« Il est dans la nature d’un gouvernement despotique de faire naître, même malgré lui, la jalousie parmi ceux qui l’entourent : la volonté d’un seul homme pouvant changer en entier le sort de chaque individu, la crainte et l’espérance ont trop de marge pour ne pas agiter sans cesse cette jalousie, d’ailleurs très-excitée par un autre mouvement, la haine des étrangers. »
— Germaine de Staël, De la Russie, in Dix ans d’exil, Paris, Charpentier, 1861.
Beaucoup d’observateurs occidentaux ont été surpris par l’attaque de Poutine contre l’Ukraine. Chez nombre de nos experts, Poutine a en effet longtemps passé pour un « pragmatique » occupé à gagner de l’argent, ou défendant les intérêts de la Russie. La thèse maintenant à la mode est que Poutine, s’étant isolé pendant le Covid, a perdu le sens des réalités et est devenu paranoïaque, d’où sa décision malencontreuse de lancer une offensive contre l’Ukraine.
Cette thèse ne tient pas la route si l’on examine la politique passée du président russe, qui dès le début était irrationnelle, inspirée avant tout par une volonté de revanche et de toute-puissance. Pensons aux énormes revenus de l’État russe pendant les années 2000. À quoi les a employés Poutine ? À construire un immense appareil policier et un arsenal militaire. Rappelons-nous que dès 2001, Dmitri Rogozine, alors président de la Commission des Affaires étrangères de la Douma, disait à Lord Robertson: « Ce n’est pas à l’Otan de s’étendre vers l’Est, c’est à la Russie de s’étendre vers l’Ouest »1. En 2004, au moment de la révolution orange, un conseiller du Kremlin déclare crûment : le président russe « ne pardonnera pas la prise de contrôle par l’Occident de l’Ukraine »2. C’est en 2004 aussi qu’on peut lire dans la Nezavisimaïa Gazeta : « Les pays occidentaux dont la dépendance énergétique à l’égard de Moscou ne fait qu’augmenter vont être obligés d’accepter l’influence militaire, politique et économique croissante de la Russie sur le territoire de l’ex-URSS »3.
On nous dit de même que l’Occident n’a pas su saisir la main tendue par Poutine au début de son règne. En fait, l’attitude russe a changé en fonction non des prétendues rebuffades occidentales, mais de l’évolution de la perception du rapport de force avec les pays de l’OTAN. La dégradation des relations avec l’Occident accompagne l’envol des prix du pétrole et le démarrage de l’économie russe. Poutine et son cercle préparent la guerre au moins depuis 2007. En août 2007 un mini-sous-marin russe a planté un drapeau au fond de l’océan sous le pôle Nord dans le but de renforcer les revendications contestées de Moscou sur ces fonds marins. Quelques jours plus tard, l’amiral Vladimir Massorine, le commandant de la marine russe, annonce des plans ambitieux pour étendre la principale base du pays en mer Noire et établir une « présence permanente » en Méditerranée orientale pour la première fois depuis la guerre froide. De même, Moscou a repris à l’été 2007 ses vols de bombardiers stratégiques, renouant avec une tradition héritée de la Guerre Froide. Dans son fameux discours à Munich en 2007 Vladimir Poutine déclarait déjà : « La Russie en a plus qu’assez des humiliations, des atteintes constantes à ses intérêts, et à partir de maintenant, ses intérêts prévaudront. »
L’absence de réaction occidentale après le démembrement de la Géorgie en août 2008 va prodigieusement enhardir le Kremlin. Selon la nouvelle doctrine militaire russe annoncée en septembre 2008, « la guerre peut éclater subitement et devenir tout à fait réelle. Des conflits locaux, larvés que l’on appelle même parfois conflits gelés, peuvent se transformer en véritable conflagration militaire… Un système garanti de dissuasion nucléaire répondant à diverses circonstances militaires et politiques doit être mis en place d’ici 2020 ». Le 30 septembre 2008, après la guerre russo-géorgienne, le président Medvedev