« Ne pas comprendre que nous sommes en guerre est une lourde erreur »

L’association Pour l’Ukraine, leur liberté et la nôtre mène un combat singulier et très important en France pour défendre les intérêts de l’Ukraine dans un contexte international incertain. Car ses dirigeants ont d’emblée compris que la guerre d’agression russe contre l’Ukraine était aussi une guerre contre l’Europe. Nous publions un entretien conduit par Galia Ackerman avec la présidente de l’association, Sylvie Rollet, et son cofondateur, Pierre Raiman.


Aujourd’hui, vous êtes une association puissante. Racontez-nous comment et à quel moment vous l’avez fondée.

Sylvie Rollet : Notre collectif s’est construit dans l’urgence avec des individus qui ne se connaissaient pas préalablement. Chacun de nous a été personnellement touché de manière très profonde par l’invasion de l’Ukraine. Chacun a immédiatement pris conscience que nous étions en train de vivre un moment de bascule historique et chacun s’est senti sommé d’agir. Il ne s’agissait pas seulement de l’Ukraine, mais très profondément, de toutes les valeurs auxquelles chacun de nous était intimement attaché : le droit international, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc.

Certains d’entre nous, dont je suis, suivaient ce qui se passait en Ukraine depuis la révolution orange et surtout depuis l’Euromaïdan. Par hasard, je me suis réveillée à 5 heures du matin le jour de l’invasion, qu’on pressentait depuis plusieurs jours sans vraiment y croire. Mon seul commentaire face aux nouvelles, c’était une question : « Qu’est-ce qu’on fait, nous ? » C’est-à-dire qu’il n’y avait ni projet politique, ni projet organisationnel au préalable, mais un mouvement de révolte très profond, et je crois que c’est ça qui a réuni des gens venus de mondes très différents. Comme je suis universitaire, je pouvais contacter des collègues. Et en gros, trois jours après le moment où nous nous sommes rencontrés, nous avons lancé un appel qui a recueilli immédiatement plus d’une centaine de signatures, venues non seulement de mon réseau, mais d’autres réseaux de chercheurs, puisque chacun de mes correspondants l’a envoyé à ses contacts.

Pierre Raiman : Personne n’avait anticipé la situation : on connaît l’épisode de la rencontre de Macron avec Poutine en février 2022. Précisément à cause de l’enjeu de l’invasion russe – le mépris radical du Kremlin à l’égard du choix de la société civile ukrainienne et son mépris des valeurs du droit international –, il était nécessaire qu’un mouvement naisse au sein de la société civile elle-même. C’est comme ça que l’on a constitué ce qui au début n’était pas une association, mais un collectif avec 130 universitaires.

SR : Pour constituer ce noyau, au départ, j’ai beaucoup utilisé le réseau de mes doctorants et jeunes docteurs. Luba Jurgenson, par exemple, a été contactée par l’un de ces jeunes docteurs, membre du laboratoire EUR’ORBEM, un groupe de recherche sur l’Europe Centrale. Je connaissais bien sûr Emmanuel Wallon, ainsi que Gérard Bensoussan, pour l’avoir rencontré dans un jury de thèse, ou encore Alexis Nouss, avec lequel j’ai autrefois organisé un colloque. C’est en particulier les réseaux de Pierre, qui a une longue carrière de militant politique, qui ont permis de rassembler d’autres personnes que des universitaires ; les universitaires sont prêts à signer des textes, mais quand ils sont en exercice, ils n’ont pas beaucoup de temps pour s’engager dans un travail quotidien. Donc, c’est plutôt grâce aux connaissances de Pierre, comme par exemple Anne Marleix, et aux contacts pris dans les premières manifestations de l’Union des Ukrainiens de France que des gens désireux d’agir se sont agglomérés et se sont déclarés disponibles pour un travail quotidien. C’est ainsi qu’on a décidé de créer une association loi 1901.

