En Allemagne, les élections législatives anticipées de février 2025 se rapprochent. Qui sortira gagnant ? Quel sera le rôle des partis extrêmes ? L’auteur affirme que, sur fond de guerre en Ukraine, l’Allemagne de 2024 et 2025 devient de plus en plus perméable aux appels lancés par des partis récemment créés en faveur de la paix à tout prix, cette fois avec la Russie, pays agresseur, plutôt qu’en faveur d’un soutien au pays agressé, l’Ukraine. Alors, esprit de Munich1… et défaitisme assumé ?
Les partis traditionnels de « l’arc républicain » allemand (les « staatstragende Parteien ») — le SPD, la CDU-CSU et le FDP, très largement atlantistes — qui ont fait les beaux jours du régime parlementaire de la RFA (Allemagne de l’Ouest) pendant les décennies d’après-guerre, avaient su maintenir à distance des partis extrémistes minoritaires (notamment : le DKP, le parti communiste, piloté de loin par le parti unique SED alors au pouvoir en RDA, et le NPD néo-nazi, qui subsistent d’ailleurs encore aujourd’hui).
Mais presque toutes les nouvelles formations apparues en Allemagne depuis la réunification du 3 octobre 1990, qu’on les identifie comme populistes ou extrémistes, qu’elles soient d’extrême droite ou de gauche, entonnent désormais le refrain d’un pacifisme teinté de russophilie et d’une politique d’ « appeasement » qui, selon elles, mettraient alors l’Europe et l’Allemagne à l’abri d’une troisième guerre mondiale. Au même moment, la Russie de Poutine met les bouchées doubles dans son entreprise d’anéantissement de l’Ukraine, tandis que l’Allemagne se prépare, dans un contexte morose, à des élections législatives anticipées le 23 février 2025. L’Ukraine est loin… Ce n’est pas notre guerre, peut-on entendre : priorité à la lutte contre la baisse du pouvoir d’achat en Allemagne !
De fait, aussi opposées que puissent apparaître certaines de leurs orientations, ces formations se rejoignent à bien des égards (semblant également accréditer la « théorie du fer à cheval » de Jean-Pierre Faye qui, en 1972, relevait plutôt les similitudes entre extrême droite et extrême gauche que leurs dissemblances !) :
- Tout d’abord, ces nouveaux partis ou mouvements sont tous nés sur le territoire de l’ex- « RDA », l’Allemagne de l’Est ;
- Ils sont tous peu ou prou « anti-système », méfiants envers les grands partis et dénonçant les élites et la presse dite « mainstream » ;
- Des 40 ans de propagande intense et quotidiennement martelée par le régime du parti unique SED dans l’ex-RDA, ils semblent avoir gardé le tropisme d’un antiaméricanisme toujours aussi virulent — et aussi la nostalgie d’un régime de type soviétique qui avait été certes dictatorial et étouffant, mais qui assurait à tout le moins à ses citoyens des garanties sociales automatiques en échange de leur docilité et en les déresponsabilisant ;
- Enfin et surtout, contrairement aux partis populistes extrémistes français (LFI pour l’extrême gauche, le RN pour l’extrême droite), qui s’efforcent de mettre temporairement en sourdine leurs sympathies avérées pour les régimes autoritaires en général (et celui de Vladimir Poutine en particulier) sous leurs revendications de politique intérieure à court terme, les formations populistes et extrémistes allemandes n’hésitent pas, elles, à afficher haut et fort leur « pacifisme » militant, qui va de pair avec la revendication d’une négociation urgente, et même d’une coopération amicale avec la Russie — susceptibles, selon elles, de mettre fin à la guerre en Ukraine…
Pendant que l’Allemagne traverse une période de fortes turbulences — vacance du pouvoir après l’éclatement, le 6 novembre 2024, de la coalition gouvernementale tripartite (SPD social-démocrate, Verts et FDP libéral) dirigée par le chancelier SPD Olaf Scholz, récession économique (-0,2 % en 2024), délocalisations prévues par de grands groupes industriels, ralentissement des industries traditionnellement exportatrices, perspectives de fermeture de deux sites de Volkswagen, vieillissement des infrastructures, augmentation du prix du gaz et de l’électricité — les petits partis populistes profitent de ces incertitudes, des inquiétudes de la population et d’une certaine paupérisation pour recueillir les suffrages des mécontents.
