Dans cet article écrit pour le média russe d’opposition Meduza, le politologue russe Kirill Rogov explique pourquoi les considérations du type « nous sommes tous les otages de la folie d’un seul homme » risquent d’apparaître comme une excuse bien commode.
Il faudra encore beaucoup de travaux de recherche et de temps pour pouvoir répondre clairement à la question de savoir comment on est arrivé à cette monstrueuse guerre de la Russie contre l’Ukraine, destructrice pour les deux pays. La première réponse qui vient spontanément à l’esprit, et qui est très répandue dans le monde, est que c’est la guerre du président Poutine, et que c’est lui qui a personnellement décidé d’intervenir.
Admettre qu’une décision aussi considérable et destructrice pour le pays, la nation et l’économie a été prise dans un cercle extrêmement étroit, et qui nous est mal connu, est déjà en soi un diagnostic très important sur la situation de l’État, des institutions nationales et du pays. Certes, la Russie du début des années 2020 est un pays autoritaire, où les citoyens ne disposent que de peu de moyens d’action sur le gouvernement. Mais pourquoi les élites de la nation — ces gens qui ont réussi à concentrer entre leurs mains la richesse et les rouages administratifs et qui devraient être les plus intéressés à maintenir le statu quo et donc à jouer un rôle stabilisateur — pourquoi n’ont-elles pu élaborer de mécanismes de nature à limiter les possibilités de décisions à ce point odieuses et destructrices ?
On peut distinguer plusieurs étapes dans l’histoire des élites postsoviétiques et de leurs relations avec l’État. Pendant la seconde moitié des années 1990, la Russie a vu se mettre en place un système oligarchique concurrentiel d’un type très répandu dans de nombreux pays postsoviétiques en transition. Dans un contexte de faiblesse des grands partis politiques, du système judiciaire et de l’État dans son ensemble, les groupes oligarchiques ont rapidement accumulé entre leurs mains les biens et les capitaux, ont acheté les médias, les hommes politiques et la bureaucratie, s’emparant ainsi de l’État. La présence de plusieurs pyramides oligarchiques garantissait un pluralisme relatif dans la vie politique, sans pour autant donner naissance au pluralisme institutionnel propre à une démocratie mûre.
Cette situation caractérisait non seulement la Russie mais aussi des pays postsoviétiques comme l’Ukraine, l’Arménie, la Géorgie et la Moldavie. Elle rendait impossibles nombre de réformes et favorisait la corruption, même si elle ne faisait pas vraiment obstacle à la croissance économique, à l’intégration dans l’économie mondiale ni à une vie sociale dynamique.
Au début des années 2000, le président Poutine, populaire pour avoir pris la place de l’impopulaire Eltsine, promulgua une politique d’« égale distanciation des oligarques » et de mise en place d’une « verticale du pouvoir ». En réalité, cela revenait à créer une « pyramide patronale monocentrée » (selon la description que donne le politologue Henry Hale de ce phénomène dans les pays postsoviétiques). Si on le considère sous l’angle des institutions politiques, pareil système ressemble à un autoritarisme personnel classique.
Pourtant cette pyramide patronale unique, avec à son sommet la figure de Poutine comme arbitre suprême, comprenait plusieurs groupes de l’élite, ancienne ou nouvelle. Une partie de l’ancienne oligarchie (le groupe Alpha, Roman Abramovitch, Oleg Deripaska et d’autres) s’était adaptée aux conditions nouvelles et, ayant renoncé à essayer de peser sur la situation politique à l’intérieur du pays, avait choisi la stratégie dite « des deux poches », selon laquelle « nous gagnons de l’argent en Russie et nous plaçons nos capitaux en Occident ».
Cette stratégie reposait sur le principe que cette élite, tout en conservant ses capitaux à long terme en Occident, n’avait pas besoin que soient mises en place des institutions de protection des biens ou de bénéficier de larges garanties en matière d’investissements et de legs de capitaux par voie d’héritage en Russie même (sur cette stratégie de l’élite on consultera aussi l’ouvrage de Maxime Troudolioubov). Elle échappait ainsi au risque d’avoir à heurter de front la « garde prétorienne de Poutine », cette nouvelle oligarchie qui pensait essentiellement en termes de pouvoir et qui, avec Poutine, allait jouer un rôle de plus en plus marquant sur la scène politique.
À ce stade, cette stratégie pouvait certes passer pour égoïste mais elle était plus rationnelle et plus avantageuse que la tentative de Mikhaïl Khodorkovski pour s’occuper de politique en Russie. La bureaucratie poutinienne apparaissait tout aussi pragmatique puisqu’elle servait fidèlement le régime tout en achetant des propriétés en Italie, en Espagne et aux États-Unis et en amassant de l’argent dans des fonds off-shore pour assurer l’éducation de ses enfants en Occident et le confort de ses vieux jours hors de Russie.
En renonçant à investir pour protéger leurs actifs dans le pays et en abandonnant la politique intérieure à la garde prétorienne de Poutine, les uns et les autres ont en fin de compte abouti à un résultat paradoxal : avec le déclenchement d’une guerre insensée contre l’Ukraine, la garde prétorienne a porté un coup fatal aux capitaux et actifs des oligarques placés en Occident, ainsi que, chez des milliers de compagnons de route de moindre calibre, au rêve d’une paisible retraite en Espagne, en Italie ou en Grèce.