développe des thèmes qui nous sont devenus familiers depuis : « Aujourd’hui la Russie s’affirme toujours plus résolument dans les sphères économiques, politiques et militaires. Beaucoup ne s’en réjouissent pas. Certaines forces dans le monde voudraient nous voir faibles. Certaines forces ne nous pardonneront pas [l’intervention en Géorgie] mais peu nous en chaut… La Russie doit être forte et grande ou elle ne sera pas. Elle est trop tentante pour les autres qui jettent des regards pleins de convoitise sur notre territoire, sur nos richesses naturelles, sur nos possibilités. Le monde n’est pas devenu plus simple, mais une nouvelle force est apparue qui est capable de maintenir l’ordre dans le monde. C’est la principale leçon de la guerre du Caucase. »
On l’a vu plus haut, 2020 était la date prévue par le Kremlin pour lancer l’épreuve de force avec les Occidentaux. La pandémie du Covid le força à différer l’exécution de ses plans. En 2021, Poutine estime toutefois que le rapport de forces a suffisamment évolué en faveur de la Russie pour qu’il soit en position de faire chanter les Occidentaux avec succès. Il entreprend de « se tailler une position dans le nouvel ordre mondial par la destruction créatrice », selon la formule de Sergueï Karaganov. La débâcle américaine en Afghanistan et l’achèvement du Nord Stream 2 lui donnent à penser que les États-Unis sont faibles et prêts à refluer partout dans le monde, tandis que les Européens seront contrôlés par leur dépendance au gaz russe. Il imaginait Gazprom fermant ses robinets et la pénurie en gaz mettant les Européens à genoux, tandis que l’Amérique serait paralysée par l’affrontement avec la Chine. Pour lui, le monde occidental est donc mûr pour une redistribution radicale du pouvoir en Europe qui donnerait à la Russie une position hégémonique sur le continent. Ces prémisses sont à l’origine de l’ultimatum du 17 décembre 2021 qui exigeait un recul de l’OTAN sur ses positions de 1997 sous peine de mesures militaires de la Russie. Ainsi Poutine a mis le pied dans un engrenage qui risque de finir par le broyer.
Enhardi par les précédents, le président russe était certain que les Occidentaux allaient flancher devant le chantage. L’erreur de calcul de Poutine tient à ce qu’il ne comprend pas comment fonctionnent les pays démocratiques qu’il imagine soumis à une « verticale du pouvoir » à la russe. Il voit en face de lui des leaders faibles, il se plaît quant à lui à se considérer en homme fort providentiel. En conséquence, dans son esprit, tout l’avantage va à la Russie qui a un chef, une volonté, une unité d’action. Il a pris l’habitude de gagner dans tous les coups de force qu’il s’est permis jusqu’ici. Il s’imagine que l’Occident va obtempérer en se bornant à des protestations plaintives et des mesures symboliques comme à l’accoutumée et que bientôt les affaires reprendront. Il ne voit pas que les pays démocratiques tiennent avant tout par leurs institutions, et non par le leadership, et qu’ils ont à leur disposition d’immenses moyens ; il ne prend pas en compte la force de l’opinion, à moins qu’il ne se soit fait une idée exagérée des capacités du Kremlin à la manipuler. Il a certainement été surpris de la fin de non-recevoir opposée à son ultimatum.
En riposte, Poutine a lancé son « opération spéciale » en Ukraine dans l’idée que l’Ukraine serait facile à briser, que l’Occident, lassé de ce pays depuis longtemps, ne réagirait guère. Tous les Occidentaux, pensait-il, verraient à quel point la Russie est puissante, et se soumettraient.
En quoi et pourquoi Poutine s’est-il fourvoyé ? Comment expliquer ses erreurs de calcul4? Nous allons voir comment il a été victime des mécanismes mêmes du système qu’il a mis en place, exactement comme d’autres autocrates sur le trône de Russie avant lui, et pour les mêmes raisons. Mais voyons d’abord les principales erreurs du président russe.
