Torture à l’électricité et sandwichs au dentifrice

Un défenseur de l’île des Serpents raconte près de deux ans d’enfer en captivité russe

Vladislav Zadorine, défenseur de l’île des Serpents (ostriv Zmiïnyï), a passé près de deux ans en captivité en Russie. Il est tombé entre les mains des occupants le premier jour de l’invasion à grande échelle, lorsque la phrase de son beau-frère, « Navire de guerre russe, allez vous faire… », a fait le tour du monde. Vladislav a survécu à la faim, aux mauvais traitements et à la torture, il a perdu 60 kg, mais il a survécu malgré tout. Le site ukrainien Dumskaya.net s’est entretenu avec ce soldat.

Revenu de Pologne pour devenir marin

Nous rencontrons notre héros à Arcadia. Nous avons choisi depuis longtemps un endroit où on pourra parler tranquillement. Il reste plus d’un mois avant la saison touristique et, tôt le matin, la plupart des cafés sont fermés.

Le voilà, Vladislav Zadorine. De larges pommettes, un regard ferme, concentré. Le type est souriant, avec le sens de l’humour, malgré tout ce qu’il a vécu. Il a passé 679 jours dans les conditions monstrueuses de la captivité russe. C’est de cela que nous allons parler autour d’une tasse de café.

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Vlad est né à Blahovischtchenske (anciennement Oulianivka), dans la région de Kirovograd, dans la famille d’un soudeur et d’une comptable. D’un naturel actif et sociable, le futur marin n’avait initialement pas l’intention de lier son avenir aux forces armées et, après avoir obtenu son diplôme, il a décidé de tenter sa chance à l’étranger.

« À 18 ans, j’ai dit à mes parents que je ne vivrais pas à leurs crochets, commence Vlad. Je suis allé en Pologne, où j’ai d’abord travaillé dans un entrepôt de cosmétiques dans une petite ville. Puis j’ai déménagé à Varsovie et j’ai travaillé dans un parking. Là, je gagnais déjà près de mille dollars. À 18 ans, gagner autant d’argent, c’est cool. J’ai alors pensé que je ferais toute ma vie en Pologne. »

En 2019, Vlad est rentré à la maison pour l’anniversaire de sa mère et, après une conversation avec son père, a décidé de signer un contrat avec les forces armées ukrainiennes.

« Mon père n’a fait aucune allusion à quoi que ce soit, se souvient le jeune homme. Il ne m’a pas proposé d’entrer dans les forces armées. Il a simplement raconté son service en République tchèque à l’époque soviétique. Et je me suis dit : mon père a servi, mon frère aîné a servi, pourquoi pas moi ? C’est le devoir de tout homme. »

À l’âge de 20 ans, Vlad signe un contrat, suit une formation et devient officier de défense aérienne dans l’unité de défense aérienne de l’infanterie navale. Le défenseur s’est retrouvé sur l’île des Serpents cinq mois avant la fin de son contrat avec l’État.

La tempête arrive !

« C’était en janvier. Mon contrat arrivait à échéance. Je devais terminer mon temps dans l’unité, puis remettre mes armes et mes affaires et partir. En même temps, je préparais les documents nécessaires pour partir en Allemagne. C’est alors que mon commandant m’a dit : “Boublik (c’était mon surnom), il faut remplacer des gars, un mois max.” J’ai accepté. »

Selon Vlad, le service sur l’île des Serpents était considéré comme une sorte de camp pour enfants : regarder le ciel, prendre des bains de soleil, pêcher des moules et des poissons. L’homme se souvient que même si la tension était palpable, aucun de ses compagnons d’armes ne croyait vraiment à une guerre à grande échelle, à l’exception peut-être du commandant.

