Depuis près de deux mois, Margarita, militaire russe sous contrat ayant pris part à la guerre contre l’Ukraine, suit un traitement de réadaptation. Elle est suivie par un psychologue et prend de puissants antidépresseurs pour tenter d’oublier ce qu’elle a vécu ces derniers temps. Mais elle n’arrive pas à oublier. Ce que Margarita craint le plus, c’est d’être renvoyée dans son régiment, où l’on obligeait les femmes de l’unité médicale, sous la menace, à avoir des rapports sexuels avec des officiers. C’est ce qu’elle a raconté au média indépendant en langue russe Sever. Realii (Radio Free Europe / Radio Liberty).
« Parfois, j’ai l’impression que quelqu’un marche sous la fenêtre ou que des objets se déplacent. Ou que quelqu’un s’assied sur moi, dit Margarita décrivant son état. J’ai sans cesse des cauchemars et des crises de panique. Ils m’ont diagnostiqué quelque chose, je ne me souviens pas quoi, je n’ai pas le papier sous la main. Ils m’ont dit qu’il me faudrait six mois pour me rétablir. Je ne peux pas rester seule, pourtant j’ai très envie de m’isoler dans ma chambre. Mais même quand je ne suis pas seule et que je suis occupée à quelque chose, j’ai en permanence toute cette horreur devant les yeux. »
Margarita dit que quand elle était à la guerre, elle ne remarquait pas les changements qui se produisaient en elle, mais lorsqu’elle est rentrée en Russie, elle a compris que son psychisme était en miettes. Elle raconte ce qu’elle a vu et vécu d’un ton calme et égal qui rend d’autant plus terrifiantes ses histoires de soldats tués par leurs propres camarades, d’officiers ivres abusant des recrues et des femmes mariées affectées à l’unité médicale et forcées d’avoir des rapports sexuels. Margarita, elle, n’a jamais pu être brisée ni « casée » avec quelqu’un, et pourtant ils ont essayé, dès le premier jour.
« Le colonel a des vues sur toi »
Margarita, 42 ans, s’est vu proposer un contrat à l’été 2022 quand elle s’est présentée au bureau d’enrôlement militaire afin d’obtenir un certificat pour la banque attestant qu’elle était retraitée de l’armée. En 2017, après onze ans passés dans l’armée, elle avait pris sa retraite et s’était installée à Belgorod, mais en cinq ans, elle n’avait pas trouvé d’emploi convenable. En fait, comme elle le dit, elle ne se sentait pas à sa place dans le civil et a donc décidé de se porter volontaire pour « l’opération spéciale ».
« Mes enfants sont malades. Même si aujourd’hui ils sont adultes, ils sont à ma charge et ils n’ont que moi. En plus, j’ai des emprunts à rembourser. J’ai donc accepté, explique Margarita. Ils ne m’ont pas recrutée comme opérateur radio, ma spécialité, mais m’ont affectée au service médical comme aide-soignante. J’ai dû tout apprendre très vite, on n’avait pas le temps de réfléchir. »
Mais Margarita ne s’est pas retrouvée tout de suite dans une unité médicale. Le colonel, à qui elle avait tapé dans l’œil, a ordonné de l’affecter à l’état-major.
« J’étais à peine arrivée à Nijni Novgorod, à Novosmolino, que le colonel m’a repérée pendant la formation. Il commande le 10e régiment de chars. Il m’a dit : « Margo, viens ici ». Il m’a demandé pourquoi je n’étais pas vêtue comme il faut — je n’avais pas encore d’uniforme. Je lui ai dit que notre économat fonctionnait mal et qu’ils n’avaient pas ma taille. Il a ordonné qu’on me procure un uniforme et m’a annoncé que j’allais travailler au quartier général dès le lendemain. Au début, je n’ai pas compris, je croyais que j’étais là pour l’unité médicale et que j’allais suivre une formation médicale. Mais quand je suis arrivée au quartier général et que j’ai commencé à discuter avec les gars du personnel, ils m’ont dit : « Le colo a des vues sur toi. Tu seras probablement une épouse de campagne ». Quand j’ai demandé ce que c’était, ils m’ont répondu : lui faire la cuisine, faire sa lessive et être aux petits soins pour lui. »
Un mois plus tard, le régiment a été envoyé sur la « ligne zéro » [en Ukraine, NDLR]. Là, Margarita espérait échapper aux sollicitations de plus en plus insistantes du haut gradé, sauver les blessés et se rendre utile, mais elle s’est retrouvée en plein cauchemar : la seule loi qui s’appliquait était la parole du colonel. Voyant que Margarita n’avait pas l’intention de devenir son épouse de campagne, il a ordonné qu’on lui rende la vie impossible pour l’obliger à se soumettre.
