L’académicien Andreï Sakharov (1921-1989) est mondialement connu. Ce physicien nucléaire, père de la bombe H soviétique, fut également l’un des plus célèbres dissidents soviétiques. Le centre qui préservait son héritage humaniste, notamment ses archives, et abritait une exposition permanente sur les répressions en URSS a d’abord été déclaré « agent de l’étranger », puis chassé de ses locaux. Desk Russie publie la lettre du directeur de ce centre, Sergueï Loukachevski.
Le 23 janvier, le centre Sakharov a reçu un courrier émanant du service du patrimoine immobilier de la ville de Moscou l’informant qu’il était mis fin au bail locatif de tous les biens qu’il occupait : le bâtiment du centre, la salle d’exposition et l’appartement de la rue Zemlianoï Val.
Dans cette affaire, le service du patrimoine n’est qu’un simple exécutant. Notre expulsion trouve sa raison dans les amendements apportés à la « loi sur les agents de l’étranger » qui sont entrés en vigueur le 1er décembre dernier et qui stipulent que lesdits « agents » ne doivent bénéficier d’aucun soutien public. Or, tous les locaux du centre lui étaient loués par la ville à titre gracieux.
Ce conflit juridique prouve une fois de plus que la politique gouvernementale a pour but de détruire les organisations indépendantes qui défendent les intérêts de la société.
Les locaux avaient été confiés au centre en 1993 et 1996, à l’époque où l’État comprenait que c’était un devoir pour la société de conserver le patrimoine de Sakharov, un des plus grands humanistes du XXe siècle.
Pendant toutes ces années, nous avons utilisé au mieux l’espace dont nous disposions. L’appartement où a vécu Sakharov (486 rue Zemlianoï Val) conserve ses archives, c’est-à-dire non seulement ses papiers personnels mais aussi, par exemple, des milliers de lettres envoyées de toute l’Union soviétique pour demander de l’aide, manifester un soutien ou exprimer des remerciements. Il abrite une exposition muséale unique en son genre consacrée à la vie de Sakharov. Insérée avec un grand savoir-faire dans l’espace de l’appartement, elle crée une atmosphère tout à fait originale, qui permet au visiteur de se familiariser avec l’histoire de notre grand compatriote.
La solution architecturale apportée à la salle d’exposition dans le bâtiment du centre a reçu le prix du « Meilleur intérieur » lors du concours d’architecture de Moscou en 1997. Le centre a créé dans le pays la seule exposition présentant l’histoire de l’URSS comme régime totalitaire. Nous voulions aider la société à interpréter les pages tragiques de son histoire et à comprendre que revenir aux répressions politiques, aux relégations et à une politique étrangère agressive serait néfaste pour le pays, lequel ne pouvait aspirer à la dignité s’il suivait la voie de l’arbitraire, de la violence et du sang.
Pendant un quart de siècle le centre aura été le point de ralliement des milliers de citoyens russes à qui n’étaient indifférents ni le sort du pays ni les valeurs de liberté et de droits humains. Le centre a organisé des expositions, des soirées commémoratives, des conférences, des débats. C’était un lieu de rencontres en même temps que de mémoire. Y ont pris la parole Vaclav Havel, Adam Michnik, Vladimir Boukovski, Anatoly Chtcharanski, Tomas Venclova et Tom Stoppard.
Des soirées de commémoration y ont été organisées après la disparition de Sergueï Kovaliov, Boris Nemtsov, Iouri Ryjov, Valeria Novodvorskaïa, Iouri Afanassiev et d’autres personnalités sans lesquelles on ne peut se représenter l’histoire de la défense de la liberté dans notre pays.
Pendant de nombreuses années le centre Sakharov aura été une plate-forme unique en son genre, qui offrait la possibilité de se faire connaître et d’aboutir à toutes sortes d’initiatives civiques émanant de gens dont les points de vue et le mode de penser différaient : depuis les libéraux classiques jusqu’aux progressistes de gauche, en passant par les représentants d’associations de défenseurs des droits, d’écologistes, de féministes et autres mouvements.
Pendant tout ce temps, nous avons travaillé, en dépit d’une atmosphère de plus en plus lourde d’obscurantisme, de non-liberté et de peur, avec ses provocations, ses brutalités et ses lois répressives.
Aujourd’hui, l’histoire du centre tel qu’il a existé pendant un quart de siècle prend fin. Il ne peut plus y avoir d’îlot de liberté dans la Russie actuelle, qui s’est détournée non seulement de l’héritage de Sakharov mais de toute la tradition nationale d’humanisme et de recherche de la vérité et de la justice.
On peut être un homme libre dans une société qui ne l’est pas. Mais dans pareille société il ne peut malheureusement pas y avoir de centre d’initiatives sociales et de musée libres.
Un pouvoir échappant à tout contrôle, qui corrompt la société à l’aide de mythes fondés sur la peur, la haine et un sentiment de supériorité mensonger, qui manipule des traumatismes nationaux véritables et imaginaires, qui exploite cyniquement les sentiments nationaux, même les plus élevés, ce pouvoir s’engage inévitablement sur la voie de la répression, de l’arbitraire, de la destruction et du sang. Sakharov nous en avait avertis, et nous le voyons aujourd’hui sous nos propres yeux.
Mais il est encore trop tôt pour nous séparer. Nous devons fêter le centenaire de la naissance d’Elena Bonner [épouse de Sakharov, défenseuse des droits de l’homme, née le 15 février 1923]. Et nous pourrons le faire dans l’espace qu’elle a créé. Une époque prend fin, mais l’histoire ne prend pas fin. Tout comme Sakharov nous croyons au triomphe de ce que l’homme a de meilleur, au triomphe de la paix, de l’humanisme et du progrès.
Dans un avenir proche, nous aurons beaucoup à faire pour conserver tout ce qui peut être sauvé du travail du centre. Nous nous efforcerons de conserver le souvenir du centre et de son activité. Et pour cela nous aurons besoin de l’aide de tous ceux qui ne sont pas indifférents.
Traduit du russe par Bernard Marchadier.
Historien du mouvement dissident en URSS, écrivain et journaliste, directeur du centre Sakharov.