« Mon commandant m’a dit quelque chose d’étrange à l’époque, mais je n’y ai pas prêté attention, se souvient Vlad. Il m’a demandé : Boublik, quand est-ce que tu termines ? En mai. Ça veut dire que tu seras encore là quand la guerre commencera. Quelle guerre, me suis-je dit. Je n’y croyais pas. »

Le 3 janvier, Vlad Zadorine est déjà l’île. Ses frères et lui ont été affectés au 88e bataillon détaché de la 35e brigade d’infanterie navale. Les jours s’étirent les uns après les autres. Le 4 février, Vlad fête son anniversaire sur l’île et décide de rester un mois de plus : « Le service continue, le salaire tombe, et il n’y a nulle part où le dépenser : c’est génial. »

Il avait l’intention de retourner sur le continent le 7 mars. Le 24 février et la veille, Vlad s’en souvient presque à la seconde près :

« Nous avons fêté le 23 février, [le jour des Forces armées soviétiques, NDLR]. Il y avait encore beaucoup de « vieux » qui fêtaient cela. On a pêché 50 kilos de moules. Il faisait très chaud. On était en short. Quand il n’y avait pas de vent, on nageait dans la mer. Nous avons fait frire une énorme poêlée. Bref, on s’est régalés. Et le 24, à 4 heures du matin, l’alerte sonne. Nous avons pensé que quelqu’un avait fait une erreur la veille, et qu’on nous punissait. Nous sortons en courant, nous prenons nos positions. J’ouvre Telegram, je vois que la guerre a vraiment commencé. Les Russes bombardent Kyïv, Odessa, Kirovograd, Lviv, des assauts ont lieu partout. J’avais le souffle coupé, je ne pouvais plus respirer. J’ai appelé mes proches. Puis je me suis un peu calmé. Je me suis dit : notre île est au milieu de nulle part, à la frontière avec la Roumanie, les Russes ne viendront probablement pas ici. Mais en fait, ils ont commencé par nous. »

Les mouches de combat

Le 24 février, vers 9 heures du matin, le premier navire russe apparaît à l’horizon. L’éclaireur, sans ralentir, tire sur l’île, la rate, fait demi-tour et disparaît. Vers midi, le croiseur Moskva et le patrouilleur Vassili Bykov apparaissent à l’horizon. Et plus loin sur les ondes, sur le 26e canal de communication générale, un dialogue entendu par chaque Ukrainien donne la célèbre réplique au navire amiral russe : « Navire de guerre russe, allez vous faire… » Cependant, notre interlocuteur n’a pas entendu les paroles légendaires, car il se trouvait sur les positions.

Après de brèves négociations, les Russes ont autorisé l’Ukraine à retirer de l’île les spécialistes civils qui surveillaient le phare et d’autres structures. Vlad se souvient que le commandant a proposé à tous ceux qui ne voulaient pas se battre de déposer les armes et de partir en bateau vers le continent, mais aucun des 80 militaires n’a accepté de quitter ses frères.

À 15 heures, dès que les civils ont quitté l’île, le croiseur russe lance la première frappe. Puis l’aviation bombarde l’île. Le bâtiment du poste frontière, le phare, le musée, la station radar et d’autres structures s’effondrent. Sous le couvert du croiseur, une force ennemie débarque sur l’île.

« Il y avait deux endroits où débarquer, raconte Vlad. La plage, où nous nous baignions, et la jetée. Sur la plage, il y avait des barbelés, nous y avons attaché un panneau de l’époque soviétique avec l’inscription “Terrain miné”. Les Russes n’ont pas pris le risque de débarquer là, ils sont entrés par la jetée. Quand nous avons été capturés, nous avons vu qu’ils étaient armés jusqu’aux dents, avec des fusils spéciaux de sniper et des fusils d’assaut très modernes. Ils nous auraient exterminés en quelques minutes, et je suis reconnaissant à notre commandant d’avoir pris la décision de se rendre et d’avoir sauvé la vie de 80 personnes. »

Jusqu’au matin, les prisonniers ont été gardés allongés sur la jetée, sous le feu des mitrailleuses, malgré la tempête. Pendant ce temps, dit Vlad, les occupants fouillaient l’île dans l’espoir d’y trouver des laboratoires biochimiques.