1) Une mauvaise évaluation de la situation militaro-politique en Ukraine. La cause de cette erreur d’appréciation a été formulée par l’historien Nikolaï Vlassov : « L’un des problèmes fondamentaux de la réflexion russe sur la politique étrangère — tant au niveau du citoyen lambda que, je le crains, au niveau des experts — tient à une attitude arrogante et condescendante envers tous les États qui sont sensiblement plus petits et plus faibles. […] On ne leur reconnaît pas le droit d’avoir une volonté propre, des intérêts propres, en leur signifiant que les relations internationales c’est pour les grands, et toi le nain n’as rien à y faire puisque tu n’y entends rien. Deux conséquences déplorables en découlent. Premièrement, la qualité de l’analyse et de la compréhension de ce qui se passe sur la scène internationale s’avère calamiteuse. L’idée qu’un petit État (et pas seulement un petit État, mais un État ayant des forces armées négligeables, comme la RFA) ne peut rien faire lui-même par définition, et n’est qu’une marionnette entre les mains des autres, aboutit à la formation d’une image complètement inadéquate du monde, qui conduit systématiquement à des prédictions erronées et à des actions malencontreuses. »
Poutine s’est laissé prendre par sa propre mythologie selon laquelle le peuple ukrainien était opprimé par une poignée de « nazis » à Kiev et se soulèverait au moment de l’invasion russe, brûlant de revenir à la mère patrie. Il était persuadé dur comme fer que les Ukrainiens n’étant pas une nation, l’Ukraine était un État raté, failed state. Les notes que lui transmettaient ses services ne faisaient que le confirmer dans ses convictions. Ainsi une source au sein du FSB a écrit ceci à Vladimir Osetchkine, le fondateur du site Gulagu.net : « Des rapports (bidons) affirmaient qu’il se trouvait au moins environ 2 000 combattants civils entraînés dans chaque grande ville, qui étaient prêts à renverser Zelensky. Et qu’au moins 5 000 civils étaient prêts à manifester avec des drapeaux contre Zelensky et même pour la Russie au premier coup de fil. Et tenez-vous bien. On prévoyait que nous aurions à jouer le rôle d’arbitres entre des politiciens ukrainiens concurrents qui se chamailleraient entre eux pour être investis du statut d’« ami de la Russie ». On avait même défini les critères pour choisir le meilleur des meilleurs. »
Poutine nourrissait l’espoir qu’avec l’entrée des troupes russes le régime politique de Kiev s’effondrerait comme un château de cartes. En réalité, c’est le parti pro-russe qui s’est évaporé dès le début de l’offensive russe. Convaincu que l’Ukraine est un artefact fabriqué par les ennemis de la Russie, le président russe n’a pas vu que l’Ukraine a créé un véritable État sous Porochenko et Zelenski. Il s’est trompé sur Zelenski qu’il prenait pour un clown et un faible. Il a cru que l’Ukraine était à l’image des républiques séparatistes de Donetsk et de Lougansk devenues des repoussoirs pour toute l’Ukraine, y compris l’Ukraine russophone. Il n’a pas prévu que l’invasion russe, loin de faire éclater l’Ukraine entre les régions de l’Est et du Sud et le reste du pays, a soudé l’État ukrainien et fait disparaître le fossé existant autrefois entre les régions majoritairement russophones de l’Est et la partie occidentale du pays.
2) Une mauvaise évaluation du potentiel militaire de l’armée ukrainienne. Le souvenir de l’annexion de la Crimée en 2014 et de la déroute des forces ukrainiennes à l’époque a joué un mauvais tour à Poutine et à l’état-major russe. À l’époque, les services spéciaux et l’armée ukrainienne étaient infiltrés de part en part par des agents russes. En 2022, la résistance de l’armée ukrainienne a été une surprise totale. Le 5 mars les média russes commencent à reconnaître l’échec de la première phase de leur « opération spéciale ». Sergueï Kozlov, un vétéran des spetznaz, le reconnaît : « la situation en Ukraine, franchement, est loin d’être simple, et la phase militaire active est encore loin d’être achevée. Cependant, d’une manière ou d’une autre, les choses tourneront en faveur de la Russie. Contrairement à une croyance largement répandue selon laquelle l’armée russe serait accueillie en Ukraine avec des fleurs, il n’en a rien été. »
3) Une mauvaise évaluation de la capacité de combat de l’armée russe. Poutine là encore a cru à sa propagande, aux rapports qui lui sont envoyés par son état-major qui vantaient la puissance inégalée de l’armée russe. Ce n’est pas le premier autocrate russe à s’être laissé tromper par des subordonnés obséquieux rivalisant entre eux pour les faveurs du maître. On pense à Nicolas Ier en 1854, au moment de la guerre de Crimée. A la veille de la bataille de l’Alma qui eut lieu le 20 septembre 1854, le prince Menchikov, commandant les forces russes, était si sûr de la victoire qu’il avait invité les habitants de Sébastopol à regarder la bataille depuis les hauteurs environnantes !
