La guerre qui a commencé avec l’invasion russe de la Crimée vise bien davantage qu’un gain territorial. Poutine rêve de dominer un monde déterminé par les seuls rapports de force.
Voilà plus d’un mois qu’a commencé « l’opération militaire spéciale » lancée par Vladimir Poutine en Ukraine. À première vue, elle est en train de faire long feu, au sens propre du terme. Le choc qui devait être décisif n’a pas entraîné l’effondrement quasi immédiat qu’il attendait de l’État ukrainien. Le putsch auquel le Kremlin avait appelé les militaires ukrainiens pour balayer ceux qu’il qualifiait de « néonazis » instrumentalisés par Washington n’a pas eu lieu. Les offensives des armées qu’il a lancées à l’assaut de l’Ukraine, au nord, à l’est et au sud, ont été enrayées. Les soldats russes tentent désormais de stabiliser le front, pour éviter de reculer sous le coup des contre-offensives ukrainiennes. Après l’échec d’une tentative de Blitzkrieg, la guerre longue ?
À vrai dire, les guerres sont rarement courtes. Mais cette guerre qui n’a pas été déclarée n’a pas commencé le 24 février dernier. Ceux qui le croient oublient que les premiers soldats russes sont entrés sur le sol ukrainien huit ans plus tôt, en Crimée, dans des uniformes sans signes qui permettent d’identifier leur nationalité. Les « petits hommes verts » ont pris le contrôle des aéroports de Simferopol et de Sébastopol. Un mois plus tard, la Crimée était annexée par la Russie. Entre-temps, une rébellion séparatiste commençait dans les oblasts de Donetsk et Louhansk, pilotée depuis Moscou, sur le modèle de ce qui s’était passé en Transnistrie, dans l’est de la Moldavie, au début de l’année 1991, puis en Abkhazie et en Ossétie du Sud, en Géorgie, en 1992. Des soldats et des officiers russes, officiellement « en congé », ont appuyé les rebelles auxquels Moscou fournissait des armes. C’est avec un missile sol-air russe BUK-M1 qu’un avion civil, le Boeing 777 du vol 17 de la Malaysia Airlines reliant Amsterdam à Kuala Lumpur, transportant 283 passagers et 15 membres d’équipage, a été abattu en vol dans la région de Donetsk, le 17 juillet 2014. La guerre menée contre l’Ukraine par la Russie, sans avoir jamais été formellement déclarée, dure donc depuis huit ans.
Pourquoi Moscou se refuse-t-il à reconnaître qu’il s’agit d’une guerre ? Rappelons que l’emploi de ce mot pour décrire les événements en cours et toute critique de l’opération militaire spéciale sont aujourd’hui interdits en Russie, sous peine d’emprisonnement (jusqu’à quinze ans). Une première réponse à cette question peut être trouvée dans le fait que Vladimir Poutine a expliqué qu’à ses yeux l’Ukraine n’existe pas, qu’elle n’est qu’une fiction inventée par Lénine, et qu’elle fait partie intégrante de la Russie. Par conséquent, pour le Kremlin, il ne peut s’agir que d’une opération de maintien de l’ordre contre des désordres graves. Le président russe a désigné les objectifs : stopper le « génocide » perpétré contre les Russes ethniques dans le Donbass, en finir avec un État fantoche aux mains de « drogués » et de « nazis » manipulés par l’ennemi occidental. Tout cela est certes un tissu de mensonges et d’énormités. Sur le terrain, l’armée russe multiplie les exactions que chacun peut constater en voyant les images. Kharkiv comme Marioupol sont des villes majoritairement russophones. Poutine fait bombarder sans vergogne ceux qu’il prétendait protéger. Son opération de « maintien de la paix » sème la destruction. Ce qu’il avait fait à Grozny, où vivaient de nombreux Russes ethniques1, lors de la seconde guerre de Tchétchénie, alors qu’il avait juré d’aller « buter les terroristes jusque dans les chiottes ».