« Ils y croyaient vraiment, même les commandants », s’amuse notre interlocuteur. Chaque anfractuosité était examinée, chaque caillou était soulevé. Ils cherchaient peut-être des dauphins ou des mouches de combat. Je me suis alors rendu compte de l’influence de leur propre propagande. »

La limande en Crimée et le « tapik » à Koursk

Les prisonniers ont été transportés dans la ville occupée de Sébastopol. Ironie du sort, Vlad et ses frères ont été enfermés dans la même caserne que celle où son frère aîné avait servi en 2005. En Crimée, les prisonniers de guerre étaient assez bien traités. Ils recevaient la même nourriture que les militaires russes et les interrogatoires quotidiens se déroulaient sans passage à tabac.

« Ils croyaient vraiment à leur guerre éclair, au fait que le régime de Kyïv s’était emparé du pouvoir par la force et que les Ukrainiens ne rêvaient que de s’unir à leurs frères slaves contre les Américains, ils croyaient que dans trois jours tout serait fini, alors ils n’ont pas abusé », raconte-t-il. Comparé à ce qui s’est passé ensuite, nous étions au paradis. Ils nous ont donné de la limande, des boulettes, du yaourt. Les interrogatoires ont été menés par des enquêteurs du FSB. Ils ont pris les empreintes digitales, photographié les tatouages. Ils ne nous ont pas battus. »

Deux semaines plus tard, les défenseurs de l’île des Serpents ont été embarqués dans des bus et emmenés à l’aérodrome. Les prisonniers de guerre d’autres parties du front y furent également emmenés. Tous ensemble, à bord d’un avion militaire, ils ont été transférés à Koursk, d’où ils ont été emmenés dans des paniers à salade vers un village de tentes près de Chebekino (région de Belgorod, Fédération de Russie).

« Nous avons été jetés hors des fourgons, littéralement jetés, raconte Vlad. On nous a attaché les mains, et on nous a fait tomber sur le sol. Ensuite, nous sommes restés longtemps à genoux dans la file d’attente pour l’interrogatoire, certains pendant une heure, d’autres pendant deux heures, dans la neige, dans le froid. J’ai eu la chance de rester comme ça pendant une quinzaine de minutes seulement. »

Au cours de cet interrogatoire, les militaires russes n’ont plus hésité à recourir à la torture, en particulier aux chocs électriques à l’aide de vieux téléphone de campagne militaire soviétique TA-57, alias « tapik ». Des fils nus étaient attachés aux mamelons et aux parties génitales, puis on branchait l’appareil.

« C’était très effrayant », admet Vlad. À ce moment-là, le regard de l’homme change, l’interlocuteur est plongé en lui-même. « J’ai plusieurs fois basculé de la chaise à cause de la douleur dans le dos. Ils m’ont demandé où se trouvaient nos armes et nos engins. Ils ne savaient pas que je venais de l’île des Serpents. »

« Certains ne sont même pas arrivés en cellule, on les avait battus à mort dès l’accueil »

Les prisonniers de guerre ont vécu dans des tentes pendant encore deux jours, après quoi on les a divisés en groupes et emmenés dans des prisons russes. Vlad et plusieurs autres, dont des aumôniers enlevés du navire de sauvetage Sapphire), ont été envoyés à Stary Oskol, dans la région de Belgorod, où un centre de détention provisoire local, désaffecté, avait été spécialement aménagé pour accueillir les prisonniers de guerre.