« Lorsque nous sommes arrivés sur la ligne zéro et que je me suis enfin retrouvée dans l’unité médicale, le commandant m’a dit que le colonel avait ordonné de me punir sévèrement, raconte Margarita. Pendant un mois, j’ai tout simplement vécu dehors. Quand les autres s’abritaient dans des tentes et des cabanes, moi je dormais à même le sol, au bord de la route, dans un petit bois. Avec les mulots. J’essayais de me réchauffer comme je pouvais. Mais quand on a froid, impossible de s’endormir. Parfois, on ne me donnait rien à manger. Il voulait en fait me briser pour que j’accepte de coucher avec lui. Mais j’ai tenu bon et quand il a compris, j’ai aussitôt été envoyée dans l’artillerie, sur ses ordres. Dans la zone rouge, sur le front même. Il pensait peut-être que je serais tuée. »
Et si je rentrais chez moi enceinte ?
Dans l’unité médicale, il y avait sept autres femmes, âgées de 23 à 38 ans, et on essayait de « caser » chacune d’entre elles avec des chefs de peloton.
« Une pour le renseignement, une autre pour l’unité de chars, une autre encore pour l’infanterie. Quand nous sommes arrivées, aucune de nous ne savait bien sûr ce qui se passait. Et une fois qu’on avait compris, impossible de revenir en arrière, raconte Margarita. J’ai vu de mes propres yeux un officier de la section tirer sur « sa » fille, Svetlana. Ils avaient bu, ou bien c’était une histoire de jalousie, je ne sais pas. Ils ont fait croire que c’étaient les Ukrainiens, il s’est même tiré une balle dans le bras, comme s’il avait dû se défendre. Il est revenu de l’hôpital environ trois semaines plus tard. »
Svetlana avait survécu à ses blessures mais était restée infirme. Elle avait déjà subi cinq opérations et une sixième était prévue.
« On l’a d’abord envoyée à Volnovakha, mais là ils n’ont rien fait. Puis on l’a envoyée à Rostov et ensuite seulement à Moscou, où elle est restée hospitalisée deux mois. On lui a tout enlevé. La balle n’avait pas traversé de part en part, elle avait fait des dégâts un peu partout avant de rester coincée. Elle a tout déchiqueté. À présent, Svetlana se trouve chez elle en Bouriatie, mais en mars, elle devra retourner à Moscou pour une nouvelle opération. On va recoudre ce qui lui reste d’intestins. Son contrat devait expirer en février, nous avons été mobilisées presque en même temps, mais elle n’a pu servir qu’en septembre et octobre, explique Margarita. »
Avant que tout cela n’arrive, le commandant de la section Acacia, qui a tiré sur Svetlana, la frappait avec la crosse de son arme, il y a des témoins. Margarita dit que ce qui se passait l’a plongée dans un état de choc absolu. Les femmes militaires étaient toutes mariées, mais Svetlana est la seule à avoir dit à son mari qu’on la forçait à coucher avec des officiers.
« Elle est la seule à avoir appelé et avoué. Car imaginez qu’elle soit rentrée chez elle enceinte, qu’est-ce qu’elle lui aurait dit ? Pendant deux semaines, son mari n’a pas fait signe, puis il a fini par l’appeler et lui a dit qu’il lui pardonnait et qu’il l’attendrait, pourvu juste qu’elle reste en vie. Moi je n’en pouvais plus, j’ai dit que je n’allais pas me taire. Ce sont les vôtres que vous détruisez ! Le médecin-chef de la division, une femme également, au rang de colonel, était indignée par cette situation mais elle ne savait jamais où on se trouvait. Notre unité médicale était toujours en déplacement alors que les autres vivaient dans des maisons. Délabrées, certes, mais des maisons. Nous, on vivait dans la forêt. Malgré mes demandes répétées, aucune aide humanitaire ne nous parvenait jamais, alors qu’on en avait cruellement besoin. »
Finalement, presque toutes les filles ont été brisées et forcées à rendre des services sexuels, soit par des menaces, soit par des brimades, qui rendaient la vie insupportable. Certaines, dit Margarita, couchaient même avec plusieurs hommes. Mais personne ne les jugeait, il fallait bien survivre.