Encouragés par quelques succès électoraux exceptionnels à des élections régionales en septembre dernier, ils peuvent espérer marquer des points aux élections législatives anticipées qui auront lieu le 23 février prochain en Allemagne, même s’ils n’ont encore aucune chance, à ce stade, de pouvoir briguer le poste de Chancelier fédéral.
Ils peuvent d’autant plus espérer grossir leurs rangs que la crise sérieuse et multiforme que traverse l’Allemagne provoque un climat d’insécurité économique et la peur que la guerre en Ukraine ne dégénère en une troisième guerre mondiale, une peur que ces partis savent parfaitement exploiter pour promouvoir un pacifisme défaitiste qui arrangerait beaucoup le Kremlin.
Tour d’horizon des formations politiques non traditionnelles : leur choix du « pacifisme »
1) Le parti Die Linke (la Gauche) :
Issu en 2007 notamment du PDS — lui-même héritier en 1989 sur le territoire de l’ex-RDA du parti unique SED de la RDA – Die Linke est un parti « anti-capitaliste » d’opposition, représenté dans l’ensemble de l’Allemagne réunifiée, qui a connu son heure de gloire en 2009 (8,3 % des voix aux élections fédérales de 2009, notamment grâce au soutien du charismatique Oskar Lafontaine, ex- chef du SPD fédéral passé à l’extrême gauche).
Mais Die Linke a perdu énormément de suffrages depuis la montée en puissance, à compter de 2016, d’un autre parti protestataire, cette fois d’extrême droite (!), l’AfD (voir infra), avant d’être de nouveau sévèrement affaibli par le récent départ de sa vice-présidente Sahra Wagenknecht, qui a créé alors en janvier 2024 son propre parti, le BSW (voir aussi ci-après).
En proie à d’incessantes dissensions internes sur la question de l’agression russe en Ukraine depuis 2014, Die Linke appelle expressément dans son programme pour les législatives allemandes anticipées de février 2025 à cesser de livrer des armes à l’Ukraine — notamment les chars Léopard 2 promis par le gouvernement fédéral allemand — et à « réunir les parties combattantes autour de la table des négociations ».
2) Le BSW ou Bündnis Sahra Wagenknecht :
Créé le 8 janvier 2024 en tant que parti par scission de plusieurs députés d’avec Die Linke, le BSW ou Bündnis Sahra Wagenknecht (Alliance Sahra Wagenknecht) est un ovni inclassable dans le paysage politique allemand, et il mérite selon nous un examen plus approfondi :
D’un côté, le BSW est « à gauche » puisqu’il reste proche des revendications du SPD (social-démocrate) sur les questions de politique sociale. Il cible plus particulièrement les personnes à faibles revenus, confrontées à des difficultés matérielles et qui se défient des institutions. Dès la première tentative de Sahra Wagenknecht, la fondatrice du BSW, de créer en 2018 un mouvement dissident à la gauche de la gauche, calqué sur l’exemple français de La France insoumise, elle avait reçu la bénédiction de Jean-Luc Mélenchon lui-même, dont la sympathie pour le BSW ne semble pas s’être démentie jusqu’ici…
Le BSW chasse en revanche résolument à droite sur les questions d’immigration, des minorités et sur la politique du genre. Il cherche ainsi à drainer le vote d’électeurs qui seraient sinon tentés de voter pour l’AfD d’extrême droite ! Les positions très hostiles aux migrants de Sahra Wagenknecht l’ont notamment poussée à demander le réexamen par l’Allemagne des demandes d’asile des migrants et de tout statut de protection « hors des frontières de l’UE ou dans des pays tiers », à l’instar du modèle britannique, ou du modèle italien de Giorgia Meloni. « Parti attrape-tout », le BSW entretient donc délibérément un flou programmatique, de sorte qu’on le situe volontiers dans des catégories fluctuantes, joliment appelées « gauche conservatrice », « souveraino-populistes » ou encore « nationalistes de gauche » ! Le BSW est un parti clairement populiste, anti-système, prétendant combattre les « élites », et volontiers complotiste.