« Tant que nous étions peu nombreux, nous étions traités relativement correctement, raconte Vlad. Mais plus on amenait de prisonniers, et plus ils s’en prenaient à nous. Ils nous battaient tout le temps. Avec les mains, les pieds, les matraques. Plus vous criez, ou même grognez, ou gémissez de douleur, plus ils vous frappent fort. Ils aiment ça. Et si tu te tais et que tu supportes, au contraire, ils se calment. “Ça ne fait pas mal ? Je t’en redonne ?” Si tu leur réponds que ça fait mal, ils te frappent à nouveau puis se désintéressent de toi. En général, tout dépendait de leur humeur. Certains gars ne sont même pas arrivés en cellule, on les avait battus à mort dès l’accueil. »

En plus de les frapper, les gardiens de prison profitaient de toutes les occasions pour ridiculiser les prisonniers. Quelques secondes étaient allouées pour une promenade, pendant laquelle le prisonnier devait courir jusqu’au toit où se trouvait la cour de promenade, regarder la caméra vidéo pour être comptabilisé et revenir immédiatement en courant. Le tout en position accroupie, les bras repliés derrière le dos, ce que l’on fait généralement faire aux condamnés à perpétuité dans les prisons. Il n’y avait également que quelques secondes pour se laver, ce qui était juste suffisant pour se verser de l’eau froide sur le visage et la tête. Pour les repas, quelques minutes pour avaler les quelques cuillerées de ce que le cuisinier russe jetait dans l’assiette.

Au cours de sa captivité, le guerrier ukrainien a perdu beaucoup de poids, passant de 120 à 60 kg !

« Ils nous donnaient des pelures de pommes de terre cueillies dans des marécages. Nous avons même comparé pour savoir qui avait les plus longues pelures. Parfois, on nous donnait même des pommes de terre germées. »

Les interrogatoires étaient quotidiens. Parfois avec des coups, parfois avec des tortures sophistiquées. Les agents du service pénitentiaire de la Fédération de Russie tentaient d’extorquer des aveux pour n’importe quel crime. Le compagnon de cellule de Vlad, un membre de la défense civile de Kharkiv, a eu la langue coupée en deux avec un couteau aiguisé parce qu’il refusait d’accepter l’accusation de pillage. Les uns ne l’ont pas supporté et ont signé les documents, d’autres ne l’ont pas fait. Selon l’interlocuteur en face, c’était la loterie. 

Cependant, Vlad a qualifié de « sanatorium » les trois mois passés au centre de détention provisoire de Stary Oskol. À chaque transfert, dans chaque nouvelle prison, les conditions et l’attitude des geôliers se dégradent.

L’étape suivante a été la colonie N°6 de Volouïki, dans la même région de Belgorod.

« L’accueil y a été très dur, nous avons été tellement battus que nous avons à peine réussi à rejoindre les baraquements. À Volouïki, j’ai fait la connaissance du pistolet électrique vétérinaire. C’est un énorme taser qu’on utilise là-bas pour abattre les porcs et les vaches. Ils l’ont utilisé sur nous. Au bras, à la jambe, à l’anus, aux parties génitales, à la bouche, au cou. Quand ils vous mettent une décharge comme ça dans l’anus, vous sautez au plafond. »

Des prisonniers de guerre et des civils enlevés dans les territoires occupés ont été emprisonnés à Volouïki. Tous étaient contraints de travailler, c’est-à-dire d’assembler des classeurs. Selon Vlad, ce travail monotone, même si les normes de rendement étaient énormes, était très distrayant.

Dès le début, les Russes ont désinformé les prisonniers par tous les moyens possibles, diffusant des informations fictives selon lesquelles l’Ukraine avait déjà été entièrement occupée et que les troupes russes avaient atteint la frontière polonaise.