Comment ne pas évoquer aussi la légèreté avec laquelle Nicolas II s’est engagé dans l’affrontement avec le Japon en 1904, persuadé que l’armée russe ne ferait qu’une bouchée des « macaques » japonais, comme on les appelait avec mépris dans la cour impériale. Nicolas II se disait certain que « … le Japon, peut-être au prix d’un certain effort, sera battu à plate couture. Quant aux moyens financiers, nous n’avons rien à craindre, puisque le Japon aura à verser des réparations. »
En réalité, l’armée russe se heurta à un immense problème de logistique. Kouropatkine, le ministre de la Guerre, écrit dans une lettre à Nicolas II datée du 30 octobre 1904: « Nos équipements expédiés de la Russie européenne sont bloqués sur le chemin de fer sibérien depuis le printemps. Les capes imperméables envoyées pour l’été arriveront lorsque des vestes fourrées seront nécessaires. Je crains que nous n’obtenions des pelisses pour toute l’armée que lorsque nous aurons besoin de capes imperméables. » Rien que durant l’hiver 1904-1905, 700 wagons transportant des vêtements se sont été égarés.
La flotte russe était jusque-là considérée comme la troisième du monde (après l’Angleterre et la France). Elle était dirigée par le grand-duc Alexeï Alexandrovitch Romanov, l’oncle du tsar Nicolas II, également chargé du ministère de la Marine. On ne voyait guère ce personnage à l’amirauté ni au Conseil d’État. Il préférait prendre du bon temps dans les villégiatures balnéaires européennes, à s’adonner au jeu, à dilapider les fonds publics qu’il avait détournés. On disait qu’il dépensait chaque année pour les petites femmes de Paris l’équivalent d’un cuirassier ; le collier de diamants de sa maîtresse en titre était surnommé « la flotte du Pacifique ». Le revêtement blindé des cuirassiers russes de cette période se détachait par plaques, car il était fixé à la charpente non avec des rivets métalliques qui avaient été volés, mais avec des bagues en bois, et parfois même avec des bougies en suif.
Outre ces cuirassés défectueux, le département confié à l’amiral Romanov produisait des obus qui n’explosaient pas et des canons qui, eux, explosaient en tuant les artilleurs russes. En 1903, le grand-duc s’acheta un domaine luxueux en France, et comme par hasard, 30 millions de roubles disparurent du budget de la Marine — ce qui équivalait exactement à la moitié du financement annuel de la flotte. Aucune enquête sur les pots-de-vin et la corruption au sein du ministère de la Marine ne mit en cause l’oncle du tsar. Après la débâcle de Tsoushima il dut finalement démissionner et reçut le sobriquet de « prince Tsoushima, qui a volé plus que les Japonais n’ont jamais envoyé par le fond ».
La période soviétique n’est pas en reste. Staline est persuadé en novembre 1939 que les forces locales du district militaire de Leningrad suffiraient à battre la Finlande en quelques jours (lui aussi pensait à une « opération spéciale » et avait déjà préparé un gouvernement communiste qu’il était prévu d’installer à Helsinki). En mars 1940, furieux d’avoir été induit en erreur, il limogea le chef du renseignement militaire.
Enfin rappelons pour finir qu’après l’envoi du « contingent limité » en Afghanistan le 25 décembre 1979, la Pravda annonçait qu’il n’y resterait que deux semaines.On prévoyait que les troupes soviétiques stationneraient dans des garnisons chargées de la protection des industries et des sites stratégiques, libérant l’armée afghane pour qu’elle pût se concentrer sur la lutte contre les groupes d’opposition, ainsi que contre une éventuelle ingérence extérieure.
Comme ses prédécesseurs, Poutine s’est imaginé que les rapports mirobolants que lui soumettaient ses subordonnés reflétaient la capacité de combat réelle de l’armée russe. Or l’« opération spéciale » en Ukraine a montré à la fin du troisième jour que l’armée russe ne diffère pas autant qu’on l’a cru de l’armée de la Seconde Guerre mondiale, qui repose sur les chars et la chair à canon. Les armes de précision sont rares ou pas aussi précises que ne le rapportent les généraux. L’armée compte sur le nombre et non sur l’habileté stratégique. Le déploiement logistique a été calamiteux, la pénurie en armes et en approvisionnement sensible dès le 3e jour. Dans les régions occupées, les soldats pillent tout, nourriture, sanitaires, vaisselle, linge, exactement comme le faisait l’Armée rouge en Europe en 1944-1946. L’échec du Blitzkrieg a empêché Poutine de placer la communauté internationale devant le fait accompli ; le courage des Ukrainiens a réveillé l’Europe.