Le BSW est organisé de manière rigide et verticale, léniniste, disent certains analystes, ses cadres triés sur le volet devant obéissance à sa Présidente Sahra Wagenknecht, laquelle le dirige d’une main de fer et prête donc même son prénom et son nom de famille au parti. Ancienne « star » et donc, désormais, transfuge de Die Linke, Sahra Wagenknecht, 55 ans, de père iranien et de mère est-allemande, conseillée par son mentor et ancien compagnon Oskar Lafontaine (lui-même ancien cacique du SPD social-démocrate et ex-ministre-président du Land de Sarre), est une redoutable bretteuse sur les plateaux de télévision allemands…
Le BSW consacre une place constante et déterminante dans ses prises de position — en particulier dans la courte période de la campagne engagée pour les législatives du 23 février 2025 — à la politique étrangère et aux relations internationales de l’Allemagne. Eurosceptique, le BSW remet d’abord en cause la légitimité démocratique de la Commission européenne, qui serait gangrénée par les lobbies.
Mais le vrai cheval de bataille de Sahra Wagenknecht, c’est celui des relations de l’Allemagne avec la Russie, qu’elle souhaite normaliser de nouveau au plus vite. Résolument « russophile », elle plaide pour une coopération économique renforcée avec la Russie, pour une reprise de la fourniture de pétrole et de gaz russes à l’Allemagne, entre autres pour alléger la facture de gaz et d’électricité des citoyens allemands, et donc les attirer comme électeurs du BSW… Elle exige, au nom d’une « politique de paix », l’arrêt immédiat des livraisons d’armes à l’Ukraine et l’ouverture de négociations avec la Russie. Enfin, elle s’oppose catégoriquement à toute négociation d’adhésion à l’UE de l’Ukraine, comme aussi de la République de Moldavie, et de la Géorgie…
C’est par ailleurs avec le plus grand naturel que Sahra Wagenknecht reprend les « narratifs » et les fausses informations diffusés par les services de propagande du Kremlin. Ne reculant pas, avec ses lieutenants du BSW, devant le recours fréquent à la désinformation, à la technique de l’inversion des faits (qui sont vraiment les auteurs, qui sont les victimes ?) ni aux affirmations les plus mensongères, Sahra Wagenknecht a déjà avancé publiquement des chiffres gonflés à l’extrême sur les montants excessifs, selon elle, de l’aide militaire allemande accordée à l’Ukraine ; elle a évoqué la présence prétendue de troupes de combat françaises sur le sol de l’Ukraine ; elle a conclu à la responsabilité des Ukrainiens eux-mêmes pour la mort de nombreuses victimes civiles ukrainiennes de bombardements russes (allant jusqu’à imputer à des missiles anti-aériens ukrainiens les conséquences dramatiques du bombardement de l’hôpital pour enfants Okhmatdyt de Kyïv par l’armée russe le 8 juillet 2024). Sahra Wagenknecht n’hésite donc jamais, pour justifier ses arguments, à tordre la réalité, au point même de vouloir rendre l’Ukraine responsable de son invasion par la Russie ! Enfin, toujours selon Sahra Wagenknecht, les États-Unis seraient les premiers bénéficiaires des sanctions imposées à la Russie par l’Occident, ce qui suffit pour exiger le retrait desdites sanctions…
Les partenariats du BSW — ceux qu’elle a déjà mis en place ou ceux qu’elle prépare — donnent aussi un aperçu de l’habileté dont fait preuve Sahra Wagenknecht pour favoriser l’essor de son très jeune parti, et pour faire infuser dans l’opinion publique allemande sa russophilie pacifiste. À l’international, le BSW est tenté par un rapprochement, entre autres, avec le Mouvement 5 étoiles italien de Giuseppe Conte (leurs positions se rejoignent sur la manière de forcer la paix en Ukraine, sur la normalisation des relations politiques et économiques avec la Russie, sur la politique migratoire), et avec le parti SMER du Premier ministre slovaque Robert Fico (proche de Moscou), peut-être dans la perspective d’une recomposition de la « gauche » en Europe.
En Allemagne même, Sahra Wagenknecht a déjà su trouver des partenaires influents dans la durée. Ainsi, en février 2023, soit un an exactement après l’invasion de l’Ukraine, elle s’est alliée à Alice Schwarzer — célèbre journaliste allemande et pionnière du féminisme outre-Rhin, créatrice en 1977 du très populaire bimensuel féministe Emma — pour lancer une pétition par voie électronique intitulée « Manifeste pour la paix » et appelant le Chancelier Scholz à stopper « l’escalade de la fourniture d’armes à l’Ukraine » par l’Allemagne et à proposer un armistice aux belligérants. La pétition a recueilli pas moins de 900 000 signatures, doublée d’une « manifestation de protestation » organisée devant la Porte de Brandebourg au centre de Berlin, qui aurait réuni près de 50 000 personnes.