« Au début, nous y avons cru, se souvient Zadorine. Puis nous avons commencé à nous rendre compte que quelque chose n’allait pas. S’ils avaient envahi l’Ukraine, pourquoi restions-nous ici ? Ensuite, quand on était à Koursk, de nouveaux prisonniers de guerre sont arrivés, et nous avons commencé à découvrir la vérité, à savoir que les Russes ne pouvaient même pas s’emparer complètement des régions de Donetsk et de Louhansk, et nous avons appris la contre-offensive ukrainienne dans les régions de Kharkiv et de Kherson. »

Après Volouïki, Vladislav a été transféré dans la quatrième colonie pénitentiaire, Alekseïevka, dans la région de Belgorod. Selon lui, il y a passé des mois calmes :

« Nous y étions bien traités. Le directeur de la colonie était originaire d’Odessa, et 60 à 70 % d’entre nous venaient des brigades d’Odessa. C’est probablement la raison pour laquelle je n’ai pas été battu une seule fois pendant les trois mois que j’ai passés là-bas, on me donnait des médicaments et on me nourrissait normalement. »

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Limaces et savon au petit déjeuner, dentifrice au dessert

C’est à Koursk que les pires conditions attendaient les Ukrainiens. Vlad et un autre prisonnier de guerre y ont été transférés le 31 décembre 2022. Ils étaient censés être libérés dans le cadre de l’échange du Nouvel An, mais quelque chose n’a pas fonctionné et il est resté à Koursk. C’est là qu’il a commencé à perdre du poids rapidement :

« Mon plat préféré était le dentifrice avec du pain noir. Pour une raison quelconque, ils nous donnaient autant de dentifrice que nous voulions, nous l’étalions sur le pain, c’était sucré et nous le mangions comme ça. Nous avons mangé des vers, des limaces, nous avons dépecé des souris vivantes et les avons mangées, nous avons essayé d’attraper un pigeon – ça n’a pas marché, nous avons mangé du papier toilette et de la lessive. On nous donnait trois morceaux par jour d’un pain avec de la sciure de bois ou du sable. »

C’est également à Koursk qu’ont eu lieu les interrogatoires les plus brutaux, ou plutôt la torture pour la torture, car les hommes avaient déjà raconté tout ce qu’ils avaient pu dire au cours de l’année écoulée.

« Là-bas, on nous mettait des aiguilles sous les ongles, on nous cassait des bouteilles sur la tête. Il y avait un séchoir industriel dans les bains : on poussait les hommes à l’intérieur, et ils y suffoquaient jusqu’à perdre connaissance. On m’a enfoncé les vertèbres et on m’a cassé des bouteilles de champagne sur la tête pour s’amuser. Il y a eu de nombreux cas où des gars ont été battus à mort. Beaucoup d’hommes ont été violés. Par exemple, l’un des types de violence sexuelle était, comme ils l’appelaient, le chupa-chups. Ils demandent : “Tu aimes les bonbons ?” et t’obligent à lécher et à suçer une matraque en caoutchouc. Et c’est un moindre mal. Beaucoup de gars ont été violés avec la matraque. Un gars a été violé deux ou trois fois par jour pendant trois mois d’affilée. Il est devenu complètement fou après ça. »

Il n’était pas facile de supporter la torture et les mauvais traitements constants. Certains prisonniers de guerre se sont suicidés. Vlad a fait deux tentatives de suicide. La première fois, lorsqu’il a été emmené pour être échangé, mais qu’il n’a finalement pas été échangé.

« Les gars m’ont sauvé, se souvient-il. La personne avec qui vous partagez la cellule a beaucoup d’importance. Nous avions une cellule de cinq lits. Il y avait 12 personnes : des informaticiens, des professeurs d’anglais, des agriculteurs et des hommes d’affaires. Nous communiquions beaucoup, j’ai énormément appris là-bas, maintenant je sais beaucoup de choses sur l’agriculture, comment tailler les arbres, j’ai appris l’anglais, j’ai parlé aux autres de ma vie en Pologne. »

Malgré des conditions inhumaines, les Ukrainiens trouvaient des moyens de se distraire. Vlad et ses codétenus ont fabriqué des cartes à jouer et des dominos à partir de couvertures de livres. Les Russes les laissaient lire toutes sortes de livres soviétiques. Ils cachaient les jeux dans la ventilation.