Cet exemple devra à juste titre figurer dans les manuels de politologie, où il montrera clairement les liens qui existent entre les stratégies des élites, les garanties de protection des biens et le système de freins et contrepoids en politique. Faute d’être poussées à obtenir des garanties pour leurs capitaux en Russie, les vieilles élites ont abandonné sans coup férir le champ politique à l’élite poutinienne de pouvoir. Et, en fin de compte, le radicalisme de celle-ci s’est traduit en une politique réelle.
Cette évolution avait sa logique. La nouvelle oligarchie poutinienne, à la différence de l’ancienne oligarchie russe, a toujours eu des difficultés à légaliser ses capitaux en Occident et à s’intégrer dans le monde des affaires et les marchés occidentaux. Après la Crimée, la majeure partie des membres du cercle rapproché du président s’est retrouvée sous le coup de sanctions. À cela s’ajoutent de nombreux membres de la bureaucratie de pouvoir qui, en raison des interdictions venus de l’intérieur et des risques extérieurs, se voient depuis longtemps limités dans leurs déplacements à l’étranger et leurs possibilités de dépôt de capitaux en Occident.
De la sorte, au début des années 2020 l’élite russe a vu se constituer en son sein pour ainsi dire deux domaines. L’un est constitué des oligarques à l’ancienne, qui ont perdu de leur influence politique en Russie mais ont conservé le contrôle d’importantes ressources à l’intérieur du pays et disposent de capitaux protégés à l’étranger. Appartenaient aussi à ce groupe les représentants de la bureaucratie poutinienne et les « serviteurs du régime », à la solde de celui-ci, qui s’aménageaient des pistes d’atterrissage pour la retraite et préparaient pour leurs enfants des carrières hors de Russie.
Le second domaine est celui des oligarques apparus avec la vague poutinienne. Ils sont soumis aux sanctions ou soupçonnés par l’Occident, mais ils ont acquis une influence politique croissante dans le pays. À cela il faut ajouter les gros bataillons de la « bureaucratie de pouvoir », elle aussi en majeure partie coupée de l’Occident, mais qui a de plus en plus de poids dans l’administration du pays, ainsi que de richesse en Russie.
L’annexion de la Crimée et le début de l’affrontement massif avec l’Occident ont aussitôt donné l’impression d’une petite révolution intérieure qui modifiait brusquement les rapports de force : les élites pro-occidentales se sont trouvées affaiblies, les structures de pouvoir renforcées. Au cours des années qui ont suivi, l’anti-occidentalisme est devenu de plus en plus pour les élites de pouvoir non seulement un signe de ralliement mais une plate-forme de consolidation stratégique.
En même temps, l’atonie de l’économie, la fuite de la jeunesse dans l’Internet et la baisse d’influence de la télévision suscitaient chez les élites anti-occidentales un sentiment d’insécurité et d’incertitude, et ce à la veille de l’inévitable relève des générations des années 2020, où le pouvoir politique tout comme la gestion des fortunes allaient devoir passer de la première génération de l’élite poutinienne aux mains de ses enfants. Dès lors, la bonne stratégie sembla consister, sur la base d’une mobilisation patriotique, à isoler la Russie de l’Occident de façon croissante et de plus en plus radicale. En même temps, cette stratégie contribuait à affaiblir encore ces parties de l’élite qui avaient un pied en Occident et conservaient ainsi un certain degré de liberté ainsi que d’éventuels moyens de revanche politique.
Cela ne signifie nullement que l’élite poutinienne anti-occidentale ait prévu qu’allait éclater pareille guerre et que l’économie russe serait soumise à pareilles sanctions. Comme il n’est pas rare en histoire, tout cela est dû au fait que « quelque chose n’a pas marché », c’est-à-dire que des erreurs de pronostics et de calculs ont été commises. Quoi qu’il en ait été, le tableau qui est proposé ici montre en tout cas dans quel contexte et dans quelles conditions la logique d’une décision erronée a été possible, et dans quelle mesure elle a semblé ouvrir des perspectives et a paru s’imposer à un large cercle au sein de l’élite poutinienne.
Le paradoxe est que les sanctions ont surtout frappé celles des élites russes qui étaient pro-occidentales. Non pas bien sûr parce que ce sont elles qui ont joué le rôle le plus significatif dans la mise en place et dans le maintien du régime, mais parce que ce sont elles que l’Occident pouvait le plus facilement toucher puisque leurs capitaux sont en Occident. Quant aux ressources et aux actifs de l’autre partie de l’élite poutinienne, la plus significative, ils sont à l’intérieur de la Russie. Ils sont protégés par sa dérive isolationniste et, à la base, sont constitués par les revenus de la vente de ressources énergétiques. Il ne pourra être porté atteinte à son influence politique que si l’on porte atteinte à l’économie russe dans son ensemble.
Traduit du russe par Bernard Marchadier
Kirill Rogov est un célèbre politologue, économiste et journaliste russe. Il est éditorialiste de Vedomosti et de Novaïa Gazeta, auteur et co-auteur de plusieurs livres consacrés à l’analyse de la Russie post-communiste. Il a dû quitter la Russie en mars 2021.