« Alina a été casée en septembre. Ils ne lui ont pas donné le choix : toi, tu seras avec celui-là, tu lui plais. Elle était originaire de la même ville que moi. J’avais un ami là-bas, il était chauffeur, on s’était toujours suivis. Il l’a retrouvée ensuite et j’ai pu parler avec elle. Je lui ai demandé comment ça allait. Nous étions parfois dispersées dans des pelotons mais on se retrouvait toutes après, raconte Margarita. Mais elle, elle n’était jamais revenue à l’unité médicale. Elle m’a simplement répondu que ça allait. Mon ami, le chauffeur, m’a confié par la suite qu’on abusait d’elle, c’est pour cela que le colonel ne l’avait pas laissée revenir, c’était bien pratique là-bas. La fille acceptait. D’ailleurs la plupart des filles s’étaient résignées. Elles avaient décidé que dans cette guerre, mieux valait vivre au paradis : on avait quelque chose à manger, et puis des cigarettes. Un officier m’a dit un jour : « Nous avons vendu Alinka, à ton tour maintenant ! » Mais j’ai dû lui jeter un tel regard qu’il a aussitôt ajouté : « C’est bon, je plaisantais ». »
Les femmes ne tentaient pas de fuir pour retourner en Russie parce qu’on ne les aurait pas laissées passer la frontière, explique Margarita. Et puis leurs proches auraient très bien pu être abattus pour cela.
Les femmes dans la guerre
Marina Zaïtseva, adjudante à la retraite originaire de Saint-Pétersbourg, a servi en Tchétchénie de 2001 à 2006. Si elle n’avait pas démissionné en 2019, elle se trouverait aujourd’hui probablement en Ukraine. Selon elle, le phénomène des « épouses de campagne » n’est pas nouveau dans l’armée. Les femmes qui acceptent ce rôle peuvent passer d’un officier à l’autre lorsque le « mari » est par exemple muté ailleurs. Elle a vu ce genre de cas. Mais les épouses de campagne sont en règle générale des femmes seules et vivent avec des officiers de leur plein gré.
« Lors de la guerre en Tchétchénie, je me souviens que nous étions un jour tous assis autour d’une table : officiers, sergents, adjudants. Nous discutions en passant d’un groupe à l’autre, raconte Marina. Elle entend une femme se plaindre à une autre : « le mien » est parti. Il est rentré chez lui, auprès de sa femme, de sa famille. L’autre compatit et lui dit qu’il va falloir qu’elle se trouve un nouveau « toit ». Les situations sont différentes. Tout dépend de la femme, bien sûr. De la façon dont elle s’affirme. Certaines femmes cherchent un toit, d’autres peuvent se défendre. Moi, je pouvais. »
Marina dit que la situation des femmes dans l’armée et dans la guerre est vraiment difficile, surtout à cause des promotions. Elle se souvient que pendant la guerre de Tchétchénie, un officier supérieur voulait lui soutirer de l’argent en échange d’un poste. Elle a fini par lui « mettre un coup dans les dents ». Marina dit que beaucoup d’officiers subalternes en rêvaient, elle ne regrette pas du tout son geste. Après cela, ses camarades lui ont même « serré la main ».
Marina Zaïtseva s’est enrôlée à l’âge de 34 ans et, avec le recul, elle pense que les jeunes filles âgées d’une vingtaine d’années ne devraient pas s’engager dans l’armée : il existe dans la société russe un stéréotype voulant que les femmes dans la guerre soient des prostituées. C’est très triste.
Ils creusaient leur propre tombe
Évoquant devant le correspondant de Sever. Realii les cas de harcèlement dans son régiment, Margarita dit que les officiers tiraient aussi sur les soldats. Les circonstances étaient différentes, il est vrai. Pour ceux qui refusaient d’aller au front, on recourait à une méthode éprouvée : on les laissait nus dans une cave froide et humide avec des rats. Si cela ne suffisait pas, le commandant du régiment avait aussi son moyen « original » à lui d’agir sur les réfractaires.
« On les forçait à creuser leurs propres tombes. Ils creusaient un trou, on les obligeait à s’y allonger. Et d’autres gars, sous la menace d’une arme à feu, les recouvraient entièrement de terre. Même la tête n’était plus visible. On pouvait les laisser comme ça un moment. Mais ensuite, le chef du peloton ou de la compagnie reculait et tirait en rafale sur les fosses. Pour ceux qui étaient touchés – adieu ; ceux qui survivaient sortaient de là à moitié fous. Tout leur était égal. Et on les envoyait au front. Certains ne sont pas revenus, mais beaucoup se pissent encore dessus, dit Margarita. »
Des gars mobilisés tabassés par les leurs, il lui est arrivé plusieurs fois d’en soigner. On ne les envoyait à l’hôpital qu’en dernière extrémité, s’ils risquaient d’y passer. Sinon on ne les sortait pas, pour ne pas « s’exposer ».
