Vitaly Portnikov : « Poutine a grandement contribué à la formation d’une nation politique ukrainienne »

Vitaly Portnikov est l’un des plus célèbres journalistes ukrainiens. Sa carrière a débuté pendant les dernières années du pouvoir soviétique. Trente ans après l’éclatement de l’URSS, cet analyste raconte comment est né le mouvement de libération nationale Roukh, avant de passer en revue diverses étapes de l’existence de l’Ukraine indépendante. Il évalue également les conséquences d’une possible nouvelle agression russe contre son pays.

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Vitaly Portnikov // Courtesy photo

Propos recueillis par Galia Ackerman

L’éclatement de l’URSS, il y a trente ans, a été précédé par l’apparition de mouvements nationaux. En Ukraine, c’était le Roukh populaire, un mouvement citoyen ayant pour objectif d’établir un État ukrainien indépendant et démocratique. Pouvez-vous m’en parler ?

Des processus similaires ont eu lieu dans plusieurs républiques soviétiques, en particulier dans les États baltes. Là-bas, c’étaient des « fronts populaires ». En Ukraine, le nom complet du Roukh (« mouvement », en ukrainien) était « Mouvement populaire de l’Ukraine pour la perestroïka ». De nombreux dissidents y ont adhéré, comme Viatcheslav Tchornovil et Levko Loukianenko, mais on leur demandait de ne pas se mettre trop en avant pour ne pas irriter le PC. Il y avait une crainte qu’un mouvement trop radical ne soit pas légalisé. On mettait plutôt en lumière des représentants de l’intelligentsia créatrice. Ainsi, le premier président du Roukh était Ivan Dratch, un poète ukrainien de renom, et l’une des figures les plus marquantes du mouvement était le poète Dmytro Pavlytchko, l’un des pères de l’indépendance ukrainienne.

Cependant, en Ukraine les conditions étaient très différentes par rapport aux États baltes. Car le Roukh ne jouissait pas du soutien de la nomenklatura ukrainienne. Je dirais que cette nomenklatura était totalement hostile à la perestroïka. Tant que Vladimir Chtcherbitski est resté premier secrétaire du PC ukrainien, il n’y a pas eu de perestroïka en Ukraine.

En revanche, il y a eu une certaine glasnost. Les journalistes pouvaient publier dans les médias ukrainiens des textes très polémiques. J’ai été le premier à interviewer l’académicien Andreï Sakharov pour le journal ukrainien de la jeunesse, Molod’ Ukraïny, et cela a été publié. Le même journal a publié le premier entretien de Milovan Djilas dans la presse soviétique — je l’ai recueilli à Belgrade. À Moscou, de telles publications étaient encore impossibles. Chez nous, il fallait juste éviter de critiquer les bonzes du PC ukrainien.

Vous dites que le Roukh n’était pas soutenu par la nomenklatura. Qu’en est-il du soutien de la population ?

À la différence des fronts populaires des États baltes, le Roukh ne jouissait pas non plus d’un soutien massif de la population. Je vous donne un exemple. Je suis sorti du local où était réuni le premier congrès du Roukh populaire, en septembre 1989, en portant son insigne bleu et jaune. J’ai pris le tram sans enlever l’insigne et j’ai senti les regards indignés de mes compatriotes, résidents de Kyïv, et non de Donetsk ou Kharkiv. Or, peu de temps après, cet insigne allait devenir le drapeau de l’Ukraine indépendante.

Mais la population n’était pas au courant. Si je ne m’abuse, les publications sur le Roukh étaient interdites.

C’est vrai. La population n’était pas informée. Et lorsque les premières élections honnêtes au Soviet suprême ont eu lieu, le 30 mars 1990, les forces nationales n’ont pas pu remporter une majorité. Le bloc d’opposition « Rada du peuple », dont la majorité était constituée des députés du Roukh, a obtenu 211 mandats sur 450. La majorité est restée aux mains des communistes qui, un peu plus tard, allaient voter pour l’indépendance de l’Ukraine.

À quel moment l’idée de l’indépendance de l’Ukraine est-elle devenue populaire ?

Cette idée était surtout populaire à l’ouest de l’Ukraine, dans les régions de Lviv, de Ternopil et d’Ivano-Frankivsk. Il faut voir les résultats du référendum sur la préservation de l’URSS, qui a eu lieu six mois seulement avant le référendum sur l’indépendance, pour comprendre le vrai état d’esprit des habitants de l’Ukraine. Le 17 mars 1991, 70 % d’Ukrainiens ont répondu que l’Ukraine devait faire partie d’une URSS rénovée.

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La deuxième convention du Mouvement populaire d’Ukraine // Wikimedia Commons

Comment se fait-il que six mois plus tard, le 1er décembre 1991, les mêmes gens votent pour l’indépendance ?