PR : Les politiques ne prenaient pas du tout ou très peu en compte le caractère existentiel de cette guerre. Rappelons-nous ce débat de l’élection présidentielle où la plupart des candidats n’osaient pas qualifier Poutine de dictateur, à l’exception de Yannick Jadot. Donc, il y avait un vide et il fallait que la société civile, des médias comme Desk Russie, des associations comme celle qu’on était en train de créer, se mobilisent et particulièrement, sur cette affaire dramatique des déportations d’enfants. Elle a commencé à émerger en avril, mai, à la fois dans une déclaration du président Zelensky, dans un document du secrétaire et l’État américain et, surtout, grâce aux enquêtes choc des Humanités, un petit journal culturel édité par Jean-Marc Adolphe, qui a été absolument essentiel pour nous. Son travail révélait l’incroyable et nourrissait la prise de conscience que ce qui se jouait là était non seulement une guerre d’agression et de conquête, mais quelque chose de plus profond encore, une guerre purement négationniste, terroriste, dont la menace pèse sur l’Europe entière.

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Pierre Raiman prend la parole lors du rassemblement place de la République à Paris, le 4 juin 2022. Photo : François Béchieau.

Qu’est-ce qui vous a inspiré dans votre travail ?

SR : C’est la dimension d’auto-organisation de la société civile en Ukraine, a minima depuis 2014, qui a constitué pour nous le modèle du fonctionnement de notre association. On l’a un peu oublié aujourd’hui dans la couverture médiatique de l’invasion russe, mais dans les premiers mois de l’agression russe, quand les troupes russes menaçaient Kyïv, le sursaut de la société civile ukrainienne et son appui à l’armée ukrainienne ont été décisifs.

PR : Ce mouvement collectif de résistance trouve probablement son origine et sa force dans l’Euromaïdan. Ce sentiment d’une unité profonde a été très important pour nous. On se disait : « Voilà, c’est la société civile qui bouge et c’est bien ce qu’elle doit faire partout en Europe. »

SR : Le dernier livre d’Andreï Kourkov, Notre guerre quotidienne, décrit bien l’auto-organisation de la société civile ukrainienne depuis l’invasion russe du Donbass en 2014. La moindre babouchka dans un village perdu va organiser une collecte pour acheter trois machins qui vont servir au bataillon où il y a son petit-fils, ou même où il n’y a pas son petit-fils mais le petit-fils de la voisine. Autrement dit, ce mouvement moteur pour la résistance ukrainienne est devenu un modèle pour nous. Un modèle qu’il est probablement plus difficile de mettre en œuvre dans la société française, qui n’est pas en guerre (ou qui ne comprend pas qu’elle est en guerre). Dans mon village, toutes mes voisines sont horrifiées par les déportations d’enfants ou les viols de masse commis par l’armée russe, mais elles n’ont pas conscience que la France, l’Europe tout entière, sont déjà les victimes d’une guerre menée par la Russie contre nos démocraties. Car la cyber-guerre est une guerre à trop bas bruit pour toucher largement la population française. D’où la question que nous nous posons sans relâche : comment étendre le mouvement de soutien à l’Ukraine au-delà du cercle des gens qui se sont manifestés dès le départ ? Comment leur faire faire prendre conscience que ce n’est pas seulement une guerre entre l’Ukraine et la Russie : c’est la guerre de la France, de l’Europe et du monde libre en général face à la Russie. J’ajouterai que la Russie n’est pas seule en cause. Le « séisme russe » s’accompagne de multiples répliques : l’arrivée au pouvoir de Trump est une réplique, la montée des mouvements d’extrême droite en Europe est une réplique, etc. ; on assiste à un même basculement du monde. Rendre perceptible le lien entre ces différents mouvements de bascule est difficile.

Quels sont les aspects de cette guerre qui vous touchent en particulier ?

En plus du sort des enfants déportés, celui des femmes violées et maintenant des prisonniers torturés et souvent aussi violés. C’est précisément sur cette question à la fois humanitaire et politique que se joue l’avenir du soutien à l’Ukraine et, d’une certaine façon, l’avenir de l’Ukraine elle-même dans les sociétés européennes et même l’avenir de l’Europe. 

