Ce texte est une transcription de l’appel vidéo enregistré par Valéria Novodvorskaïa (1950-2014), l’une des plus célèbres dissidentes soviétiques, devenue essayiste et militante politique dans la Russie post-communiste. Lucide, Novodvorskaïa s’adresse en 2014 aux jeunes combattants pro-russes du Donbass récemment occupé. Publier ce texte permet à la fois de rendre hommage à la dissidente et de proposer une lecture édifiante à l’aune de la guerre actuelle.
Mes chers miliciens du Donbass, alias « séparatistes », alias « terroristes » : vous ne pouvez même pas imaginer comment vous serez traités par les historiens ! Je suis russe, moi, je ne vous appelle pas de Kyïv, je vous appelle de Moscou. Il semble que, jusqu’à présent, personne ne vous a encore dit la vérité sur le sort qui vous attend et sur la manière dont Moscou vous utilise comme monnaie d’échange.
Dites, mes très chers, pourquoi, pour quelle raison allez-vous mourir ? Personne ici n’arrive à le comprendre. Pour l’amour de la télé russe que vous ne regardez que trop ? Vous auriez déjà dû comprendre qu’il n’y aura pas de Blitzkrieg ni d’Anschluss, que Poutine n’a besoin ni du Donbass ni de vous-mêmes. Le Donbass n’est pour lui qu’un complément à Mykolaïv, à Kherson, au sud du pays, à Odessa, rien d’autre. Il n’a pas besoin de vous.
En fait, il a besoin d’un trou noir à travers lequel il enverra des armes pour provoquer et entretenir une guerre civile.
Regardez vos adversaires de l’armée ukrainienne et de la Garde nationale que vous traitez de fascistes (on ne sait d’ailleurs pas pourquoi : cela ne fait-il pas un peu trop de fascistes pour un seul pays ?) : ils sont aussi jeunes que vous, peut-être un peu plus âgés. Eux, on comprend parfaitement pourquoi ils sont prêts à mourir : ce n’est même pas pour l’intégrité territoriale de l’Ukraine, non, ils meurent afin que leur pays vive, ce pays qui s’appelle Ukraine, afin que ce pays se détache de notre maudite Russie, cette Russie servile, minable, haineuse. Je vous le dis en tant qu’originaire de cette même Russie, car je sais très bien ce qui se passe ici, chez nous. Ils se battent pour pouvoir se nourrir, se vêtir, partir vers l’Europe et vivre en savourant la paix, le calme et le bonheur, comme vivent les Européens.
Comme vous devez le comprendre, nul fascisme n’est au programme. Ils ne veulent pas vous faire la guerre. S’ils le voulaient, ce serait on ne peut plus simple de transformer Donetsk, Louhansk et Sloviansk en champs de ruines, pour qu’il ne reste aucun survivant. Le problème, c’est justement qu’ils ne veulent pas vous faire la guerre. Ils vous considèrent comme leurs concitoyens, quoique trompés, dupés, bernés. Ils veulent faire la guerre à vos ennemis — à Pouchiline, à Borodaï, à Strelkov-Guirkine, qu’il faudrait capturer et envoyer à Kyïv pieds et poings liés, en guise de cadeau. Ces « chiens de guerre » n’ont aucune pitié de vous. Dès que leurs affaires tourneront mal, ils s’enfuiront aussitôt en Russie pour se réfugier sous l’aile de Poutine. Et vous, vous serez enterrés, et Poutine ne se souviendra même pas de vous.
En fait, vous n’avez aucune raison de mourir. Vous prétendez vous battre pour le Donbass. Mais le Donbass, c’est quoi ? Il fait partie de quoi ? Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de pays qui s’appelle le Donbass. Vous devez comprendre que Poutine ne vous laissera jamais y vivre de façon autonome. Il ne veut pas d’un Donbass indépendant. Il a besoin d’une frontière où envoyer ses systèmes de défense antiaériens et d’autres armements pour attaquer l’Ukraine, afin que l’Ukraine ne connaisse pas un seul jour de calme, afin qu’il y ait une guerre incessante, pour que l’Ukraine ne puisse jamais réaliser les réformes qu’elle souhaite.
Et vous, vous n’êtes que de la chair à canon. Vous n’êtes qu’un moyen de mener la guerre, et plus vous serez nombreux, plus Poutine sera content. Pourquoi brandissez-vous les drapeaux russes ? Vous avez une chance, avec l’Ukraine, de vous assurer une existence correcte, humaine, libre. Peut-être même, dans une dizaine d’années, une existence aisée.
Nous, nous sommes obligés de pourrir ici parce que la Russie est notre patrie et que c’est à nous d’essayer de la sauver. Et vous, comment comptez-vous sauver la Russie à l’aide de ces rubans aux couleurs de Saint-Georges et de drapeaux russes ? Chaque fois que vous brandissez un drapeau russe, vous ne faites aucun bien à la Russie, qui est écrasée, violée par Poutine.
Savez-vous seulement qui est Poutine ? C’est un monstre, un stalinien, une créature des ténèbres. Avez-vous lu Tolkien ? Poutine vient de Mordor, c’est un vrai Sauron. Que veut-il ? Il veut que personne ne vive normalement. Il veut un empire, un empire du Mal, car un empire du Bien, ça n’existe pas. Et c’est pour les ambitions monstrueuses de ce successeur d’Hitler et de Staline que vous voulez sacrifier vos jeunes vies ? Je ne vous comprends pas. De l’autre côté, eux meurent vraiment pour que leurs concitoyens aient une vie normale, mais vous ? Vous mourez pour qu’il n’y ait pas de vie normale dans le Donbass ? Pourquoi l’appelez-vous alors votre patrie ? Vous avez envie de faire un coup de feu ? Allez au stand de tir, allez tirer là-bas, il n’y aura pas de morts.