Les Ukrainiens ont également réussi à se coudre des pantalons avec des draps de lit :

« On ne nous a donné ni slips ni chaussettes, seulement un uniforme de prison. Nous avons fabriqué des aiguilles à partir d’un seau en plastique. Nous avons ensuite tiré des fils de couvertures de bagnards. Nous dessinions des patrons sur les draps de lit pour coudre des slips, afin de ressembler à des humains.

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Liberté

Vlad a été échangé après le Nouvel An, le 3 janvier 2024, lorsqu’un grand échange a eu lieu et que 230 Ukrainiens sont rentrés chez eux. Lorsqu’il se souvient de ce jour, il a les larmes aux yeux :

« Nous avons célébré le Nouvel An, on nous a versé plus de thé que d’habitude, raconte le défenseur. Le soir, on a appelé mon nom et celui de trois autres personnes. Mon nom n’avait pas été prononcé depuis un an, mais là, j’ai été appelé. Je fais de l’arythmie, mes jambes tremblent, je tombe et je perds connaissance. On me ranime et on me demande quelle taille de vêtements je porte. Je comprends que c’est un échange. Je n’ai pas dormi pendant deux nuits, je ne pouvais pas dormir. Le 3 janvier, on est venu nous réveiller, on nous a enfoncé les bonnets sur le visage, on les a fixés avec du ruban adhésif et on nous a embarqués dans des fourgons de police. Nous avons été échangés à sept heures du soir à la frontière de la région de Soumy. Les premiers mots que j’ai entendus étaient en ukrainien : “Qui veut une cigarette ?” et “Gloire à l’Ukraine”. Dire que j’étais heureux, c’est ne rien dire. Mes larmes coulaient à flots, je n’arrivais pas à m’arrêter. Je n’arrivais pas à y croire. »

Les personnes libérées ont été envoyées à Sanjary pour y être examinées. Les tortures quotidiennes ont sérieusement ébranlé la santé de chacun d’entre eux. En deux ans, des hommes robustes sont devenus des ombres, comme sur les photos du Holodomor des années 1930.

« On m’a diagnostiqué un traumatisme crânien, on m’a retiré la vésicule biliaire – elle s’était calcifiée à cause de la qualité de l’eau –, on a pensé devoir m’amputer des gros orteils, mais on a réussi à les guérir. À Koursk, on m’avait donné des chaussures de taille 41, alors que je chausse du 45. Mes orteils ont commencé à pourrir. Les Russes m’ont simplement arraché les ongles avec un coupe-ongles, et c’était tout le traitement. Ils m’ont également enfoncé trois vertèbres à coups de marteau pendant l’interrogatoire. Les médecins disent que la moelle épinière n’est pas endommagée et qu’il vaut mieux ne pas la toucher, mais soigner en douceur. »

Une longue rééducation a commencé. Grâce à des bénévoles, Vlad et trois autres personnes libérées ont pu se rendre dans l’une des meilleures stations balnéaires de Lituanie, Druskininkai, puis dans les Carpates. Selon lui, pendant deux mois, il a pratiquement perdu la capacité de ressentir quoi que ce soit. Ni joie ni colère. Il se souvient que même lorsque ses parents venaient, il ne ressentait rien.

« C’est à ce moment-là que j’ai été diagnostiqué comme souffrant d’un syndrome de stress post-traumatique, explique-t-il. Tout d’abord, j’ai réalisé que je ne pouvais pas boire d’alcool. Immédiatement, une agressivité incontrôlée et un sens aigu de la justice survenaient. Ce sont des manifestations typiques. Aujourd’hui, je pense avoir appris à les contrôler et à vivre avec. On m’a reconnu comme invalide de type 3, mais maintenant je vais  passer au type 2, parce que ma santé se détériore. »

La Russie est une mince façade de Dostoïevski derrière laquelle se cache la ruine et la guerre

Le désir de continuer à combattre l’ennemi, mais désormais sur le front de l’information, l’a aidé à retrouver une vie à part entière. Vlad est devenu ambassadeur du projet Break the Fake, spécialisé dans la lutte contre la propagande et la désinformation. Il vient de rentrer de France. Avant cela, il s’était rendu en Lituanie, en Lettonie, en Estonie, en Pologne, en Autriche, en Slovaquie, en Slovénie, en Croatie, en Grèce et en Turquie, où il s’était entretenu avec des journalistes, des députés et des hauts fonctionnaires locaux.