C’est tout simple. C’était une société profondément loyale aux autorités, et elle a suivi les consignes dans les deux cas. En fait, nous devons remercier Boris Eltsine qui a interdit le parti communiste après le putsch raté d’août 1991. Or, c’est le parti communiste qui soutenait activement l’idée de préserver l’URSS. En fait, l’URSS a cessé d’exister dès l’interdiction du parti communiste qui, lui, était la vraie ossature de l’empire. Le seul homme qui s’obstinait à vouloir garder une Union soviétique réformée était Mikhaïl Gorbatchev, mais sa voix était faible.

Je pense que la plupart des Ukrainiens ne comprenaient pas le sens de ce vote. Pour eux, l’acte de l’indépendance n’était qu’un pas vers des relations économiques plus équilibrées avec Moscou. Même Eltsine pensait que la Communauté des États indépendants (CEI) n’était qu’une forme transitoire d’un nouvel État d’union. Une chose est claire : les gens qui ont voté pour l’indépendance à Lviv et à Simféropol avaient des conceptions très différentes de cette souveraineté.

Pouvez-vous l’expliquer ?

Au fond, l’indépendance proclamée en 1991 était une indépendance différée. J’ai écrit en 1991 que si l’Ukraine voulait devenir un État véritablement indépendant, elle ne pourrait pas éviter une guerre avec la Russie. Le conflit allait éclater non pas au moment de la proclamation de l’indépendance, mais plus tard, lorsque la Russie aurait compris que c’était sérieux et qu’elle était en train de perdre l’Ukraine.

Pour la majorité des Ukrainiens, il était inconcevable de rompre les liens avec l’ancienne métropole. Et quand le premier président de l’Ukraine indépendante, Léonid Kravtchouk, a commencé à créer de vraies structures étatiques, cela s’est soldé par la victoire de Léonid Koutchma, en 1994. C’était un candidat pro-russe, et à Moscou des journaux titraient : « Les nôtres ont remporté la victoire », avec des portraits de Koutchma et de Loukachenko, élu la même année. On considérait à Moscou que les idées de souveraineté ukrainienne et bélarusse étaient enterrées. Dans le cas de Loukachenko, c’était assez vrai, mais pas dans le cas de Koutchma. Car les élites économiques ukrainiennes et la société dans son ensemble ne voulaient plus vivre sous l’égide de Moscou.

Quel était l’intérêt des élites économiques ?

Sous Koutchma, l’intérêt était simple : ce sont les Texans qui doivent piller le Texas. De préférence, en utilisant le gaz russe bon marché, pour ne pas avoir besoin de réformes et pour piller sans encombre. C’était une sorte de pacte tacite entre les élites et la population : les élites pillent le pays d’en haut, et la population, d’en bas. Koutchma a détruit les perspectives de développement rapide de l’Ukraine, mais la majorité des Ukrainiens considèrent que c’était la belle époque. Je dirais que c’était une transformation de la société soviétique profondément amorale en une société post-soviétique non moins amorale. La société des conformistes s’est transformée en celle des conformistes et des voleurs.

La même chose s’est produite en Russie…

Bien sûr. Mais avec une différence importante : la Russie, contrairement à l’Ukraine, n’a pas eu de conflit identitaire.

Ce conflit a-t-il sauvé l’indépendance ukrainienne ?

Il faut comprendre que la majorité des Ukrainiens, par leur mentalité et leur identité, ne sont guère différents des Russes ou des Bélarusses. Plus exactement, une partie de la population se considère comme russe, ils sont entre 15 et 20 %. Il y a une population qui est indifférente à l’État quel qu’il soit, pourvu qu’on puisse le piller. C’est le principal électorat de Zelensky, ces gens auraient voté pour Poutine en Russie et pour Loukachenko au Bélarus. Ce sont eux qui ont voté dans le passé pour Ianoukovitch, ils veulent avoir un chef autoritaire qui réglera leurs problèmes.

Quel est le pourcentage de cette population-là ?

Elle est très importante. De l’étranger, on ne le voit pas, mais une grande partie de notre population reste soviétisée. Elle est concentrée dans les grandes villes de l’Est. Après l’occupation de Donetsk par les Russes, la vraie capitale de cette population est Kharkiv. En 2020, les habitants y ont élu maire, pour la troisième fois, Hennadiy Kernes, déjà mourant, et alors qu’il avait payé des hommes de main pour passer à tabac des activistes de Maïdan. Ils le défendaient en affirmant qu’il était un bon manager.

Et l’identité ukrainienne ?

Environ 25-30% de la population possèdent une identité européenne et se considèrent comme des Ukrainiens. Ce sont les électeurs de Viatcheslav Tchornovil en 1991 et de Petro Porochenko en 2019. Mais beaucoup, parmi l’électorat qui conserve une mentalité soviétique, se sentent ukrainiens.

