Depuis sa diffusion à l’antenne le 26 février, le documentaire de France 5 Marcus Klingberg, un pur espion est disponible en replay sur France TV (jusqu’au 6 juillet 2023). Or, ce film pose des problèmes car il représente une version édulcorée de l’histoire. Klingberg était-il le « pur espion » qu’il prétendait être ?
À l’heure de la guerre en Ukraine déclenchée par les héritiers du KGB dont Vladimir Poutine, il faut se pencher attentivement sur le film de Rémi Lainé et Yaël Vidan consacré à cet espion du KGB arrivé aux plus hauts sommets de l’État Israélien. Avec talent et habileté, il charrie en lui-même et aussi avec les présentations dans L’Obs, Times of Israel, Télérama (1) et (2), le cortège d’images complaisantes de l’espionnage idéologique, sans pour autant éclairer les dégâts et le rôle central de tous ces « infiltrés » en Occident, principalement à partir de 1948, début de la guerre froide.
Sylvia Klingberg, sa fille, a obtenu la libération de son père depuis la France et le petit-fils de l’espion n’est autre que Ian Brossat, à la fois porte-parole du PCF et adjoint auprès d’Anne Hidalgo, maire de Paris. Ceci fait aussi l’intérêt de cette histoire, elle est un pan de l’histoire française des rapports des intellectuels avec le totalitarisme soviétique et son influence sur les esprits jusqu’à nos jours où les successeurs kagébistes des employeurs de Klingberg commettent des massacres en Ukraine.
L’histoire de Klingberg
Juif polonais, Marcus Klingberg fuit en URSS en septembre 1939, au moment de l’invasion de l’ouest de la Pologne par les nazis, en vertu du pacte germano-soviétique puisque, parallèlement, l’Armée rouge envahit l’est de la Pologne, ce que se garde d’indiquer le documentaire. Toute la famille Klingberg périt en déportation tandis que Marcus devient un épidémiologiste réputé durant la guerre. Il s’installe en Biélorussie dès sa reconquête par l’armée soviétique, avant de regagner la Pologne, puis partir en Suède, en 1946.
Après deux années à l’ambassade de Pologne — « nid d’espions soviétiques », nous dit le film —, avec son épouse juive polonaise comme lui, il met le cap sur Israël, qui lui confie rapidement la direction du programme ultra-secret de protection contre des armes chimiques et bactériologiques1. S’ensuit, jusqu’à son arrestation en 1983 — il est dénoncé par un agent soviétique retourné —, une transmission permanente de tout ce qu’il fait et sait, ainsi que son épouse, aux Soviétiques.
Tout est secret dans cette affaire, et encore aujourd’hui l’action de Klingberg est couverte par la censure militaire afin de protéger l’État d’Israël, abri des survivants de la Shoah, comme les époux Klingberg, mais qui eux vont trahir leur pays d’accueil.
Ce secret militaire permet à Klingberg de se présenter comme un militant ayant agi pour des raisons idéologiques et ce sans avoir jamais manifesté un quelconque repentir. Pour clore le documentaire, il indique qu’il aimerait voir écrit sur sa tombe « combattant antifasciste » et peut être, ajoute-t-il dans un rire, « protecteur des secrets du KGB » !
Ses impasses et mensonges avérés
Klingberg raconte que c’est à la faveur d’une convalescence dans une maison de repos qu’il est « approché » par les Soviétiques en 1953. En réalité, tous les spécialistes de cette période — et l’un d’entre eux en témoigne — savent que dès après-guerre, les Soviétiques ont profité des importants mouvements de population pour implanter des infiltrés un peu partout.
Les époux Klingberg auraient sans doute fait partie de ces contingents : ils seraient venus en Israël pour espionner ! La version de Klingberg d’un sentiment de reconnaissance envers l’URSS pour lui permettre de devenir médecin réputé est appuyée par une citation complaisante de John le Carré, « trahir pour ne pas trahir ». Il dit également avoir transmis des informations pour assurer un équilibre des forces entre les USA et l’URSS, un argument utilisé dans les années 1950 aussi par les Rosenberg et bien d’autres, comme Kim Philby, arguments dont on sait qu’ils visaient à donner un semblant de moralité à ces trahisons.