Cette approche a été conceptualisée par l’expression « People First », les humains d’abord, par Olexandra Matviïtchouk du Centre des libertés civiles, lauréate du prix Nobel de la paix. Cette conception qui affirme la centralité de la dimension humaine dans le conflit reconnaît l’importance fondamentale de la défense militaire de l’Ukraine et la nécessité de lui fournir des armes, en quantité bien supérieure à ce qui est fait actuellement. Cependant, elle s’adresse simultanément aux populations et aux dirigeants politiques avec un message clair : vous ne pouvez pas marginaliser la dimension humaine en disant « oui, les viols et les déportations sont terribles, mais concentrons-nous sur la ligne de cessez-le-feu », car c’est une erreur stratégique et pas seulement morale.

Exiger la justice pour les femmes violées, le retour des enfants déportés, la fin de la russification forcée dans les territoires occupés et la libération des prisonniers torturés n’est donc pas une préoccupation humanitaire secondaire, c’est s’attaquer directement à la nature profondément génocidaire du régime russe et à sa stratégie de guerre.

Revenons à la question des enfants volés, qui a été votre première grande action.

SR : Dès le mois de juin 2022, on a commencé par rédiger un texte qui tentait de faire le point, à la fois politiquement, géo-stratégiquement et psychologiquement, sur les traumatismes qui vont atteindre à long terme toute une génération d’enfants enlevés et de familles touchées. On le sait par exemple pour le génocide des Arméniens (histoire sur laquelle j’ai beaucoup travaillé), ces traumatismes se répercutent sur plusieurs générations.

PR : Ce texte est paru dans Le Monde, le 1er août 2022, au moment où les gens sont soit sur les routes, soit en vacances, sur les plages. Pour rédiger le texte, il y avait un noyau qui s’est constitué avec des spécialistes, comme Véronique Nahoum-Grappe, Nicolas Tenzer, Jonathan Littell et aussi Bernard Golse, qui a développé l’impact psychiatrique et psychanalytique sur les enfants.

Bien avant que l’on en vienne à envisager de travailler en direction de la Cour pénale internationale, il fallait faire connaître ces déportations systématiques. On a organisé avec des Ukrainiennes de PR Army1 une conférence de presse, qui a eu lieu en septembre 2022 en ligne, et qui a été quasiment la première révélation dans la presse grand public. Ça a été le premier grand événement décrivant les déportations d’enfants. Jonathan Littell y a pris la parole, et depuis Kyïv, Daria Herasymtchouk, conseillère aux droits des enfants. Tout d’un coup, cette question des enfants a pris de l’ampleur. On a lancé une pétition multilingue sur cette question, qui a réuni 250 000 signatures, ce qui traduisait la prise de conscience et l’émotion de l’opinion.

Forts de ça, nous avons rencontré le cabinet Vigo. Car les déportations d’enfants constituaient un crime qui pouvait être qualifié de crime de génocide selon le statut de Rome et selon la convention pour la prévention des génocides de 1948. On voulait clarifier ce point. L’une des premières choses qu’on a dite aux avocats, c’était : « Merci de nous recevoir, on vient d’abord pour vous poser une question : nous disons que c’est un crime de génocide ; avons-nous raison ? » Et leur réponse, bien argumentée, a été : « Vous avez raison. »

SR : Je précise que Jonathan Littell, que connaissait Bertrand Lambolez, notre vice-président, a soutenu dès le départ notre initiative. Il est devenu régulièrement l’un de nos soutiens les plus précieux. Et c’est aussi grâce à Jonathan Littell que Maître Daoud du cabinet Vigo a pu être convaincu de nous recevoir. Il faut dire un mot de Bertrand Lambolez, qui est chercheur à l’Inserm. C’est son expertise de chercheur qui lui a permis de dépouiller un nombre impressionnant de fils Telegram russes, alors qu’il ne parle pas le russe. Aidé tantôt par Irina Tchernova et Zalina Steve de Russie Liberté, tantôt par un logiciel de traduction, il a réussi à constituer une première base de preuves de l’intention génocidaire présidant aux enlèvements d’enfants ukrainiens. Cette intention est exposée dès la première communication que le cabinet Vigo pour la CPI, mais encore plus dans la seconde, qui est autrement détaillée et met en cause toute la hiérarchie de Russie unie. 

PR : Il y a plus de 40 dirigeants impliqués dans le rapt d’enfants et identifiés dans notre dossier, bien en amont de l’invasion à grande échelle, et dont l’expérience s’est appuyée sur ce qui s’est fait en Crimée. En fait, la Crimée a été le laboratoire de la déportation des enfants, avec la complicité active de l’Église orthodoxe.