C’est précisément par la seconde guerre de Tchétchénie que commence, le 26 août 1999, le règne de Vladimir Poutine. Il n’est alors que Premier ministre. Fin décembre, le président Boris Eltsine lui remet les clés du Kremlin, et le 26 mars 2000, il sort vainqueur d’une élection présidentielle qu’il ne pouvait pas perdre. La guerre est en quelque sorte le sceau de son pouvoir, un pouvoir qu’il ne conçoit qu’en termes de rapports de force. Pendant la campagne électorale, il n’a pas manqué de faire savoir que cette conception s’enracine dans la brutalité de son enfance à Leningrad, où, disait-il, il avait appris à frapper le premier pour survivre dans les cours d’immeuble. S’il est né en 1952, plusieurs années après la fin du siège terrible que la ville avait enduré, il a vécu dans cette mémoire vive, comme dans celle de son père, un agent du NKVD qui avait pratiqué des opérations de sabotage derrière les lignes de l’armée allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Dès l’adolescence, il rêvait d’entrer au KGB et de devenir un espion.
Depuis qu’il dirige la Russie, Vladimir Poutine n’a cessé de s’inscrire dans une vision qui partage le monde entre amis et ennemis, plus encore entre « eux » — ceux qui nous menacent, ceux qui sont décadents — et « nous », qui sommes les gardiens des valeurs authentiques de la civilisation dans un monde où elles sont en péril. Il rejoint ici la vieille prétention du patriarcat de Moscou d’être la troisième Rome, chargée du salut de l’humanité. Dans cette perspective, il ne peut y avoir d’opposants : toute divergence doit être réduite, tout adversaire doit être vaincu et mis hors d’état de nuire. Il y va du salut de la Russie, d’abord, et de celui du monde, ensuite. C’est ce que Poutine s’est employé à faire dans son pays, méthodiquement. Avec succès, il faut bien, hélas, le reconnaître. Mais emporté par cette vision du monde, le président russe ne peut se contenter de « la révolution dans un seul pays ». À la tête d’un État que Staline, au prix de millions de morts, avait hissé au rang de puissance mondiale rivalisant avec les États-Unis, l’hôte du Kremlin est obsédé par l’idée de montrer à l’Amérique qu’il peut la dépasser. Il ne fait que reprendre à son compte une vieille obsession russe, puis soviétique : celle de « rattraper » l’Occident. Dans les faits, on sait qu’il a choisi la voie exactement inverse.
Mais il y va de bien davantage que d’une question de « rattrapage » en termes de puissance. Entre la Russie et l’Occident, ce sont deux modèles de civilisation qui s’opposent. D’un côté, un pouvoir autocratique où un homme impose sa volonté (au moyen de tout un système policier, politique et économique structuré par la peur qu’il inspire). De l’autre, des États démocratiques structurés par la loi.
Ce qui définit la démocratie, c’est qu’elle organise, par le truchement d’institutions représentatives, la délibération politique de sorte que le peuple se donne ses propres lois et ses dirigeants. Ces derniers doivent rendre compte devant lui de l’exercice du mandat qui leur est confié et le remettent régulièrement en jeu. La démocratie, dans son principe, c’est le partage, à voix égales, du poids de l’incertitude du monde par tous les membres de la communauté politique. Elle est une tentative de substitution de la loi élaborée en commun par la délibération à l’arbitraire de la force comme processus d’organisation du monde. Elle n’existe que par l’exposition de la diversité des points de vue, par l’expression des divergences, par la confrontation des opinions différentes. En ce sens, non seulement la démocratie tolère le dissensus, mais elle en fait son moteur. L’histoire de la démocratie montre que celle-ci naît précisément dans les situations d’effondrement, par la conscience que celles-ci ne peuvent être surmontées qu’en rassemblant librement toutes les volontés. C’est ce qui s’est passé dans l’Athènes antique avec Solon, puis Clisthène.