« C’est aussi une sorte de guerre, une guerre de l’information, menée dans l’arène internationale, explique l’ancien prisonnier de guerre. Pas seulement en Ukraine. Nous avons bloqué les chaînes de télévision 112 et ZIK, les chaînes de Medvedtchouk1 qui ont été des sources de la propagande russe. Aujourd’hui, nous bloquons les récits de propagande russe en Europe. Je me sers de ma propre expérience pour parler de la Russie et des Russes. Je raconte ce qu’ils font aux gens. J’enseigne aux Européens comment filtrer les informations. Ils sont absolument aveugles face à tous ces faux et à toute cette propagande, comme de petits enfants. Ils n’ont pas de contre-propagande. Mais nous, en Ukraine, avons une grande expérience et nous pouvons la partager avec les Européens. Il faut leur montrer que la Russie, ce n’est pas la grandeur et la culture, mais la pauvreté, la destruction et la guerre. Une mince façade de ballet et de Dostoïevski, et derrière cela, de la vodka, des ours, de la balalaïka, des hommes ivres, des femmes et des enfants battus. Voilà la vraie Russie. »

« Les Européens doivent comprendre qu’il ne s’agit pas d’une guerre entre deux armées, poursuit le marine. Les Russes sont déjà aidés par la Corée du Nord, la Chine et l’Iran. C’est une guerre entre le droit et la force. Je ne veux pas vivre dans un monde où un grand pays peut attaquer un plus petit et prendre des territoires parce qu’il le veut. Pourquoi avons-nous besoin de toutes ces lois, de la démocratie ? À quoi tout cela sert-il ? Et s’il n’y avait pas les volontaires, s’il n’y avait pas ces gars qui sont maintenant au front, les Russes seraient tous ici, tous nos gars auraient été fusillés et ils auraient amené leurs hommes en Ukraine pour violer nos femmes et nos enfants. »

À la fin, Vladislav souligne que la Russie ne confirme pas la capture des soldats ukrainiens, en violation du droit international.

« Nous avons un très gros problème avec le fait que la Russie fait des prisonniers et ne confirme pas officiellement où ils se trouvent, déclare-t-il. Personnellement, je ne crois pas à l’échange de tous contre tous, absolument pas. S’il y a un échange de tous contre tous, seuls les prisonniers officiellement confirmés seront échangés. Et que fera-t-on des autres ? Que fera-t-on des civils qui ont été capturés dans les territoires occupés? Ils sont nombreux aussi, ce ne sont pas des prisonniers de guerre. Ils n’entrent dans aucune convention. Pendant mes deux années de captivité, je n’ai pas vu une seule organisation qui surveillait les conditions de détention de prisonniers de guerre. Pas une seule. La Croix-Rouge en tête est impuissante, totalement incompétente. Il existe des prisons-vitrine en Russie où les ONG sont autorisées à entrer. Mais il y a plus de 200 centres de détention en Russie à l’heure actuelle. Nos citoyens se trouvent à Magadan, à Kolyma, en Sibérie, en Tchétchénie, au Bélarus. Tous attendent la liberté et nous n’avons pas le droit de les oublier. »

Traduit du russe par Desk Russie

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Dumskaya.net (Думська) est un média en ligne ukrainien fondé en 2008 et basé à Odessa. Il fait partie d’un groupe médiatique qui comprend également la chaîne de télévision Dumskaya TV.

Notes

  1. Homme politique, oligarque ukrainien, arrêté en mai 2021 pour haute trahison. Il a été échangé en septembre 2022 contre plus de 250 prisonniers du régiment ukrainien Azov détenus par la Russie. NDLR

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