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Sylvie Rollet prend la parole lors de la soirée « Russie, hors d’Ukraine ! » au Théâtre du Soleil. Photo : André Lange.

Les intellectuels français et les figures médiatiques, à peu d’exceptions près, n’ont pas eu de position très claire là-dessus, ne se sont pas impliqués comme à l’époque soviétique. Plusieurs grandes figures en France, partout en Occident, militaient pour les dissidents soviétiques : Yves Montand, André Glucksmann, Eugène Ionesco et tant d’autres. Pourquoi y a-t-il si peu de figures médiatiques de cette dimension de nos jours ?

SR : D’une part, la figure de l’artiste ou de l’intellectuel, comme personnalité clé de la société, a disparu dans la société d’aujourd’hui. D’autre part, on constate un repli des intellectuels vers d’autres préoccupations. Les intellectuels sont très mobilisés, par exemple, sur la question du climat, mais la menace russe, poutinienne, ils ne l’ont pas vue, ils ne l’intègrent pas. Ils sont un peu au diapason de la classe politique française qui considérait qu’un accord pourrait être trouvé pour éviter la guerre.

Mais ça c’est l’explication avant la guerre ! Or, lorsque l’invasion a eu lieu, ces voix ne sont toujours pas apparues, à quelques exceptions près, comme Ariane Mnouchkine, Jonathan Littell, Dany Cohn-Bendit, Raphaël Glucksmann, Bernard Henri-Lévy et quelques autres.

SR : J’ai l’impression que les intellectuels, mais aussi des comédiens, écrivains, musiciens, sont persuadés de leur impuissance. Ils pensent n’avoir aucun rôle à jouer, en dehors de leur monde qui est celui de la culture. Je voudrais ajouter que l’hésitation de Macron sur l’attitude à adopter, est manifeste dans ses prises de parole. Il affirmait que « nous sommes en guerre » à propos du Covid, mais s’est bien gardé de le faire alors que nous étions réellement en guerre et que la France était vraiment victime de cyberattaques russes. Or, s’il avait dit clairement que nous étions en guerre puisque nous sommes victimes des attaques russes, il aurait pu prendre un certain nombre de mesures et, en particulier, interdire aux médias de donner la parole aux représentants du Kremlin, dont le porte-parole de l’ambassade russe, invité régulièrement sur LCI durant de longs mois !

PR : Ne pas comprendre que nous sommes en guerre est une lourde erreur. J’ai eu un débat récemment, au collège des Bernardins, avec le général Vincent Durieux, ancien Directeur de l’École des Hautes Études de la Défense Nationale qui a défendu l’idée que la guerre hybride n’existe pas. Ce général, avec tout le respect que l’on doit à son expérience, ne saisit pas ce qu’est une guerre hybride qui a lieu en même temps de façon classique en Ukraine et se prolonge ici sous la forme de la propagande, de la désinformation, du trolling, du hacking. Effectivement, dans l’absolu, aucun missile ne va tomber sur Paris dans les heures qui suivent, mais ce raisonnement est en décalage avec la réalité géopolitique contemporaine.

Ce raisonnement, quelque peu circulaire, est très répandu. Il nie la réalité de la guerre hybride et refuse l’évolution du concept de guerre en le figeant dans une définition historiquement datée qui exclut la possibilité d’un continuum de conflictualités géopolitiques ou de formes intermédiaires et nouvelles de guerres impérialistes : permanentes, car non-binaires, elles ne correspondent plus aux définitions traditionnelles. Comme il y a des troupes de reconnaissance dans une guerre, il y a aujourd’hui des armes digitales avancées qui testent, qui tentent, qui regardent, qui repèrent les points faibles et qui font massivement de la désinformation. Celle-ci pénètre la sphère médiatique où, avec l’élection de Trump et depuis l’affaire du Bureau ovale, l’on entend aujourd’hui beaucoup de voix qui, sans qu’on puisse les qualifier d’agents de Poutine au sens classique, reprennent un discours nourri par la propagande russe. Par exemple, sur l’économie russe, transformée en machine de guerre artificielle, et sur sa prétendue santé, qui dissimule en fait une dette cachée colossale et un système financier au bord de l’effondrement. Ou, par exemple, sur les succès militaires russes qui ne sont pas si spectaculaires que cela. Donc on a un discours qui vise à façonner une realpolitik qui, de fait, est tout sauf réelle, et qui volens-nolens fait le jeu de Poutine.

