La rédaction de Desk Russie félicite son auteure, Zoïa Svetova, journaliste, essayiste et défenseuse des droits de l’Homme dans la Russie de Poutine, qui vient d’être nommée chevalier de la Légion d’honneur. En plus de ses écrits, la courageuse Zoïa a toujours aidé les innocents broyés par le système judiciaire russe, comme une autre de nos auteures, Zara Mourtazalieva, qui a purgé huit ans et demi dans une colonie pénitentiaire, et tant d’autres encore. Nous reproduisons ici le discours que Zoïa a prononcé à l’ambassade de France à Moscou, le 18 janvier 2022.
Mesdames et messieurs les invités et participants à la cérémonie !
Avant tout, je voudrais dire que la cérémonie d’aujourd’hui est pour moi une fête, un honneur, et bien sûr une grande responsabilité.
Il y a un peu moins d’un an, alors que je revenais du théâtre, j’ai trouvé dans ma boîte aux lettres une fine enveloppe dans laquelle il y avait une lettre de l’ambassadeur de France. L’ambassadeur français Pierre Lévy m’y disait que le président Emmanuel Macron m’avait, par décret, nommée chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur.
Ma première réaction fut de la déception : le décret du président Macron était en date du 23 septembre 2020, alors que la lettre ne m’est parvenue qu’au début février 2021 ! Et cela signifiait que mon mari, Viktor Dziadko, qui aurait dû être ici le premier parmi les invités d’aujourd’hui, ne saurait jamais rien de ma décoration. Il est décédé le 14 octobre 2020.
Et bien entendu, j’ai d’abord imaginé à quel point il aurait été heureux, combien il aurait été fier. Comment il aurait plaisanté, comment il se serait moqué de moi. Ma deuxième réaction fut de penser que, sans doute, on se jouait de moi. C’était si incroyable ! J’ai téléphoné à l’ambassade et l’on m’y a assuré que non, ce n’était pas une plaisanterie. Oui, le décret du président Macron était bien réel.
Vraiment, tout est lié dans la vie. Et mes relations avec la France ont une très longue histoire. Mon grand-père paternel — qui est aussi le grand-père de ma sœur Macha, présente à cette cérémonie aujourd’hui —, Grigori Friedland, était le premier doyen de la faculté d’histoire de l’université de Moscou. Il est considéré, encore à ce jour, comme l’un des spécialistes les plus renommés de la grande révolution française. Ses livres sur les héros de la Révolution, Danton et Marat, publiés en russe et en français, faisaient partie de notre bibliothèque familiale : ils ont été confisqués lors de la perquisition de mai 1936, lorsqu’il fut arrêté dans son appartement à Moscou.
Par une condamnation de « la troïka de Staline », Grigori Friedland fut fusillé le 8 mars 1937. Il fut réhabilité après le 20e congrès du Parti, comme beaucoup d’autres victimes des répressions staliniennes.
Quand vint le moment de m’envoyer à l’école, mes parents choisirent pour moi une « école française » (avec enseignement approfondi du français). C’était alors à la mode.
Plus tard, le français devint mon métier. Je l’ai enseigné à l’école, puis j’ai travaillé quelques années en tant qu’assistante dans les bureaux moscovites de Libération, Radio France et France 2.
J’ai aussi été recrutée comme interprète ici, à l’ambassade française. Je participais souvent à des réunions où je traduisais du russe vers le français et inversement.
Et bien sûr c’est pour moi extrêmement émouvant de me trouver aujourd’hui dans ce magnifique bâtiment en une tout autre qualité.
En me préparant à la rencontre d’aujourd’hui, j’ai essayé de lire le plus possible sur l’ordre de la Légion d’honneur. Et j’ai appris que Napoléon Bonaparte l’avait imaginé comme une sorte d’ordre de chevalerie, décerné aux citoyens français pour services rendus à l’État.
Quant aux étrangers, et c’est indiqué dans la lettre de l’ambassade que j’ai reçue l’année dernière, cet ordre est décerné pour une contribution de premier plan au développement de la coopération et des échanges entre nos pays.
Et c’est de cette coopération, même de cette étonnante amitié entre la France et la Russie, que je voudrais parler en particulier. Non pas d’une manière générale, mais à travers mon histoire personnelle.
En 1982 fut arrêtée ma mère, Zoïa Krakhmalnikova, une écrivaine. Elle fut incarcérée dans la prison pour prisonniers politiques de Lefortovo. On l’a accusée de diffamation à l’égard de l’ordre constitutionnel soviétique. Elle a passé un an en prison puis a été condamnée à cinq ans de déportation. Trois ans plus tard, mon père, l’écrivain Félix Svetov, fut arrêté également. Il fut lui aussi condamné à un an de prison, suivi de cinq ans de déportation pour son activité antisoviétique.
Mes parents ont passé quelques années de déportation dans les montagnes de l’Altaï, jusqu’à ce que Mikhaïl Gorbatchev les libère par décret en 1987, comme ce fut le cas pour des centaines de prisonniers politiques soviétiques.
Notre famille avait alors de formidables amis français : Gérard Perrolet et Véronique Marescot-Perrolet. Gérard était consul à l’ambassade de France, tandis que Véronique travaillait à l’ambassade. Peu de temps après l’arrestation de ma mère, ils ont dû quitter Moscou, mettant un terme à leurs contrats avant l’heure.