Loin de mettre en cause dans cette pétition l’escalade militaire orchestrée par la Russie, pas plus que les menaces répétées de Vladimir Poutine de recourir à l’arme nucléaire, Alice Schwarzer et Sahra Wagenknecht se contentaient de mettre en garde l’Ukraine et l’Occident : « Il est à craindre qu’en cas d’attaque lancée en Crimée, Poutine réagisse par une frappe maximale de rétorsion. Glisserons-nous alors de manière inéluctable sur le toboggan fatal qui mène à la guerre mondiale et à l’affrontement nucléaire ? » Alice Schwarzer et Sahra Wagenknecht avaient su rallier à leur appel quelques personnalités connues outre-Rhin, comme Oskar Lafontaine (encore lui !) et l’ex-Commissaire européen Günter Verheugen.
Dès le 29 avril 2022, Alice Schwarzer et Sahra Wagenknecht avaient posté sur le site Internet du magazine Emma une lettre ouverte au Chancelier Scholz exigeant l’arrêt de la fourniture d’armes lourdes à l’Ukraine et la négociation d’une solution de compromis. 432 000 personnes avaient signé cette pétition (dont des personnalités médiatiques comme l’écrivain Martin Walser, le réalisateur Alexander Kluge et le chanteur Reinhard Mey).
Le 23 août 2024, Alice Schwarzer et Sahra Wagenknecht réitéraient leur offensive en direction de l’opinion publique allemande et haussaient le ton dans un éditorial d’Emma intitulé « Il est minuit moins une », sous la forme d’un appel à la classe politique allemande, sous-titré, dans la meilleure veine populiste, « Le gouvernement agit contre la volonté du peuple ». Se prévalant des résultats d’un sondage qu’elles avaient commandé en juillet à l’institut INSA, elles affirmaient que « deux tiers de la population allemande se prononcent désormais pour un armistice et pour des négociations de paix avec la Russie », d’où leur conclusion : « Alors, au nom de qui gouverne le gouvernement ? Certainement pas au nom du peuple. »
Dramatisant la situation en Ukraine à l’été 2024 comme l’entrée dans « la phase la plus dangereuse de cette guerre », Sahra Wagenknecht et Alice Schwarzer ne craignaient pas d’y présenter les États-Unis comme seuls responsables de l’escalade de la guerre, suite à l’autorisation donnée par Joe Biden de viser le sol russe avec des missiles ATACMS. Puisant dans le répertoire linguistique « anti-impérialiste » des propagandistes officiels de l’ex-RDA communiste, l’éditorial d’Emma conclut : « Est-ce qu’en dépit de cette situation, l’Allemagne voudra rester dans son rôle de valet de l’Amérique ? »
En seulement quelques mois d’existence, le BSW a obtenu des résultats électoraux déjà prometteurs aux élections européennes des 6-9 juin 2024 (6,2 % des suffrages), puis aux élections régionales de septembre 2024 dans trois Länder de l’ex-Allemagne de l’Est — la Saxe, la Thuringe et le Brandebourg — où il arrive en 3e position. De sorte que, pour la première fois de sa jeune histoire, le BSW participe depuis le mois de décembre à deux gouvernements régionaux : celui du Land de Brandebourg (capitale : Potsdam, à côté de Berlin), dirigé par le ministre-président SPD Dietmar Woidke, et celui de Thuringe (capitale : Erfurt) avec le ministre-président CDU Mario Voigt.