Les deux modèles — démocratie et autocratie — sont donc par nature exclusifs l’un de l’autre. Depuis qu’elle a recouvré son indépendance en 1991, l’Ukraine a résolument fait le choix du premier, et c’est fort logiquement qu’elle s’est tournée vers l’Union européenne. Elle a voulu suivre le chemin emprunté avant elle par les pays centre-européens après la dislocation du bloc soviétique au sein duquel ils étaient aliénés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Pour Vladimir Poutine, laisser l’Ukraine avancer dans cette direction est impossible. Comment tenir d’un côté que c’est en raison d’une spécificité civilisationnelle russe que se justifie l’autocratie qu’il impose au pays et de l’autre que, comme il le prétend, les Ukrainiens ne se différencient pas des Russes, alors qu’eux ont opté pour la démocratie ? Pourquoi les Russes ne pourraient-ils pas, à leur tour, faire de même, surtout si leurs voisins ukrainiens font la démonstration de la pertinence de leur choix ? De son point de vue, le pouvoir à Moscou était effectivement menacé par l’expérience démocratique ukrainienne. De fait, les pratiques kleptocratiques de la caste qui règne avec lui sur le pays résisteraient mal à la mise en œuvre d’une justice et de lois démocratiques dignes de ce nom — ce qui n’existe pas en Russie. Dès lors, il fallait par tous les moyens s’opposer au développement de la démocratie en Ukraine. D’abord la dévaloriser aux yeux des Russes, puis la détruire avec, sinon leur assentiment, du moins leur passivité.
On aurait tort de croire, cependant, que c’est parce que les démocraties occidentales sont solidaires de l’Ukraine et l’aident à se défendre, tout en se gardant de se trouver en situation de belligérants, que Poutine les regarde comme des ennemies. Il n’avait pas attendu 2014 et les sanctions prises à l’encontre de la Russie après l’annexion de la Crimée et la rébellion du Donbass pour cela. Les « révolutions de couleur » dans plusieurs ex-républiques soviétiques, dont la « révolution orange » de 2004-2005 en Ukraine, lui ont fait prendre conscience des aspirations que suscite le modèle démocratique dans l’étranger proche de la Russie. En 2011-2012, la contestation massive, dans les grandes villes, de sa réélection à la tête du pays lui a montré que la jeunesse russe n’y est pas indifférente.
Dans un monde 2.0 où les informations et les images circulent presque sans limites, les modèles européens et américains sont des menaces permanentes du fait de leur seule existence. Aussi le Kremlin a-t-il décidé de contrer leur influence. Des opérations de toutes sortes ont été menées. Toutes les failles ont été exploitées, sur tous les terrains. Désinformation, intrusion dans les processus électoraux, tentatives de déstabilisation des pays démocratiques et de l’Union européenne à travers des appuis divers à toutes les formes de contestation mettant en doute la légitimité des autorités, etc. C’est aussi dans cette perspective que le Kremlin est venu soutenir le régime de Bachar el-Assad en Syrie, que les milices Wagner sont intervenues en Centrafrique et désormais au Mali… Il s’agit, dans tous les cas, de ruiner la confiance dans les principes mêmes de la démocratie et du libéralisme (ce mot étant entendu dans le sens que lui donnaient des penseurs politiques tels que John Locke, Montesquieu, Benjamin Constant, Tocqueville ou John Stuart Mill).
C’est bien une guerre hybride contre la démocratie que mène le Kremlin, à l’échelle de la planète, car Poutine veut non seulement « rattraper » l’Occident, mais établir la supériorité du modèle autocratique. Il peut avoir pour cela des soutiens éclectiques : les régimes chinois de Xi Jinping, turc de Recep Tayyip Erdoğan et brésilien de Jair Bolsonaro, les courants populistes et, en Europe même, Viktor Orbán, partisan de la « démocratie illibérale »… sans même parler des brexiters en Grande-Bretagne.
