Forte de son expérience en Israël, la chercheuse russo-israélienne Lola Kantor-Kazovsky s’adresse aux Russes pour leur expliquer qu’il ne peut y avoir d’innocents et de personnes « non concernées » lorsqu’un pays mène une guerre en leur nom. Il faut savoir écouter les signaux qu’envoie l’autre partie du conflit.
Je voudrais vous parler de mon expérience de simple citoyenne d’un État en guerre. Je vous assure que, qu’on le veuille ou non, ce ne sont pas seulement les armées, c’est toute la population civile qui connaît la guerre une fois qu’elle a éclaté. La guerre, on ne fait pas que la côtoyer, on n’en subit pas simplement les effets : on vit dedans. Les armées sont seulement à la pointe du conflit et expriment symboliquement les relations entre deux peuples.
Contrairement à vous, qui continuez de vivre en pleine sécurité ou qui avez déménagé en lieu sûr et qui, pour l’instant, ne souffrez que de choc ou de dégoût, nous autres, simples Israéliens paisibles, nous éprouvons parfois en temps de guerre une douleur réelle et connaissons des dangers et inconforts véritables, chacun à notre manière. Par exemple, j’habite à Jérusalem. Nous avons eu les attentats terroristes qui, dans les années 90, pulvérisaient les autobus que nous prenions avec nos enfants, nous avons vu exploser le café de notre rue, nous avons connu les attaques au couteau, etc. Ma famille a été touchée à une de ces occasions.
C’est seulement quand on a reçu le coup et que l’on sent la douleur que l’on cesse de voir la guerre comme une abstraction. Ceux qui te frappent prennent chair et vie à tes yeux. Rien à voir avec le syndrome de Stockholm et il ne s’agit pas de savoir si ces gens ont tort ou raison, si ce sont des combattants ou des fanatiques. Il s’agit d’autre chose. Tout simplement, lorsque je pense à la politique au Proche-Orient, je vois toujours les gens de l’autre bord. Je comprends les sentiments qu’ils éprouvent, et dont m’a plus que clairement informée l’attentat suicide en face de chez moi. Vous n’ignorez pas, bien sûr, que le Hamas (qui à l’époque n’était pas encore une armée, mais une organisation) n’a eu aucune influence sur moi ni sur la majorité des Israéliens, en grande partie du fait de ses méthodes barbares. Mais quoi ! Les sentiments n’ont pas disparu, et l’affrontement est passé à un autre niveau.
Maintenant, voici ce que je voulais vous dire à vous autres Russes paisibles, mes frères, s’agissant de votre guerre (ou, si vous le voulez, d’une guerre que vous ne reconnaissez pas comme vôtre, mais croyez-moi, c’est sans importance). Ces derniers jours, j’ai entendu de la bouche de citoyens russes de nombreuses opinions, étayées de divers arguments, à la suite de la proposition faite par le président ukrainien Volodymyr Zelensky de cesser pendant une année de leur accorder des visas touristiques. Et vous m’avez bien fait peur. On a lu et entendu n’importe quoi, sur le sort des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, sur la poursuite des exportations de gaz, sur le droit imprescriptible de tout homme à se déplacer. Aucune de vos réactions ne mentionnait dans son équation le sort des populations civiles d’Ukraine. Et n’allez pas demander : « En quoi ça les aiderait qu’on n’aille pas en Europe ? » Il s’agit d’autre chose — non pas d’une quelconque rationalité mais de relations entre deux peuples. Cela signifie que les Ukrainiens n’ont pas encore touché votre conscience.
Ah ! Bien sûr, ils ont commencé par renverser des monuments qui vous sont chers, puis ils ont mis hors de circulation des textes importants à vos yeux et voilà maintenant qu’ils portent atteinte à votre droit de voyager. Ce n’était pas une attaque terroriste mais une attaque très civilisée et formulée à la manière européenne contre la population civile. Mais vous avez décidément confirmé que vous ne voulez rien savoir de la douleur que cache cette attaque, que vous ne vous considérez pas comme un élément du problème ni comme si vous étiez responsables, au point de ne pas vouloir renoncer à un peu de votre monde d’avant-guerre. Il n’est donc pas exclu qu’on vienne frapper chez vous d’une autre façon, plus terrible. Croyez-moi, je n’invente rien ; c’est ce qu’enseigne l’anthropologie de la guerre. Je vous aime beaucoup et je ne veux pas de ça.
Le fait que vous refusez de vous sentir le moins du monde responsables des agissements d’un gouvernement détesté — et que, bien au contraire, vous proclamez haut et fort dans la presse et les réseaux sociaux que vous êtes innocents — ne signifie pas que vous n’êtes pour rien dans cette guerre : vous êtes de facto en guerre, même si vous n’y êtes pas de votre plein gré. Le nier vous empêche de prendre conscience de votre situation. En insistant sur votre innocence, vous laissez votre subjectivité fondre dans cette situation et devenez ainsi le jouet de forces qui vous dominent. C’est précisément ce que vous a dit en d’autres termes le président ukrainien.
Traduit du russe par Bernard Marchadier.
Lola Kantor-Kazovsky est maître de conférences au département d'histoire de l'art de l'Université hébraïque. Son domaine est l'art et l'architecture de la Renaissance et du début de l'ère moderne en Italie. Parallèlement, elle s’intéresse à l’art contemporain et mène des recherches sur l'histoire et les problèmes artistiques de la seconde avant-garde russe. Elle vit à Jérusalem.