On ne pourra certes pas reprocher au ministre-président de Thuringe CDU Mario Voigt d’avoir cherché à assurer la stabilité de la gouvernance du Land en constituant une coalition avec le BSW, « le moins pire » des alliés, pour éviter de gouverner avec l’AfD, qui, elle, est cataloguée d’extrême droite. En revanche, on pourra s’étonner de lire dans le contrat de coalition concerté entre la CDU et le BSW un développement qui s’interroge sur l’opportunité de déployer en Allemagne des missiles de croisière américains, ainsi qu’une mise en garde contre le risque que « l’Allemagne, à son tour, se laisse entraîner dans une spirale guerrière de plus en plus étourdissante » : une formulation « pur jus BSW », lequel souligne à cette occasion sa détermination à faire respecter « le cap qu’il s’est donné pour la paix, et qui ne souffre pas de compromis ». De sorte que non seulement, le BSW met le pied dans la porte dans le Land de Thuringe — préfigurant peut-être la possibilité d’envisager dans l’avenir une alliance avec le BSW, cette fois à l’échelon fédéral —, mais il introduit en plus une revendication de politique étrangère, laquelle n’a pourtant rien à faire dans la politique régionale des Länder en vertu de la Constitution, et devrait donc rester du ressort exclusif du gouvernement fédéral.
Der Spiegel, hebdomadaire politique allemand de référence, a saisi l’occasion de cette co-gouvernance de deux Länder par le BSW, un an à peine après l’apparition de ce tout nouveau parti, pour lui consacrer l’éditorial de son numéro du 14 décembre 2024. Der Spiegel estime que cette nouveauté n’est pas de bon augure pour la stabilité de la démocratie libérale. Le titre de cet éditorial est en tout cas évocateur : « Poutine peut se frotter les mains » !
3) L’AfD : Alternative für Deutschland
À l’extrême droite de l’échiquier politique, l’AfD (acronyme de Alternative für Deutschland, soit : l’alternative pour l’Allemagne) est déjà bien connue parmi les partis allemands les plus récents. L’AfD a été fondée en 2013 par Alexander Gauland et des universitaires de droite, eurosceptiques et « anti-euro », qui étaient surtout attentifs alors aux sujets socio-économiques. De sorte qu’à l’origine, on en parlait ironiquement comme du « parti des professeurs »…
D’emblée populiste, l’AfD va rapidement se déchirer entre des courants modérés et des factions extrémistes jusqu’au départ en 2015 de Bernd Lucke, leader des modérés. Dès lors, l’AfD se radicalise à l’extrême droite sous la présidence de Frauke Petry, et se focalise désormais sur la question de l’immigration. L’AfD, classée par les services allemands de sécurité intérieure comme un groupe d’extrême droite, fait l’objet d’une enquête encore en cours du Bundesamt für Verfassungsschutz (l’Office fédéral de protection de la constitution, l’équivalent de la DGSI).
Parmi les élus les plus en vue de l’AfD figurent Tino Chrupalla, Alice Weidel et Björn Höcke :
- Tino Chrupalla, né dans l’ex-RDA, et à l’origine militant de la CDU chrétienne-démocrate, âgé de 49 ans, est entré à l’AfD en 2015 ; il a été élu député au Bundestag en 2017, puis désigné en 2019 comme porte-parole. Il est actuellement co-président de l’AfD avec Alice Weidel et le chef du groupe parlementaire AfD au Parlement fédéral allemand, le Bundestag.
- Björn Höcke, âgé de 52 ans, député AfD au Landtag (Parlement régional) de Thuringe à Erfurt, est parvenu faire gagner l’AfD aux élections régionales en Thuringe le 1er septembre 2023, avec près de 33 % des suffrages, sans toutefois parvenir à former une coalition de gouvernement de ce Land.
- Chrupalla et Höcke représentent l’aile dure, extrémiste, de l’AfD. Tous deux sont coutumiers de provocations verbales aux relents nazis et manifestent au sein de l’AfD une complaisance évidente avec le passé hitlérien et les thèses révisionnistes.
- Alice Weidel, 45 ans, économiste, tendance « monétariste », a été d’abord membre du Parti libéral-démocrate FDP, avant d’adhérer à l’AfD en 2013 pour ses positions clairement eurosceptiques. Elle a été élue députée au Bundestag en 2017, et est co-présidente de l’AfD avec Tino Chrupalla.
Aux élections européennes qui se sont tenues du 6 au 9 juin 2024, l’AfD a obtenu 15,9 % des suffrages, se hissant à la 2e place après la CDU chrétienne-démocrate (30 %), mais devant le SPD social-démocrate (13,9 %). L’AfD est créditée à ce stade d’un résultat compris entre 17 et 20 % des suffrages aux élections législatives anticipées qui se dérouleront le 23 février 2024. Ce taux d’approbation fait désormais de l’AfD le 2e parti de l’Allemagne après la CDU (centre-droit).