Selon vous, il y a donc une très lourde responsabilité des médias et du pouvoir politique.

SR : Oui, d’abord du pouvoir politique, car nous aurions pu nous inspirer des mesures prises immédiatement par les États baltes, qui ont considéré dès le départ que la guerre menée par Poutine menaçait leur intégrité. Il n’y a pas de propagandiste russe ou de représentant du Kremlin qui s’expriment à la télévision lituanienne.

Les hésitations de notre gouvernement déteignent sur le travail des services de renseignement français qui gèrent l’espionnage ou les cyberattaques russes à la manière dont ils traitent le grand banditisme, alors que la guerre hybride que mène la Russie contre nous devrait relever non de la sécurité intérieure, mais de la défense nationale. L’erreur très profonde dans le traitement de cette guerre par notre gouvernement influence certainement les médias dans leur couverture du conflit.

Avez-vous essayé de mener une action contre cette pénétration du discours du Kremlin dans les médias français ?

SR  : Oui, par exemple dans une tribune publiée par Le Monde en mars 2024. Mais nous manquons de relais auprès de l’Élysée ou du ministère des Affaires Étrangères. Les parlementaires, sénateurs et députés, sont à l’écoute, nous reçoivent et nous ont auditionnés à plusieurs reprises, mais ce n’est absolument pas le cas de l’exécutif. Il y a clairement en France un problème plus global : l’écoute de la société civile par l’exécutif.

PR : Il y a un exemple typique de cela : la question de la confiscation des avoirs russes. Il y a aujourd’hui un assez large consensus au Parlement européen et au Parlement français sur le fait qu’il est possible, sans risque économique ni juridique, de confisquer ces avoirs, et surtout que cela est politiquement et militairement nécessaire. Avec Martine Jodeau, membre honoraire du Conseil d’État, adhérente de notre association, nous avons réalisé un argumentaire extrêmement précis, face auquel les affirmations des ministères ou du président relayées dans les médias sur les risques juridiques ne tiennent absolument pas. Nous considérons qu’il en est de même sur les objections économiques. Mesurons le paradoxe : en plus du Parlement français et du Parlement européen, on a deux ex-Premiers ministres de l’actuel Président de la République, en l’occurrence Édouard Philippe et Gabriel Attal, qui se sont prononcés ouvertement, sur les ondes de France Inter, en faveur de la saisie des avoirs. Et dans le même temps, le ministère des Affaires étrangères, le ministère des Affaires européennes et le ministre de l’Économie affirment que les risques juridiques et économiques sont trop importants. Je pense que c’est la deuxième ou troisième grande erreur politique que commet le président de la République sur l’Ukraine, parce que c’est lui qui est derrière le refus d’agir sur la question de la confiscation des avoirs. Pourtant, cette confiscation serait décisive pour l’avenir de la guerre. Parce que, d’une part, l’impact serait significatif pour l’aide à l’Ukraine ; d’autre part, l’impact symbolique, psychologique et même financier sur Poutine serait très important.

L’essentiel de vos actions concerne les enfants déportés et volés et la nécessité de récupérer les avoirs chez les Russes. Avez-vous d’autres projets ?

SR : Nous menons plusieurs actions, qu’on peut répartir selon deux axes. Le premier axe relève de la dimension que je qualifierai de « génocidaire » de la politique du Kremlin. D’abord, les rapts d’enfants et la russification des populations actuellement sous occupation (certains, par exemple à Marioupol, ont été contraints de fuir les bombardements russes par des couloirs d’évacuation qui n’étaient ouverts que vers la Russie). Les parents de 300 000 enfants ukrainiens, résidant dans les territoires occupés, ont été obligés de demander un passeport russe pour avoir accès aux moindres soins ou à la moindre allocation. La dimension humaine des crimes russes, c’est aussi la détention arbitraire de dizaines de milliers de civils ukrainiens soumis à des tortures quotidiennes. C’est également les viols de masse perpétrés par l’armée russe dans toutes les zones occupées, temporairement ou non. Enfin, c’est le pillage systématique des musées et des sites archéologiques ukrainiens.