4) Une sous-estimation de la force et de la solidarité de la réaction internationale. En décembre 2021 on peut lire dans RIA Novosti : « Les atlantistes, malgré tous leurs appétits, n’entreront pas en conflit ouvert avec la Russie, ils n’en veulent pas et en ont peur. Même les stratèges anglo-saxons raisonnables comprennent que l’Occident n’a pas la force de maintenir l’Ukraine dans son orbite pendant longtemps, les lois de l’histoire russe (comme les lois de la géopolitique) fonctionneront toujours. » Poutine s’est convaincu par une longue expérience de la couardise des Occidentaux. Il se flatte de contrôler une bonne partie des élites occidentales : ne s’est-il pas vanté auprès d’un ministre des Affaires étrangères européen que la Russie pouvait acheter n’importe qui aux États-Unis et en Europe ? Il ne s’imagine pas que les choses puissent changer. Le Kremlin exagérait son emprise sur l’Allemagne, un peu comme en 1854 Nicolas 1er avait eu des illusions sur le soutien de l’Autriche. Poutine a été abasourdi par l’ampleur des sanctions et la liste interminable des pays qui s’y étaient associés. Il n’a pas pris en compte qu’une guerre au cœur de l’Europe susciterait une réaction bien plus vive que ce qu’il avait prévu. Surtout qu’en même temps il n’avait pas caché qu’il voulait détruire l’ordre européen de l’après-guerre froide.
5) Une surestimation de l’efficacité du chantage nucléaire. Poutine a cru pendant des années qu’avec son bouclier nucléaire et ses missiles de l’apocalypse il pouvait tout se permettre. Et pendant longtemps cela a été le cas. Mais l’agression contre l’Ukraine a changé tout cela et a montré les limites du chantage nucléaire, voire son aspect contre-productif, car ce sont ces menaces qui ont persuadé les Occidentaux de livrer à la Russie une guerre économique totale.
6) La surestimation du succès de la politique de remplacement des importations mise en place depuis 2014. On a une idée de ce que Poutine pouvait lire dans les rapports de ses subordonnés lorsque l’on prend connaissance d’une étude publiée le 21 novembre 2021 par le très officiel think tank Russtrat : « La situation historique actuelle de la Russie est unique. L’État s’est préparé aux défis majeurs qui peuvent survenir sous une pression critique. D’énormes réserves ont été accumulées, y compris en or. Des plans nationaux d’infrastructure financière et d’information ont été créés et lancés. La numérisation a commencé à englober l’ensemble de l’économie, l’amenant à un nouveau niveau de compétitivité. L’expansion de notre propre base industrielle, y compris dans des domaines high-tech très sensibles, se fait à pas de géant, le « fossé technologique » se comble. Nous sommes sortis de la dépendance critique dans le domaine de la sécurité alimentaire. […] L’armée est depuis cinq ans la première de la planète. Dans ce domaine, le « fossé technologique » est en notre faveur et ne fait que s’élargir… De plus, l’explosion de l’inflation planétaire entraîne une crise énergétique, ce qui rend les Européens, pour la plupart, beaucoup plus accommodants et exclut un blocus de nos approvisionnements énergétiques, QUOI QUE NOUS FASSIONS. […] »
Là encore, Poutine ne s’est pas rendu compte que ses fonctionnaires lui jetaient de la poudre aux yeux. Il a pris pour argent comptant les rodomontades de ses ministres. Quelques jours après l’introduction des sanctions occidentales, on s’aperçoit déjà que le remplacement des importations était une fiction. Vladimir Poutine était persuadé qu’il avait fait de la Russie une forteresse financière imprenable. Or le gel des avoirs de la Banque centrale signifie que celle-ci ne peut plus guère intervenir sur le marché intérieur avec des devises étrangères pour assurer la stabilité financière. La Russie est privée de son bas de laine longtemps accumulé. Elle a perdu les deux tiers de ses réserves. Cela a eu un effet de choc car personne ne s’y attendait. En outre, le président russe a surestimé l’aide que pouvait lui apporter la Chine qui s’est montrée fort réticente. Autour de la Russie, un cordon sanitaire s’est mis en place, bien plus étanche que tous ceux ébauchés pendant la guerre froide.
