantage à la folie qu’à l’insouciance. Un peu des deux, probablement.
Continuer de vivre coûte que coûte, voilà ce que semblait dire son sourire ; je planche pour l’acte de résistance empreint de fatalisme. Et l’habitude, bien sûr. Tout sauf l’acte suicidaire. Au contraire, la volonté de vivre. Et surtout, de ne pas se laisser empêcher de vivre.
La guerre est un chaos indicible.
Se trouver une aire de contrôle, aussi circonscrite soit-elle, devient vital pour stabiliser l’édifice mental : peindre, faire la vaisselle, ranger ; organiser, s’organiser. Répéter des gestes connus et maîtrisés ; calquer la prise du réel sur le chaos pour lui donner une charpente qui organise l’être intérieur. L’extérieur, aussi.
Ainsi, à Kharkiv, tout est impeccable : tout est propre ; pas un papier par terre, des parterres de fleurs somptueux, presque symétriques, un gazon parfaitement entretenu d’un vert éclatant.
Se promener dans le parc Chevtchenko, c’est témoigner d’un oxymore matérialisé ; contraste irréel entre le vivant vaquant aux loisirs du dimanche dans un jardin luxuriant et l’entrepreneur en destruction qui, non loin de là, parfois fort près de là, poursuit sa quête du néant.
La guerre, en ce sens, est une irréalité.
Pourquoi Maria doit-elle jouer à la roulette russo-iranienne des Shahed contre son gré ? Pourquoi le ciel de Kharkiv n’est-il pas davantage défendu ?
L’Europe doit faire plus.
Ne l’oublions pas : une attaque sur Kharkiv, c’est une attaque sur l’Europe.
Il en va du devenir de notre continent.
Denys Malengreau est un consultant indépendant spécialisé dans les nouvelles technologies.
Depuis une quinzaine d’années, il écrit et débat sur leurs effets sur la société, en particulier dans le contexte de la guerre depuis l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022.