Le second axe de nos actions, c’est l’assistance militaire à la défense ukrainienne. Sur ce point, nous avons publié au moins trois tribunes, signées par des officiers haut gradés et des experts militaires, qui démontrent qu’il est parfaitement possible de protéger le ciel ukrainien et d’envoyer des troupes, même en l’absence d’un cessez-le-feu. Dans cette perspective et pour permettre à l’Ukraine d’acquérir l’armement qui lui est nécessaire, la saisie des avoirs publics russes apparaît essentielle.

PR : À partir de fin 2022 – début 2023, on a pris conscience que les armements fournis par les Américains comme par les Européens étaient insuffisants, notamment pour la contre-attaque ukrainienne à venir. Cela s’explique par le fait que la victoire décisive de l’Ukraine n’était pas le but de guerre des alliés de l’Ukraine.

Cette prise de conscience a eu lieu notamment grâce aux discussions avec des généraux de réserve de l’armée française, ainsi qu’un contrôleur général des armées, adhérent de notre association, sur l’absence d’aviation, l’insuffisance de moyens blindés et d’artillerie. Il n’y avait rien qui permettrait d’assurer la victoire de l’Ukraine. Il y avait donc une nécessité de pousser les gouvernements européens à agir.

Il s’est trouvé qu’au même moment, la même réflexion est apparue dans cette tribune extraordinaire « Ne trahissons pas l’Ukraine, ne nous trahissons pas nous-mêmes », signée par toi, Galia, par Véronique Nahoum-Grappe, et bien sûr par Ariane Mnouchkine. On s’est dit, mais oui, c’est exactement cet axe-là qu’il faut poursuivre, et à partir de là, on a essayé de faire converger les réflexions de différents esprits, des généraux, des personnalités et des membres engagés de la société civile. Nous réunissons aujourd’hui près de 10 000 personnes qui souhaitent agir, ensemble avec nous, auprès des pouvoirs politiques pour la défense de l’Ukraine. Et là, il y a succès et insuccès sur cette question de l’armement.

On a pu rencontrer l’ensemble des groupes politiques pro-Ukraine, mais une partie du pouvoir exécutif reste très fermée. Pour l’exécutif, la politique des droits humains – comme la défense des enfants ukrainiens déportés – n’est qu’une préoccupation secondaire par rapport au conflit militaire principal. Les responsables politiques adoptent l’attitude suivante : vous pouvez discuter des questions humanitaires si vous voulez, mais cela reste périphérique. Quant à tout ce qui touche à la conduite de la guerre et aux questions d’armement, cela relève exclusivement de la compétence du gouvernement, et plus spécifiquement du président lui-même, dans ce qu’on considère comme son « domaine réservé ».

Ce « domaine réservé », sur lequel il convient de s’interroger, Macron a commis une série d’erreurs stratégiques. D’abord, nous avons longtemps cru pouvoir dialoguer avec Poutine jusqu’au jour même de l’invasion. Puis est venue la rhétorique regrettable du « ne pas humilier Poutine » – qui aujourd’hui se transforme ironiquement en comment éviter l’humiliation de l’Europe elle-même. Ensuite, nous avons tenté de limiter les capacités ukrainiennes de peur qu’un effondrement du régime de Poutine ne provoque une catastrophe, alors que la catastrophe serait l’effondrement de l’Ukraine.

La victoire de Trump a provoqué un sursaut apparent : « L’Europe doit s’armer, l’Europe doit se préparer! » Mais aujourd’hui, dos au mur, la véritable question est simple : qu’allez-vous faire concrètement, messieurs et mesdames les dirigeants ? Pas dans trois mois, mais maintenant. Malgré tous nos efforts pour faire bouger les choses, nous nous heurtons à un blocage persistant.

Pouvez-vous parler davantage de votre action concernant l’aide matérielle à l’Ukraine ?