Il n’est pas impossible qu’elle puisse réaliser un score encore plus élevé aux élections anticipées de février puisque, sur son thème de prédilection qui est la politique migratoire, elle pourra capitaliser au maximum sur la récurrence en Europe depuis quelques années d’attentats terroristes islamistes, de grande ampleur — en Allemagne, celui de l’attaque au camion-bélier sur le marché de Noël de Berlin de décembre 2016, et évidemment le plus récent, celui du vendredi 20 décembre 2024 sur le marché de Noël de Magdeburg.
C’est la co-présidente de l’AfD, Alice Weidel, qui a été désignée par les instances du parti comme première candidate à la Chancellerie fédérale de l’Allemagne pour les élections du 23 février 2024, candidature qui devrait être confirmée le 11 janvier. Le programme qu’Alice Weidel propose pour l’AfD, mais qui reste encore très général, comporte essentiellement l’objectif d’un redressement de l’économie allemande en crise, ainsi qu’une réduction drastique des flux migratoires.
Depuis quelques mois, Tino Chrupalla, l’homme fort du parti, cherche à imposer à l’AfD un positionnement de plus en plus ferme et radical sur les dossiers internationaux les plus brûlants. Concernant les conflits en cours au Proche-Orient, il souhaite que l’AfD abandonne la ligne qu’elle s’était donnée jusqu’ici de solidarité exclusive envers Israël.
Quant à l’attitude à adopter envers la Russie, Tino Chrupalla a défini dans une interview donnée le 7 décembre dernier au quotidien conservateur Die Welt une ligne de conduite pour l’AfD on ne peut plus clairement favorable au Kremlin, et encore plus radicale que celle du BSW exposée plus haut ; il exige entre autres du gouvernement fédéral d’Olaf Scholz qu’il reconnaisse sans délai que « la Russie a gagné cette guerre », et que « la réalité a rattrapé ceux qui disent vouloir mettre l’Ukraine en capacité de gagner la guerre ». Tino Chrupalla reproche au ministre de la Défense allemand Boris Pistorius rien moins que de préparer l’Allemagne à la guerre, notamment avec le rétablissement du service militaire obligatoire, et de vouloir ainsi envoyer les jeunes Allemands combattre sur le front en Ukraine. « Pas question que j’accepte d’envoyer mes fils en Ukraine », conclut-il à ce sujet. Dans la même interview, Chrupalla a remis en cause l’utilité pour l’Allemagne de rester membre de l’OTAN, indiquant qu’une organisation de défense se devait d’accepter et de respecter aussi les intérêts de la Russie, « alors que jusqu’ici l’Europe se voit contrainte de répondre aux seuls intérêts des États-Unis ».
On rappellera enfin que plusieurs élus de l’AfD ont été identifiés comme entretenant des liens réguliers avec des officiels du régime russe, et que les services de sécurité allemands enquêtent sur de probables financements occultes par la Russie de l’AfD comme du BSW.
Perspectives aux législatives du février 2025
Les deux grands partis traditionnels allemands de l’ « arc républicain », le SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands) ainsi que la CDU (Christliche-Demokratische Union) — et son homologue bavarois, la CSU (Christlich-Soziale Union) — se préparent à l’échéance électorale nationale de 23 février 2025… en marchant sur des œufs. Dans une campagne qui sera très courte, ils doivent en effet veiller à limiter dans toute la mesure du possible la perte d’une partie de leur électorat qui risque d’être tenté par les sirènes — et les slogans simplistes — de ces concurrents d’un type nouveau, l’AfD et le BSW.
Parlons d’abord du SPD. Le chancelier fédéral actuel, Olaf Scholz, est conscient du risque que, selon des estimations, jusqu’à 40 % des électeurs puissent être tentés, lors des législatives anticipées, de donner leur voix à l’AfD ou au BSW, notamment dans les quatre Länder de l’Est. C’est pourquoi il semble soucieux depuis quelques mois de flatter aussi ces électeurs, afin de récupérer le 23 février 2025 les voix des Allemands tentés par la « détente » et le « pacifisme ». À rebours de son très énergique discours au Bundestag sur la « Zeitenwende » (le « changement d’époque ») du 27 février 2022, il a alors décidé d’endosser le costume de « Friedenskanzler », le Chancelier de la paix.