« J’ai demandé à l’un d’eux ce qui lui était arrivé. Il a répondu qu’il ne se souvenait de rien. Il avait reçu un coup de crosse, avait perdu connaissance et, apparemment, ils avaient remis ça. Il était dans un état épouvantable, dit Margarita. Je me suis débrouillée pour trouver une voiture – nous étions à Donetsk à l’époque – et je l’ai conduit à l’hôpital de Volnovakha. Il y a reçu des soins puis a été envoyé à Rostov. Je ne me souviens plus de son nom ni de son prénom. Il y avait beaucoup de gars comme lui là-bas. »
Ils essayaient aussi autant que possible de ne pas ramener en Russie les « 300 » : les soldats blessés. Ne rentraient que les blessés graves. Les autres devaient être soignés sur place pour pouvoir être renvoyés aussitôt au combat. Après un certain temps, Margarita regardait tout cela avec des « yeux de verre ». Sinon, admet-elle, elle n’aurait pas tenu le coup, psychiquement.
Un amas de chair noire à la place des orteils
« Si quelqu’un avait l’occasion d’aller en ville et de se procurer des pommes de terre ou un sac d’oignons, des médicaments ou autre chose, tout s’échangeait ensuite, dit Margarita. Parce que les gens n’avaient rien. Les gars dans les tranchées étaient affamés et mal en point, cela faisait six mois qu’ils n’étaient pas payés. Ils ont été piégés. On leur a payé le mois de septembre et ensuite, plus un kopek. Comme s’ils n’existaient pas. Nous leur donnions de la nourriture contre les armes et les munitions dont nous avions nous aussi besoin à l’infirmerie pour nous défendre. Quand on était parti de Russie, on ne nous avait attribué que quatre chargeurs de trente cartouches. Autant dire rien. J’essayais toujours de faire des provisions. C’est la guerre. »
Selon Margarita, ce n’était pas seulement les munitions et les grenades qui manquaient, mais aussi les équipements. Aucun véhicule pour se rendre au magasin le plus proche, à soixante kilomètres de là.
« Tout était cassé et délabré. On dépensait en permanence pour des pièces détachées, car il fallait réparer les véhicules au cas où on aurait dû fuir, poursuit Margarita. Au début j’étais à Nijni Novgorod, un énorme chargement était en route : des véhicules blindés, des chars, des véhicules de combat d’infanterie. Le premier chargement a cheminé trois jours. Le deuxième chargement était également énorme. On accompagnait le matériel en train, on attendait que tout soit chargé. Et quand on est arrivé à la ligne zéro, il ne restait presque plus rien pour la guerre. Où était passé tout le matos ? Il avait été vendu, ou quoi ? Mais pas question d’ouvrir la bouche, même si tout le monde savait. Je pense que tout était vendu aux Ukrainiens et je ne suis pas la seule à le penser. C’est pourquoi nos pertes sont si terribles. Que voulez-vous ? On envoyait les gars au front sans mitrailleuses. »
L’un des pires souvenirs de Margarita c’est quand des soldats russes se sont tiré eux-mêmes dessus pour ne pas rester au front.
« Ils se tiraient dans le pied parce qu’ils étaient restés des semaines entières dans les tranchées et ne pouvaient tout simplement plus marcher. À cause de l’humidité constante et du gel, leurs pieds commençaient à pourrir. Lorsqu’ils ôtaient leurs bottes, j’étais horrifiée, je n’avais jamais rien vu de tel. Un amas de chair noire, recouvert de sang séché, on ne pouvait même plus distinguer les orteils, il ne restait plus qu’à amputer, se souvient Margarita. »
On a fortement conseillé à Margarita de ne plus se présenter à l’unité militaire de Novotcherkassk ni au bureau d’enrôlement. Du moins tant qu’elle suivait un traitement. On lui a dit que le colonel voulait la ramener sur la « ligne zéro ». Elle n’a donc pas été à l’hôpital ni dans un sanatorium militaire pour sa réadaptation, on l’a laissée rentrer chez elle pour être soignée dans un hôpital civil.
Malgré l’enfer qu’elle a vécu et la menace qui la guette, Margarita veut aujourd’hui rempiler, mais dans un autre régiment, et de préférence dans la zone frontalière. Elle dit que la vie civile n’est pas pour elle et qu’à Belgorod, on ne trouve pas de travail assez bien payé pour en vivre.