SR : L’association Kalina, avec laquelle nous entretenons des liens structurants, joue un rôle crucial bien que peu médiatisé. Sa mission principale est d’acheminer hebdomadairement des équipements de sécurité utilisables sur le front vers l’Ukraine – non pas des armes, mais du matériel de protection, essentiel pour les militaires.

Ce qui distingue particulièrement le travail de Kalina, c’est sa chaîne logistique exceptionnelle. Son président, Florent Murer, un Français marié à une Ukrainienne, assure la livraison directe aux unités militaires du matériel acheté grâce à nos collectes. Chaque envoi est clairement identifié avec les logos de Kalina et de Pour l’Ukraine. Afin de maintenir la confiance des donateurs, un système rigoureux de retour d’information a été mis en place : les soldats documentent systématiquement la réception du matériel par des photos, confirmant ainsi que l’aide arrive bien à destination.

On pourrait s’étonner que des unités militaires aient besoin de recevoir du matériel, comme des générateurs, par des canaux civils. Cela s’explique par la nature même de la résistance ukrainienne, profondément ancrée dans l’auto-organisation de la société civile, comme évoqué précédemment.

À notre modeste échelle, nous avons envoyé environ 400 à 500 générateurs collectés auprès de nos adhérents et sympathisants. Cette action, qui dépasse la simple valeur symbolique, illustre comment la société civile française peut contribuer directement à l’effort ukrainien. C’est un principe fondateur de notre association : tous nos fonds, hormis les frais de fonctionnement minimaux, sont destinés à l’Ukraine, prioritairement pour soutenir le front.

Pour le matériel plus volumineux, notamment médical, nous collaborons également avec SAFE, une importante association, formant ainsi un réseau tripartite d’acheminement avec Kalina. Il est crucial de souligner que ces deux organisations sont nées non pas en 2022, mais dès 2014, et directement en Ukraine. Elles se sont formées en réponse aux besoins identifiés sur place, organisant depuis la France des convois de matériel médical et de protection vers l’Ukraine. Cette ancienneté témoigne de la solidité et de la fiabilité de leur travail.

En France, on a un tissu exceptionnel d’associations locales de toutes sortes. C’est ce tissu qu’il va nous falloir réussir à mobiliser de manière plus systématique dans les mois qui viennent.

Jusqu’à présent, notre mode d’action a été principalement réactif : nous avons répondu aux demandes qui nous parvenaient par différents canaux, notamment via nos tribunes. Comme Pierre l’a rappelé, ces tribunes nous ont permis de constituer une base significative de près de 9000 sympathisants de la cause ukrainienne. Ce réseau s’est formé organiquement, car à chaque publication, nous ajoutons un lien permettant aux lecteurs de signer et rejoindre notre mouvement.

Notre atout majeur réside dans la répartition géographique de nos adhérents, présents dans toute la France, mais aussi en Europe et aux États-Unis. Nous souhaitons désormais mobiliser activement ce réseau pour ancrer la cause ukrainienne dans le tissu local des régions de France. Cette démarche nécessite d’établir des liens solides avec les municipalités et d’autres associations pour créer des initiatives durables.

L’objectif est clair : puiser dans les forces vives de nos adhérents et sympathisants pour assurer une présence de la cause ukrainienne qui ne soit plus seulement épisodique mais régulière et ancrée dans toutes les régions de France.

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Il y a un grand méchant loup dans toute cette affaire, et on le connaît, est-ce que vous faites quelque chose pour le combat anti-Poutine, pour la compréhension de ce qu’est le régime de Poutine ?

PR :  La compréhension de ce régime est inhérente à tous les combats que l’on mène. Nous l’avons exprimée de nombreuses fois dans des tribunes et des prises de parole publiques.

La tribune d’octobre 2022 de Gérard Bensussan, l’un des fondateurs de Pour l’Ukraine, offre une analyse éclairante du négationnisme poutinien. Ce négationnisme se distingue par son caractère orwellien : il ne vise pas simplement à nier les faits, mais à faire disparaître le réel pour le remplacer par ses contrefaçons. Cette stratégie de mise en scène négationniste et nihiliste de l’histoire nous enveloppe à tel point que nous finissons par vivre dans ce mensonge, ne serait-ce que parce que nous sommes contraints de le réfuter continuellement.