Depuis des mois, Scholz refuse ainsi catégoriquement de fournir à Volodymyr Zelensky les fameux missiles de croisière Taurus capables d’attaquer très loin en profondeur le territoire russe, et dont l’Ukraine aurait un si cruel besoin (notamment pour neutraliser les aéroports russes d’où partent les bombardiers russes lâchant sur ce pays les redoutables « bombes planantes »), alors même que sa ministre des Affaires étrangères Annalena Baerbock (Les Verts) souhaite, elle, que l’Allemagne octroie cette aide décisive pour l’Ukraine. (Il s’agirait de puiser dans le stock des 600 Taurus « ancien modèle » dont dispose la Bundeswehr, au moment où le ministre de la Défense allemand Boris Pistorius souhaite commander 600 missiles Taurus Neo, livrables à l’horizon 2029 à l’armée allemande, pour un montant de 2,1 milliards d’euros.)
Scholz se montre également réticent face au projet soumis par Emmanuel Macron à ses partenaires d’une Mission militaire européenne de 40 000 soldats, qui seraient chargés de garantir le maintien d’une paix à négocier entre la Russie et l’Ukraine.
Certes, on ne reprochera pas au Chancelier Scholz d’avoir pris l’initiative — concertée avec ses partenaires occidentaux — d’appeler de nouveau Vladimir Poutine le 15 novembre dernier, pour la première fois depuis deux ans. Scholz a rappelé de vive voix au chef du Kremlin qu’il n’avait atteint aucun de ses objectifs de guerre et qu’il avait donc désormais tout intérêt à accepter de négocier, comme le suggère Donald Trump. Par ailleurs, il s’agissait ainsi de couper l’herbe sous le pied de l’AfD et du BSW, qui avaient séduit beaucoup d’électeurs allemands aux élections régionales de septembre 2024 en demandant des initiatives diplomatiques.
Il reste que le Chancelier Scholz souffre en Allemagne d’une impopularité croissante. « Scholz ne peut pas incarner un renouveau crédible », juge Der Spiegel. On peut en outre se demander si Scholz n’aurait pas été mieux avisé de céder la place de candidat à la Chancellerie à son ministre de la Défense, Boris Pistorius, également SPD, qui, d’après un sondage récent effectué par l’institut Infratest Dimap, est l’homme politique préféré des Allemands, avec 61 % de suffrages, devançant de loin Friedrich Merz, CDU, avec 34 %. (Suivent Robert Habeck, Les Verts, avec 29 % ; enfin Alice Weidel, AfD, et Sahra Wagenknecht, BSW, à égalité avec 24 %.)
Le SPD n’est crédité que de 15 % des suffrages aux prochaines élections au Bundestag.
Quant à la CDU, son candidat Friedrich Merz est donné pour le moment gagnant probable de la course à la Chancellerie fédérale, face à un Olaf Scholz hautement impopulaire et déconsidéré. M. Merz a déjà pris le contre-pied des hésitations et de l’attentisme d’Olaf Scholz et de son refus obstiné de livrer à l’Ukraine les missiles Taurus. Il s’y montre, lui, résolument favorable, au cas où il serait effectivement élu Chancelier fédéral.
Mais Friedrich Merz sait en même temps que compte tenu notamment des 40 % d’électeurs des Länder de l’Est prêts à voter pour des formations pro-Poutine, sa position ferme face à Moscou, si elle est exprimée trop fermement, pourrait lui faire perdre ces élections !
En cas de victoire aux élections fédérales, Friedrich Merz devra choisir en outre quel type de coalition il envisagerait alors pour gouverner : la « grande coalition » de la CDU-CSU avec le SPD (du même type donc que la « Grosse Koalition » sous la mandature d’Angela Merkel !), ou bien une coalition avec Les Verts, dont il a pu observer la coopération constructive avec ses partenaires de la coalition tripartite sortante.
La CDU est actuellement créditée de 20 % des suffrages aux élections législatives anticipées du 23 février 2025.