Toutes ces erreurs ont une cause unique. Comme les autocrates russes avant lui, Poutine est entouré de courtisans qui lui disent ce qu’il a envie d’entendre et qui ont peur de lui communiquer de mauvaises nouvelles. Tous ses ministres, tous ses espions, lui font un tableau peint en rose de leurs prétendus succès dans leurs administrations respectives. Ses espions lui disent qu’ils ont infiltré les cercles dirigeants des pays étrangers ; ses ministres l’assurent que la Russie peut maintenant fonctionner en circuit autarcique ; ses militaires affirment que la Russie a la meilleure armée du monde, la terreur de l’univers. On a vu que cette particularité de l’autocratie russe a déjà été la cause de désastres militaires aux XIXe et XXe siècles.
Mais dans le cas de Poutine et de ses thuriféraires les choses sont plus graves parce que Poutine est obsédé par le désir du remake historique. Non seulement le président russe est victime d’une tendance à prendre ses désirs pour des réalités, encouragée par la lâcheté et la servilité de ses subordonnés, mais surtout il est prisonnier de l’édifice de l’histoire alternative qu’il s’est construit depuis des années. Le politologue Vladimir Mojegov a bien senti la direction du vent lorsqu’il écrit : « Aujourd’hui, notre tâche principale est de rembobiner les développements funestes qui nous ont amenés où nous sommes, et de revenir à la situation de 1991, demain à celle de 1989 (une Allemagne neutre unie), puis, peut-être, nous irons plus en amont — jusqu’en 1913, et même plus en amont — au Grand Concert des Puissances Européennes Libres. »
Poutine veut bel et bien remonter dans le temps et rejouer la partie de la guerre froide, en faisant gagner cette fois la Russie. Il veut avoir son remake de « la grande guerre patriotique » : d’où l’insistance sur la « dénazification » de l’Ukraine, car il ambitionne de renouveler sous son règne l’exploit de la victoire sur le nazisme de 1945. Dans son imagination enfiévrée et celle de ses propagandistes, toute l’Europe est maintenant livrée au « nazisme » émanant de Kiev et la Russie affronte seule cette coalition fasciste. Bref, Poutine veut corriger l’histoire quand celle-ci s’est faite au détriment de la Russie et la répéter quand la Russie est sortie gagnante. Ses prédécesseurs communistes se contentaient de la réécrire. Lui cherche à la refaire par la violence. Et c’est ce révisionnisme historique obsessionnel qui le rend si dangereux, pour la Russie et pour la communauté internationale.
Si Poutine avait daigné réfléchir aux précédents en historien au lieu de manipuler le passé pour étayer son idéologie, il aurait constaté que le régime autocratique russe résiste rarement à un échec militaire. À la veille de la guerre russo-japonaise, le ministre de l’Intérieur Plehve a eu cette formule fameuse dans un échange avec le ministre de la Guerre Kouropatkine, qui faisait état du manque de préparation de l’armée à la guerre: « Alekseï Nikolaievitch, vous ne connaissez pas la situation interne en Russie. Pour empêcher la révolution, il faut une petite guerre victorieuse. » Le 22 novembre 2021, Vladislav Sourkov, l’un des idéologues du poutinisme, conseillait « l’exportation du chaos » pour stabiliser la situation intérieure en Russie. « L’expansion extérieure permet de remédier aux tensions intérieures », écrit Sourkov, qui ne fait en réalité que recycler en termes ampoulés l’idée malencontreuse de Plehve. Mais Poutine, cet obsédé d’histoire, ignore superbement les leçons du passé. Nicolas 1er ne se remit pas de la défaite de la guerre de Crimée et mourut la même année. Son successeur Alexandre II entama des réformes qui ébranlèrent l’empire. Nicolas II fut obligé d’accepter la convocation de la Douma après les défaites infligées par le Japon en 1904-1905. Enfin, l’échec de la guerre d’Afghanistan engagea Gorbatchev dans la voie de changements qui aboutirent à l’effondrement du parti et de l’État. Aujourd’hui l’histoire est déjà en train de réécrire le scénario du Kremlin. Elle commence à se venger de celui qui depuis des années lui faisait violence. Gageons que son verdict final sera sans appel.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.
Notes
- smi.ru 20/02/01
- Le Monde, 8/12/04
- Nezavissimaïa Gazeta, 18/10/04
- Source