Véronique et Gérard ont beaucoup aidé notre famille, à Moscou comme après leur départ de Russie. On est toujours amis.
De manière générale, les diplomates français ont toujours aidé les dissidents soviétiques et russes, et nous en gardons le souvenir.
Il s’est trouvé que ce sont justement des journalistes français travaillant à Moscou qui m’ont appris le métier de journaliste. Ce sont Annie Daubenton, Pascal Dervieux, Véronique Soulé, Jean-Pierre Thibaudat, François Bonnet, Nicolas Miletitch. Je pense qu’ils auraient été très heureux d’être ici avec moi aujourd’hui.
Ces vingt dernières années, j’écris dans la presse russe. J’écris sur la justice russe, sur les innocents accusés, sur les prisonniers politiques.
J’ai été visiteuse de prisons à Moscou pendant huit ans. J’ai essayé d’aider les détenus de droit commun comme les prisonniers politiques. J’ai écrit sur les prisonniers politiques ukrainiens, sur Nadejda Savtchenko, et bien sûr sur Oleg Sentsov. Je remercie le président Emmanuel Macron d’avoir joué un grand rôle dans sa libération.
Et voilà maintenant qu’Oleg Sentsov est libre, et qu’il tourne des films.
On me demande souvent : comment travailler en tant que journaliste en Russie, comment être défenseur des droits de l’homme ? Hier, c’était l’anniversaire de l’arrestation d’Alexeï Navalny, l’une des personnes les plus braves et courageuses de Russie. J’espère vraiment vivre jusqu’au jour où, enfin, il sera libéré.
Après l’empoisonnement de Navalny et son arrestation, la vie a radicalement changé en Russie. Tout au long de l’année dernière nous avons été témoins d’arrestations de nouvelles voix dissonantes en Russie. Chaque vendredi le ministère de la Justice ajoute de nouveaux « agents de l’étranger » à sa liste.
Cette liste inclut des défenseurs des droits de l’homme qui sont mes amis : comme Lev Ponomarev qui, malheureusement, n’a pas pu être des nôtres aujourd’hui. Elle inclut, par exemple, la chaîne télévisuelle Dojd où travaillent mon fils et ma belle-fille. Et mon organisation tant aimée, cette grande société qu’est Mémorial, a été liquidée par ce même tribunal russe sur lequel j’écris depuis vingt ans déjà. Cette même année, le site MBKH media où je travaillais ces dernières années, a été bloqué et n’est plus accessible en Russie. Beaucoup de mes collègues journalistes, comme l’a si bien remarqué Dmitri Mouratov, quittent massivement la Russie, empruntant les « avions de journalistes ».
Je pense qu’aujourd’hui, il y a non seulement chez moi, mais chez beaucoup de ceux qui sont présents dans cette salle, une impression de déjà-vu. Comme si l’on était revenu quarante ans en arrière, au début des années 1980.
Il y a cependant une différence : dans les années 1980, il y avait non seulement le rideau de fer, mais la guerre froide.
Or, aujourd’hui, c’est un rideau sanitaire qui nous sépare, et la guerre froide semble être sur le point de muter en guerre bien réelle. Et c’est ce qui pourrait arriver de plus effrayant à la Russie et au monde entier.
Je ne sais pas si c’est vrai, mais j’ai lu qu’en 1916 l’ordre de la Légion d’honneur avait été décerné à un pigeon voyageur de la poste. C’est ainsi qu’on décrit cela sur Internet : « Lors des combats de Verdun, la garnison de fort de Vaux tenta d’envoyer plusieurs appels à l’aide au moyen de pigeons voyageurs. Mais tous les pigeons périrent et le dernier peina longtemps à décoller. Enfin, il décolla et parvint à rejoindre Verdun. Il y tomba mort, mais son message fut lu, et l’aide envoyée. Le lendemain, le président français décora le pigeon de l’ordre de la Légion d’honneur. »
Quelle belle histoire ! N’est-ce pas ? Cette histoire parle de nous tous : journalistes et défenseurs des droits de l’homme. Et même des diplomates. Nous sommes tous ces pigeons voyageurs qui tentons de transmettre des informations importantes à la société, aux politiques, à l’élite.
Nous tentons de changer la situation. Nous cherchons à changer le monde.
Et encore une chose des plus importantes : la France est ce même pays où se trouve la Cour européenne des droits de l’homme, dernière instance pour les Russes assoiffés de justice. Historiquement, la France est ce même pays qui a toujours défendu les innocents poursuivis et persécutés dans tous les pays. Ainsi soit-il !
Et quand, une fois de plus, j’aurai l’impression de ne pas pouvoir percer le mur de l’injustice, je regarderai cet ordre, et j’irai de l’avant !
Merci !
Traduit du russe par l’ambassade de France à Moscou
Zoïa Svetova est journaliste et chroniqueuse pour Novaïa Gazeta. Autrice de Les innocents seront coupables, François Bourin, Paris, 2012. A travaillé pour les bureaux moscovites de Radio France, France 2 et Libération. Lauréate du prix Gerd Bucerius-Förderpreis Freie Presse Osteuropas pour l'Europe de l'Est en 2009, du prix Andreï Sakharov pour le journalisme en acte en 2003 et 2004, du prix du Groupe Helsinki de Moscou en 2010. Lauréate du prix Sergueï Magnitski en 2019. Chevalière de la Légion d'honneur en 2020. A été visiteuse des prisons de Moscou de 2008 à 2016.