Dans notre action, notamment sur la question des enfants ukrainiens déportés, nous avons démontré qu’il s’agit d’actes pouvant s’apparenter à un crime de génocide. Mais notre analyse va plus loin : derrière la question spécifique des enfants, se profile une guerre qui est « holistiquement génocidaire », pour reprendre la conception de Lemkin, l’inventeur du concept de génocide.

Si l’on se réfère à la Convention de 1948 et au Statut de Rome, certains actes isolés constituent des crimes mais ne sont pas nécessairement génocidaires en eux-mêmes. Par exemple, les viols de masse sont des crimes graves contre l’humanité, mais ne constituent pas un génocide lorsqu’ils sont considérés isolément. Cependant, lorsque ces viols s’inscrivent dans un ensemble comprenant les déportations, la torture de prisonniers, la destruction systématique de la société ukrainienne, y compris de sa culture, on discerne la nature globalement génocidaire de cette guerre. Cette compréhension a des implications profondes sur notre façon d’analyser et de traiter le régime de Poutine, notamment la certitude que cette guerre n’est pas une guerre territoriale.

L’enquête récente menée par Bertrand Lambolez et son équipe sur les enfants ukrainiens déportés a mis en lumière le caractère systémique de cette pratique. Il ne s’agit pas simplement d’un crime opportuniste commis par Lvova-Belova et Poutine, profitant du chaos de la guerre pour kidnapper des enfants. C’est une politique délibérée et systématique qui répond à diverses motivations, notamment démographiques, mais qui trouve sa raison profonde dans la volonté négationniste de destruction de la nation ukrainienne.

Le travail de Bertrand révèle un aspect particulièrement troublant : les adolescents ukrainiens de 15-16 ans sont systématiquement militarisés après leur déportation. On pourrait se contenter d’y voir un crime, de surcroît moralement répréhensible – transformer ces enfants en chair à canon – mais cette réalité s’inscrit dans un phénomène bien plus profond : la militarisation globale de la société russe. Ces enfants ukrainiens, une fois « russifiés », ne sont pas simplement intégrés dans la société russe – ils sont incorporés dans une société en pleine militarisation. Ce processus, qui existait déjà avant la guerre, connaît désormais une accélération sans précédent. Cette dynamique fonctionne de façon interconnectée entre la militarisation profonde de l’économie russe, avec 40 % directement dédiés à l’effort de guerre et encore 30 % indirectement liés – soit l’essentiel de l’économie orientée vers le conflit et la militarisation criminelle de la société, qui se poursuit à travers des crimes de masse et un endoctrinement systématique. Le système poutinien avale progressivement la société civile russe, absorbe la population et l’embrigade. Cette capacité à phagocyter la société civile témoigne de l’émergence d’un système néo-totalitaire. Le sort des enfants ukrainiens déportés n’est donc pas seulement un crime isolé – c’est un révélateur de la nature profonde du régime russe actuel et de sa transformation totalitaire.

Après l’avènement de Trump, pensez-vous que c’est aussi de votre ressort de le combattre ?

SR : C’est un ennemi de l’Ukraine, mais il est aussi en train de détruire les États-Unis. C’est une sorte de réplique du séisme déclenché par Poutine et qui s’étend sur l’Europe. Cependant, d’une certaine manière, le phénomène Trump a réveillé non seulement les politiques, mais l’ensemble de la population européenne. Il y a quelque chose dans ce phénomène qui peut peut-être aider à un sursaut des Européens.

Cela impliquerait qu’il y ait aussi un sursaut de nos gouvernements, qu’ils fassent le lien entre ce qui se passe aux États-Unis et ce qui se passe en Europe, avec cette lame de fond des extrêmes droites populistes (extrêmes droites qui peuvent se prétendre « de gauche », d’ailleurs). Avec Poutine qui a clairement enclenché le mouvement, et avec la « réplique » que constitue l’idéologie trumpienne, on assiste à la désagrégation de ce qui assurait, bon an mal an, une certaine stabilité internationale, fondée sur le droit et, en particulier, le respect des frontières.

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Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

Notes

  1. PR Army est une organisation ukrainienne indépendante à but non lucratif qui se consacre à la sensibilisation à la guerre et au renforcement de l’image de l’Ukraine dans le monde. (NDLR)

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