Par conséquent, l’opération menée en Ukraine n’est, à cet égard, qu’une « bataille » dans la guerre plus vaste que Poutine a engagée contre les démocraties auxquelles il veut faire plier l’échine. C’est à dessein qu’en décembre il avait adressé aux Européens et aux Américains des propositions de traité sur la sécurité en Europe qui n’étaient en réalité pas négociables. Il exigeait que l’OTAN revienne à ses frontières de 1997 et que les troupes et matériels militaires déployés dans les nouveaux pays membres de l’Alliance atlantique depuis cette date soient retirés. C’était à prendre… et pas à laisser, puisque Moscou en faisait désormais la ligne rouge de la sécurité de la Russie. Autrement dit, l’hôte du Kremlin entendait tout simplement dicter sa loi aux Occidentaux, alors même qu’il était évident que l’OTAN n’aurait jamais pris le risque d’un conflit militaire avec la Russie. Personne en Europe ou aux États-Unis n’aurait songé à envahir le territoire russe. Poutine le savait parfaitement. Symboliquement, il s’agissait de montrer qui était le maître.
Les Ukrainiens ne défendent donc pas simplement leur indépendance et leur intégrité territoriale, mais le principe même de la démocratie et des libertés qui lui sont associées. Leur résistance à l’invasion russe est déterminante pour bloquer les velléités de Poutine et de ses alliés de faire reposer tout l’ordre international sur la force, ce qui signifie, à brève échéance, faire basculer le monde dans une multiplication de conflits plus barbares les uns que les autres.
Les nations européennes ont connu cela jusqu’aux deux conflits mondiaux, espacés de vingt ans seulement. C’est précisément parce que la seule création des Nations unies ne leur garantissait pas de sortir de l’impasse d’un monde hobbesien ou chaque pays est potentiellement un loup pour les autres que ces nations ont choisi de construire l’Union européenne. Elles y ont gagné trois quarts de siècle de paix. Ce bonheur démocratique — non sans failles et fortement perfectible, il faut le reconnaître — mérite d’être défendu.
Le courage des Ukrainiens, à cet égard, nous rappelle la nation en armes de la République en 1792. Si la démocratie, c’est le partage de l’incertitude du monde, c’est-à-dire de ses dangers dans les moments où le pays est agressé, le peuple n’est plus seulement celui qui vote, mais celui qui prend sur lui le prix terrible de la défense de sa liberté de choisir son régime et ses alliances. Ce n’est pas une ethnie, une culture ou une religion qu’il s’agit de sauver, mais un principe politique fondamental. C’est ainsi que se forge une nation républicaine dont l’objet commun, la res-publica, est précisément la démocratie.
Ce qu’accomplissent jour après jour Volodymyr Zelensky et ses compatriotes est admirable. Mais l’admiration ne suffit pas. Les Européens doivent comprendre qu’ils ne pourront pas éviter eux aussi de payer le prix de leur liberté. À la violence de la force, il faut opposer la solidarité profonde de tous ceux qu’elle menace — ce que philosophe Jan Patočka, porte-parole de la Charte 77, mort en mars 1977 après avoir été tabassé par la police politique tchécoslovaque, méditant l’expérience des deux guerres mondiales, appelait « la solidarité des “ébranlés”, de ceux qui ont subi le choc, malgré leur antagonisme et le différend qui les sépare ». Il faut non seulement fournir aux Ukrainiens les moyens de tenir et de se battre, mais assécher au plus vite les ressources économiques qui permettent à Moscou de financer sa guerre en Ukraine… et ailleurs. Cela sera difficile, mais est-il possible de faire moins sans laisser Poutine imposer sa loi ? C’est à cela qu’il faut œuvrer sans tarder, si nous voulons éviter le pire.
Jean-François Bouthors est journaliste et essayiste, collaborateur de la revue Esprit et éditorialiste à Ouest-France. Il est auteur de plusieurs livres dont Poutine, la logique de la force (Éditions de l’Aube, 2022) et Démocratie : zone à défendre ! (Éditions de l’Aube, 2023). Il a été, avec Galia Ackerman, l’éditeur des livres d’Anna Politkovskaïa aux Éditions Buchet/Chastel.