Conclusion
Alors que les États-Unis et l’Allemagne sont convenus le 10 juillet 2024, en marge du dernier sommet de l’OTAN, de déployer en Allemagne des missiles de croisière de longue portée à compter de 2026, tout se passe comme si on se retrouvait aujourd’hui en Allemagne dans une situation et dans un climat rappelant ceux de la « crise des missiles » de 1981, mais cette fois en plus grave, plus immédiat et plus menaçant.
En juin puis en octobre 1981 et alors qu’aucune guerre ne ravageait plus un pays d’Europe depuis 1945, des centaines de milliers de personnes venus de toute l’Allemagne de l’Ouest avaient afflué à Bonn pour manifester contre la décision de l’OTAN de déployer des missiles de moyenne portée Pershing II en Europe de l’Ouest, en réponse au stationnement sur le territoire de l’URSS de missiles nucléaires SS 20 pointés vers l’Europe occidentale.
Dans ces rassemblements à la fois pacifistes, neutralistes et nationalistes organisés à l’appel de partis, de mouvements, de syndicats, d’Églises, qui représentaient une partie significative de la population allemande, il n’était pratiquement pas question de la menace soviétique initiale. La propagande soviétique disposait déjà de relais appréciables en Europe occidentale et l’allié américain était apparu comme l’ennemi principal aux yeux de très nombreux Allemands inquiets de la menace potentielle d’une conflagration nucléaire. L’un des slogans les plus populaires et les plus révélateurs scandés alors, au nom de la paix à préserver, était : « Lieber rot als tot » (soit : « tant qu’à choisir, nous préférons être rouges que morts » !). On se rappelle la célèbre interpellation lancée par François Mitterrand le 13 octobre 1983 à Bruxelles face à cette forte poussée pacifiste en Allemagne : « Le pacifisme est à l’Ouest, et les euromissiles sont à l’Est. Je pense qu’il s’agit là d’un rapport inégal », avait-il alors déclaré.
Quarante-cinq ans plus tard et alors que, cette fois, à quelque deux heures de vol de Berlin seulement, la Russie s’est engagée depuis 2014 dans une guerre impérialiste de conquête d’un pays européen souverain, l’Ukraine, et qu’elle menace aussi sans ambiguïté l’ensemble des pays occidentaux, ne peut-on pas s’étonner que plusieurs formations politiques allemandes en plein essor proposent une fois de plus à la population allemande de céder à la Russie et de désigner les États-Unis comme responsables du conflit ?
« L’esprit de Munich » semble bel et bien planer aujourd’hui sur une partie non négligeable de la population allemande, attisé sans relâche par au moins deux jeunes formations politiques concurrentes, l’AfD et le BSW, chacune soucieuse d’une ascension rapide sur l’échiquier politique allemand et chacune désireuse de bouleverser celui-ci.
Certes, en 2025, nous ne sommes plus en septembre 1938 — mais il y a des similitudes qui devraient faire réfléchir : à Munich, l’Allemagne hitlérienne n’attendait que l’assentiment tacite de la France et de la Grande-Bretagne pour envahir et dépecer la Tchécoslovaquie, avant de soumettre la Pologne, puis la France. La Russie poutinienne n’attend aujourd’hui que l’indifférence, le pacifisme et le défaitisme « munichois » des populations de notre Europe occidentale pour achever sa conquête meurtrière de l’Ukraine, en attendant d’aller régler le sort d’autres pays de son pourtour, la Moldavie, la Géorgie, les Pays Baltes. La Russie a trouvé en Allemagne des relais d’opinion déjà très solides.
Enfin, dans ce contexte, la mise en garde réitérée le 22 décembre 2024 par Boris Pistorius, déclarant que : « Nous nous dirigeons vers une guerre avec la Russie, […] Poutine mène des guerres hybrides, et l’Allemagne est particulièrement visée », serait-elle celle d’un homme… qu’on n’écoute pas vraiment ?
Agrégé d’allemand, Marc Villain a consacré sa carrière aux relations internationales, européennes et culturelles.
Notes
- Le 30 septembre 1938, Edouard Daladier et Neville Chamberlain, confortés par des classes politiques et des opinions publiques inquiètes et désireuses de la paix à tout prix par le compromis avec une Allemagne impérialiste, signaient avec Hitler et Mussolini les « Accords de Munich » de triste mémoire, ouvrant la voie au démantèlement de la Tchécoslovaquie et à l’expansionnisme forcené du régime nazi en Europe.