Sergueï Medvedev, philosophe politique russe aujourd’hui exilé, se penche dans ce texte caustique sur la personnalité et le rôle de Vladimir Medinski, chef de la délégation russe aux pourparlers d’Istanbul avec les Ukrainiens en 2022 et en 2025. Medinski n’a aucune qualification pour mener des négociations, mais c’est un ultra-patriote et « théoricien » des bases idéologiques de la guerre. La nécessité de soumettre l’Ukraine découle des thèses qu’il défend, notamment la négation de l’identité nationale ukrainienne. Si Medinski dirige les négociations, c’est que ce ne sont pas de vraies négociations. Dans la Russie de Poutine, tout est faux.
Aujourd’hui, alors que les négociations russo-ukrainiennes sur un cessez-le-feu ont définitivement échoué et que les parties sont revenues à une guerre totale sur le front et à l’arrière, il apparaît évident que la Russie n’a même pas essayé de faire avancer ces négociations. Elles n’étaient qu’un écran de fumée, une couverture pour une nouvelle offensive russe, un spectacle destiné à satisfaire le protecteur du Kremlin, Donald Trump, et à semer la confusion chez les Européens en quête d’une « paix » illusoire. À la tête de cette mascarade organisée par les diplomates russes se trouvait la figure comique de l’historien en chef de la cour, Vladimir Medinski, nommé chef de la délégation russe.
Medinski est en Russie une figure à la fois grotesque ( « fantoche », comme l’a qualifié Volodymyr Zelensky) et caractéristique, typique du régime de Poutine. Né en Ukraine dans une famille de militaires, il s’est retrouvé à Moscou au début des années 1980 où, encore écolier, il s’est passionné pour l’histoire militaire et a été admis au prestigieux MGIMO, l’Institut des relations internationales du ministère des Affaires étrangères, véritable pépinière de loyauté et d’arrogance impériale. Il a travaillé au Komsomol et s’est naturellement orienté vers les affaires, fondant plusieurs agences de relations publiques et conseillant, entre autres, des pyramides financières tristement célèbres telles que MMM. Tel un héros des premiers romans de Viktor Pelevine, ce publicitaire moscovite des années 1990 à l’allure de fonctionnaire du Komsomol a compris que les véritables opportunités en Russie étaient liées à la fonction publique. Au début des années 2000, il a fait une carrière fulgurante dans la bureaucratie : après être passé par le service de presse de la police fiscale et l’appareil du parti du pouvoir, Russie unie, il est devenu député à la Douma, puis ministre de la Culture.
À ce poste, Medinski s’est fait remarquer par des extravagances : il a par exemple déclaré que le peuple russe avait un « chromosome supplémentaire » qui lui avait permis de survivre au XXe siècle (en réalité, un chromosome supplémentaire entraîne de graves maladies génétiques, comme la trisomie 21). Il a interdit la comédie satirique britannique « La Mort de Staline », traité de « débiles » ceux qui lisent des bandes dessinées et a également affirmé que la légende soviétique des 28 héros de Panfilov qui auraient détruit une division blindée allemande près de Moscou en 1941, depuis longtemps reconnue comme un mensonge de propagande, était vraie.
Mais l’activité principale de Medinski est bien sûr dans le domaine de l’histoire russe. En tant que président de la Société d’histoire militaire russe, il a reçu des milliards de roubles du budget de l’État pour construire des monuments pompeux à la gloire des dirigeants russes et tourner des films patriotiques dépourvus de talent. Il a écrit une série de livres intitulée « Mythes sur la Russie », dans lesquels il affirmait que toutes les idées reçues sur les Russes – l’alcoolisme, la paresse et la misère, sont le fruit de l’imagination des russophobes occidentaux. Il a également coécrit un manuel d’histoire destiné aux écoles russes, dans lequel l’histoire de la Russie est présentée comme une succession ininterrompue de victoires et Staline est qualifié de « gestionnaire efficace ». Et lorsque des traces de plagiat ont été découvertes dans la thèse de doctorat d’histoire de Medinski, il a déclaré qu’il s’agissait d’une machination des ennemis de la Russie, et la révocation de son titre universitaire a été suspendue après l’intervention des autorités.
C’est précisément sur le terrain de la politique historique que Vladimir Medinski s’est lié d’amitié avec un autre historien amateur, Vladimir Poutine. Le président russe est connu pour son penchant maladif pour l’histoire, sa nostalgie de l’Empire russe et de l’Union soviétique, sa manie de dénoncer les falsifications historiques, ce qui explique que Medinski, avec sa version mythifiée, patriotique et impériale de l’histoire russe, soit devenu son partenaire idéal. Selon de nombreux témoignages, c’est Medinski qui a façonné les opinions de Poutine sur la « question ukrainienne » : le « peuple unique » des Russes et des Ukrainiens, le fait que l’Ukraine ne serait pas une nation et aurait été « inventée par les bolcheviks », qu’elle serait dirigée par des « adeptes de Bandera et des nazis », etc. C’est lui qui a rédigé les articles verbeux de Poutine sur l’Ukraine, qui sont devenus la justification propagandiste de l’agression russe. En ce sens, Medinski est le coauteur à part entière de cette guerre sanglante qui dure depuis douze ans, depuis l’annexion de la Crimée en 2014.
Sa présence à la tête d’une délégation russe factice est donc profondément symbolique. D’un côté, elle souligne l’absence de tout véritable mandat politique de cette délégation, le caractère vain et guidées par l’idéologie de ces négociations, destinées à humilier et insulter les Ukrainiens. De l’autre, elle montre combien les mythes historiques et les griefs illusoires sont profondément enracinés dans le tissu même de la politique russe : c’est pour eux que fusent les missiles et que périssent des centaines de milliers de personnes. Dans la Russie de Poutine, tout est faux : de l’historien-charlatan promu au poste de conseiller présidentiel jusqu’aux raisons inventées de la guerre et aux discours hypocrites sur la paix.
Traduit du russe par Desk Russie. Lire l’original
Sergueï Medvedev est un universitaire, spécialiste de la période postsoviétique, dont le travail s’enrichit des apports de la sociologie, de la géographie et de l’anthropologie de la culture. Il a remporté le prestigieux Pushkin Book Prize 2020 pour son livre The Return of the Russian Leviathan, qui a été largement salué aux États-Unis et en Grande-Bretagne, ainsi qu’en France (sous le titre Les Quatre Guerres de Poutine, Buchet-Chastel, 2020).