Ça va mal en Russie en ce moment. Et même très mal, et je ne suis pas sûre que nous pourrons nous en sortir. Ici, nous sommes trop peu nombreux, contrairement à ceux, trop nombreux, qui souhaitent reconstituer l’Empire. Pour eux, vous n’êtes qu’un paillasson. Oui, bien sûr, on va pendant quelque temps nourrir les réfugiés et leur trouver du travail. Ce sera surtout pour la propagande : ne croyez pas que ces réfugiés ukrainiens vivront chez nous à Rostov-sur-le-Don mieux que chez eux dans le Donbass. C’est un mensonge. On ne leur donnera rien de spécial.
Ce que l’on vous raconte sur des prétendus fascistes en Ukraine est aussi un mensonge : ils n’existent pas. Tout simplement. […] Du coup, les gars, réfléchissez bien. Appelez-moi, écrivez-moi, envoyez-moi un courriel. Je demande à tous ceux qui verront cette vidéo de la montrer aux jeunes gens qui ont l’intention de mourir pour Poutine, pour Staline, pour le pouvoir soviétique. Venez, on va parler tranquillement. Vous devez comprendre que je ne bosse pas pour l’Occident. Si c’était le cas, je serais installée dans une luxueuse villa, dans la richesse et le bonheur. Je suis une vieille dissidente, j’ai passé assez de temps dans les prisons au temps du pouvoir soviétique, j’ai le droit de vous dire tout cela.
La Russie de Poutine aujourd’hui est votre ennemie. Elle vous utilise, c’est tout. C’est un hachoir qui va vous transformer en chair à saucisse. Des gens meurent tous les jours et vous aussi, vous mourrez. Si vos parents vous disent que la vie en Union soviétique était bonne, ne les croyez pas. Ils ne s’en souviennent pas. Ils ont oublié. C’était il y a trop longtemps, vous n’étiez pas encore nés, vous ne pouvez pas savoir. La vie en URSS était très difficile. S’il y avait pire ailleurs, c’était en Allemagne nazie. Réfléchissez par vous-mêmes, avec votre propre tête. Vos parents qui vous racontent des salades et ceux qui vous apportent du borchtch au poste, au lieu de vous prendre par la main, comme des enfants, pour vous ramener à la maison, ces gens-là veulent vous enterrer. Après vous avoir enterrés, ils prononceront de beaux discours, mais ils ne vous aiment pas. Nous autres, les démocrates russes, nous vous aimons plus parce que nous ne voulons pas qu’on vous enterre. Là, vous venez d’abattre un avion ukrainien. Pourquoi l’avez-vous fait ? Il y avait dedans des jeunes gens, comme vous, ils voulaient défendre leur patrie contre Pouchiline, Borodaï et Strelkov, ces Cosaques orthodoxes qui sont vraiment des fanatiques cinglés. Ce sont des salauds qui ne trouvent pas de boulot en Russie, après avoir coupé les oreilles des Tchétchènes, lors de la guerre en Tchétchénie. Ces gens-là n’ont fait que du mal au cours de toute leur vie. Maintenant, ils sont venus chez vous pour y faire le mal.
S’il vous plaît, réfléchissez ! La seule chose que vous avez à faire, c’est d’arrêter de résister. Porochenko, qui est un homme intelligent et honnête, vous donnera tout ce dont vous avez besoin. Si vous voulez parler le russe, vous parlerez le russe. Vous avez de l’avenir, vous pouvez suivre des études supérieures dans une université. Il n’y a pas de mal à apprendre une autre langue, voire deux, l’anglais, l’ukrainien… Vous aurez vos propres maires, vos propres gouverneurs. Que voulez-vous de plus ? Que pourrait-on vous donner de plus ? Au moins allez-vous vivre et améliorer votre vie par vous-mêmes. Tandis qu’avec Poutine, vous n’aurez que la tombe. Il n’a rien d’autre à vous offrir et personne ne pourra vous l’éviter si vous-mêmes ne le faites pas. D’autant plus que vous n’avez aucune raison, aucun but pour mourir. Les jeunes hommes qui sont allés se battre pour Hitler, ils sont morts pourquoi ? D’accord, le gouvernement allemand versait des pensions à leur famille. N’empêche qu’ils sont morts strictement pour rien. Voulez-vous subir le même sort ? Réfléchissez, s’il vous plaît. C’est moi qui vous le dis, Valéria Novodvorskaïa, dissidente avec quarante ans d’expérience. Toute ma vie j’ai lutté contre ce pouvoir soviétique que glorifient vos parents.
Il n’y a pas d’autre chemin que celui de l’Occident. Il n’y a de vie digne de ce nom qu’en Occident. Vous avez vu des films, je suppose, sinon, vous pouvez les télécharger sur Internet. Enfin, vous pouvez y aller, ce n’est pas très loin ! Au lieu de passer votre vie à ces points de contrôle frontaliers. Regardez la vie des Occidentaux : c’est une bonne vie, une belle vie, pleine d’humanité. Les gens, là-bas, ne s’entretuent pas. Cela ne leur viendrait même pas à l’idée de tuer quelqu’un sans aucune raison…
Transcrit et traduit du russe par Alexandre Braïlovski, revu par Rosine Klatzmann
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