« Les salaires les plus élevés ici en ville sont ceux du GOK [usine d’extraction et d’enrichissement de minerai, NDLR]. Entre 60 et 80 000 roubles. Mais on ne me prendra pas à la mine, je suis une fille, dit Margarita. Ailleurs, le salaire est de 20 000 roubles. Loin du salaire moyen de 40 000 roubles annoncé par les statistiques : des foutaises, on n’a jamais vu de tels salaires ici. Et puis je veux aller aider les gars, pour qu’ils soient au moins nourris. Je me sens comme un devoir, quelque chose à finir. Je ne sais pas, peut-être que j’ai déjà perdu la tête ? Oui, je vais probablement rempiler. »
Elle a été voir le gouverneur de la région, et là, sur la base de son récit, une plainte a été rédigée et déposée auprès du ministère de la Défense de la Fédération de Russie.
« C’est mieux ainsi, je pense. Si le gouverneur intervient en mon nom, il y a quand même plus de chances d’obtenir une réponse que si c’est moi qui écris. »
Une femme militaire sur quatre harcelée
Dans ses travaux de recherche sur le harcèlement sexuel, Maxim Arzamastsev, professeur associé à l’École supérieure d’économie de Saint-Pétersbourg, indique que dans l’armée russe, une femme militaire sur quatre a été victime d’une forme ou d’une autre de harcèlement sexuel. Le psychologue Igor Selivanov, qui étudie les relations au sein des unités militaires, raconte comment, pendant la campagne de Tchétchénie, un commandant adjoint a dû littéralement cacher les femmes célibataires sous contrat aux officiers venus inspecter son unité.
Valentina Melnikova, secrétaire du Comité des mères de soldats de Russie, dit que depuis qu’elle s’occupe de la défense des droits de l’Homme, ce qui remonte à la période soviétique, les femmes qui se plaignent d’avoir été sexuellement harcelées ou violées par des soldats sont des cas isolés. En règle générale, les femmes préfèrent ne pas porter plainte.
« Tant qu’elles garderont le silence, cela continuera. Pourquoi elles se taisent et pourquoi elles supportent tout cela avec résignation, je n’en sais rien. Il faudrait en discuter avec des psychologues, dit Mme Melnikova. Cela ne se passe pas seulement au niveau des sections ou des compagnies. C’est la même chose au quartier général. La plupart du temps on ne se plaint pas, même quand on n’est pas payé, par exemple, ou quand on se voit refuser ses jours de congé. Sans même parler des viols et des actes de harcèlement. Cela relève de la psychologie. Et la façon dont les choses fonctionnent réellement chez nous fait que personne ne veut épingler ou sanctionner qui que ce soit. »
Selon Mme Melnikova, les hommes aussi sont victimes de harcèlement sexuel dans l’armée russe car dans les unités militaires, « au niveau des capitaines et des commandants », certaines personnes ont une orientation sexuelle non traditionnelle, et les plaintes de soldats sont courantes. Le problème des relations homosexuelles dans les rangs de l’armée existait déjà à l’époque soviétique.
« Dans l’armée soviétique, tout était objet de trafic, y compris les personnes. Les soldats étaient vendus ici ou là, dit Mme Melnikova. Nous [l’Union des comités de mères de soldats, NDLR] existons depuis 1989. Sous Gorbatchev, une commission a été créée pour enquêter sur les causes de décès et de blessures dans l’armée. J’y ai travaillé. Depuis que l’Union existe, près de quatre mille personnes nous ont contactés. Et il y avait parmi ces personnes des gars qui s’étaient enfuis de leur régiment parce qu’ils étaient à bout. Mais tout cela était gardé sous le boisseau, c’est seulement lors de la création de l’armée russe que des informations ont commencé à filtrer. Tout a commencé avec l’affaire Sakalauskas, cette histoire d’un soldat brutalisé par ses compagnons d’armes sans que ses supérieurs n’interviennent, qui s’est soldée par la mort de plusieurs personnes. C’était la première affaire. »
Le fait qu’un officier ivre ait pu tirer sur la fille avec laquelle il couchait n’est pas surprenant, estime Mme Melnikova, il y avait des histoires semblables pendant la guerre de Tchétchénie.
« Nous avons vu lors de la deuxième campagne de Tchétchénie des officiers éméchés tirer sur leurs subordonnés pendant des beuveries. Il y a eu des cas très graves. Un officier a même été envoyé en Allemagne pour y être opéré et suivre un traitement de réadaptation, explique la militante des droits de l’Homme au correspondant de Sever. Realli. »
Traduit par Fabienne Lecallier
Journaliste russe. Vit à Saint-Pétersbourg. Travaille pour Radio Svoboda (Radio Free Europe/Radio Liberty).