Des gens comme Klingberg et son épouse savaient très bien ce qui se passait en URSS, y compris après-guerre et quelle était la véritable nature du régime : « J’avais peur du retour des années 1930 en URSS », dit-il. Tous les Juifs et communistes polonais accueillis à Moscou ne sont pas devenus des espions, loin de là : certains sont devenus des dirigeants des « pays-frères » — « j’aurais pu devenir ministre de la Santé de la Biélorussie », assure Klingberg — tandis que d’autres ont connu le Goulag ou les assassinats.
Dès 1947, à la faveur d’un antisémitisme déployé depuis le sommet de l’État, la censure frappe les œuvres d’auteurs, notamment juifs, telles Le Livre noir, un recueil de témoignages sur la liquidation des Juifs par les nazis, sous la direction d’Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman. En 1952, les principaux dirigeants du Comité antifasciste juif sont condamnés à mort et exécutés d’une balle dans la nuque. Klingberg nous est présenté et se présente comme un idéaliste, mais son « idéalisme » ne l’a jamais conduit à dénoncer ces crimes, ni à s’excuser d’avoir travaillé pour un pays qui les commettait, y compris contre Israël, son pays d’adoption qui a accueilli plus d’un million de Juifs soviétiques.
Malgré la défense par sa famille en France
Un pseudo-romantisme révolutionnaire, tel celui qui apparaît dans le documentaire pour parler des « temps bolchéviques », sert de somnifère ou de tranquillisant encore trop souvent dans l’opinion publique française.
Mais ici ces « somnifères » et « tranquillisants » nous sont servis par la famille et les amis. On peut et on doit naturellement humainement comprendre la défense et en tout cas le soutien de Ian Brossat et de sa mère, aujourd’hui décédée, au grand-père et père. Encore enfant, Ian Brossat est allé voir son grand-père en prison et devait garder un silence absolu sur sa situation car l’arrestation de Klingberg, son jugement et sa détention ont été totalement sous secret militaire durant de nombreuses années. Une vie de famille sous cette chape de plomb est effroyablement douloureuse pour toute personne et tout enfant en particulier.
Pour autant le plaidoyer de Ian Brossat dans le magazine Télérama : « Mon grand-père était un espion d’occasion » n’est pas entendable. Beaucoup ici tient de cette « mythologie » de la lutte révolutionnaire évoquée plus haut.
Non, Ian Brossat, votre grand-père n’était pas « un espion d’occasion qui a fait des rencontres », comme expliqué ci-dessus, et son histoire n’a rien d’un « pied de nez à tout le monde » : ou alors c’est un pied de nez aux victimes de ce régime haïssable que fut l’Union soviétique ! Selon les autorités israéliennes, les activités d’espionnage de Klingberg avaient mis des informations sur les vaccins créés en Israël en possession des services de renseignement arabes, privant ainsi ce pays d’une défense efficace contre les armes bactériologiques. Les dommages causés par Klingberg à Israël ont été estimés à plusieurs millions de dollars.
Non, Ian Brossat, ce n’est probablement pas vos « visites en prison » et « la confrontation à l’humiliation des fouilles et à l’attitude des matons envers [votre] grand-père » qui ont fait naître un « sentiment d’injustice et la nécessité de combattre pour arriver à ses fins » qui vous ont « poussé vers l’action politique » : il vaudrait mieux explorer les ressorts plus ou moins inconscients de cette « fidélité » chez un homme cultivé — vous êtes agrégé d’histoire et une personnalité publique — qui vous poussent à être porte-parole du PCF, un parti marqué par une profonde inféodation historique aux idées et aux dégâts des commanditaires des actes de votre grand-père.
Ian Brossat, vous dîtes « il était important qu’il [Klingberg] ne soit pas réduit au simple rôle d’espion et que sa mémoire ne soit pas abîmée » et vous soulignez de « partager son idéal antifasciste qui reste d’actualité » : mais votre grand-père avait abîmé son glorieux passé depuis bien longtemps en acceptant de servir et de couvrir un pouvoir totalitaire dont « l’actualité » se déploie sous nos yeux avec la guerre en Ukraine. Ce n’était pas un « pur espion » quoiqu’en dise le titre du documentaire.
Un idéal antifasciste doit aussi consister à prendre la défense et à réhabiliter les victimes du bolchévisme… mais hélas cela n’aura pas été l’idéal de votre grand-père décédé en 2013 et qui aurait donc eu — plus de vingt ans après la chute du Mur de Berlin — largement l’occasion de demander pardon pour une complicité au moins indirecte avec les criminels staliniens et leurs émules.
Ancien journaliste de l’AFP, expert en communication RH et relations sociales.