L’avenir de l’Ukraine dépend de notre capacité de convaincre ces gens-là, qui ne sont pas très cultivés et sont perméables à la propagande oligarchique, de faire des bons choix. Entre l’Ukraine et la non-Ukraine. Disons que le choix de Ianoukovitch était entre l’Ukraine et la Russie, et celui de Zelensky, entre l’Ukraine et la non-Ukraine. La majorité des habitants de ce pays ont donc choisi la non-Ukraine.

Que voulez-vous dire par “non-Ukraine” ?

C’est une zone grise d’un point de vue civilisationnel. La non-Ukraine est le pays dont les habitants ne comprennent pas la nécessité d’avoir leur propre État.

Dans ce cas, les propagandistes russes auraient raison de prétendre que le peuple ukrainien n’existe pas et que l’Ukraine en tant que pays n’existe pas.

Attention, la moitié des habitants se considèrent comme des Ukrainiens et veulent que ce pays existe. On n’a pas à discuter avec les propagandistes russes. Il faut aussi comprendre que cette population soviétisée est le résultat de la russification, de la destruction planifiée de tous ceux qui se considéraient comme ukrainiens, de la famine artificielle, du système éducatif, etc.

Notre tâche, c’est de rendre aux Ukrainiens le droit d’être ukrainiens. Je m’explique. La Pologne existe, parce qu’elle est peuplée de Polonais. C’est leur abri national. Si tu veux être polonais, tu vis en Pologne. Personne ne t’oblige à être polonais ; tu peux partir en Grande-Bretagne. Mais la Pologne est une forteresse de conscience nationale. Et c’est pour la même raison que l’Ukraine doit exister. Autrement, nous pourrions vivre dans une Russie démocratique (si celle-ci voit le jour), avec du pétrole, du gaz, de grands centres culturels, etc. Mais moi et des millions d’autres gens avons besoin de l’Ukraine, indépendamment de l’avenir de la Russie.

C’est le sens du conflit profond d’identité entre ceux qui étaient contre Zelensky et ceux qui le soutenaient. C’est cela, le conflit entre l’Ukraine et la non-Ukraine. Les gens qui appartiennent à la « non-Ukraine » restent à bord de notre bateau en attendant la possibilité de retourner dans le pays qu’ils considèrent être leur patrie spirituelle, en y apportant notre territoire.

Donetsk et Lougansk, ainsi que la Crimée, veulent faire partie, avec leurs territoires respectifs, du pays autoritaire voisin dont le régime leur plaît. Mais beaucoup de gens aimeraient rejoindre la future Russie démocratique et sa civilisation. Pour l’instant, ils restent ici, mais combattent toute action qui rende à l’Ukraine un contenu ukrainien, dont la langue ukrainienne.

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Marche à Zaporijjia pour les 500 ans de la Sitch des Zaporogues, 1990 // Domaine public

Pensez-vous que Poutine attaquera de nouveau l’Ukraine ?

Je n’en vois pas l’utilité. Grâce à la concentration de troupes russes près de nos frontières, Poutine espère obtenir des garanties occidentales pour que l’Ukraine ne fasse pas partie de l’UE et de l’OTAN et qu’elle n’obtienne pas d’aide militaire. L’Ukraine resterait alors sans défense et Poutine pourrait procéder à sa soumission par un étouffement économique et énergétique.

Beaucoup d’experts pensent qu’une attaque permettrait à la Russie de s’emparer d’Odessa, de la côte de la mer Noire, ou peut-être de Kharkiv. Est-ce invraisemblable ?

Ce n’est pas exclu, et ce serait un coup dur pour l’économie ukrainienne. En même temps, cela donnerait un État rétréci, et les besoins économiques seraient moindres. Surtout, cet État serait beaucoup plus déterminé car il n’y aurait plus d’électorat pro-russe ; celui-ci resterait de l’autre côté de la barrière. Les gens de Kharkiv et d’Odessa qui ne voudraient pas vivre sous une occupation partiraient, et ne resteraient que des conformistes. Après une nouvelle occupation, les Ukrainiens n’éliraient plus jamais ni un nouveau Ianoukovitch ni même un nouveau Zelensky. Car ils verraient des répressions contre la population ukrainienne, des vidéos de fusillades et de tortures dans les régions occupées.

Je vous dirais une chose. Si Poutine ne nous avait pas attaqués en 2014, un Zelensky aurait déjà signé un accord avec Poutine et Loukachenko sur la création d’un État d’union. Et les forces spéciales ukrainiennes auraient participé à l’écrasement des révoltes au Bélarus et au Kazakhstan.

Si je vous suis, l’agression russe en 2014 était en quelque sorte salutaire pour l’indépendance ukrainienne.

Absolument. Sans cette agression, les états d’âme de la société ukrainienne auraient continué à pencher tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. Poutine a grandement contribué à la formation d’une nation politique ukrainienne.

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Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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