Le Parlement européen a décerné le prix Andreï Sakharov pour la liberté de pensée à Alexeï Navalny, l’opposant russe le plus connu, empoisonné l’année dernière par Novitchok et qui se trouve actuellement en prison. Il s’agit du plus grand prix de l’UE en matière des droits de l’homme. Le 15 décembre, il a été remis à sa fille Daria au Parlement européen. Au cours de la cérémonie, Daria Navalny a prononcé un discours sur le « pragmatisme » des politiques européens face à Poutine et à Loukachenko. Après ce discours, les membres du Parlement européen se sont levés pour l’ovationner.
Bonjour !
Avant de commencer mon discours, j’aimerais dire que je suis énormément reconnaissante d’être ici et de recevoir ce prix décerné à mon père. En même temps, je suis absolument effrayée. C’est un grand honneur pour moi d’être là, devant vous. En tant qu’étudiante âgée de 20 ans, m’y connaissant mal en politique, je stresse et j’ai peur de gâcher quelque chose.
Ce prix est une reconnaissance de ses mérites et une haute distinction pour le travail qu’il a mené et qui continue à être mené par ses collègues et par lui-même. Et, le plus important, c’est un signal à des dizaines de millions de personnes dans mon pays qui poursuivent la lutte pour un destin meilleur de la Russie.
Malheureusement, pour des raisons bien connues, mon père ne peut être là aujourd’hui. Pendant que je me déplace, lui, il reste en prison, dans des conditions terribles. Et ceci ne concerne pas uniquement Alexeï Navalny. Où sont actuellement les lauréats du prix Sakharov de l’année dernière – les participants de l’opposition biélorusse ? Ils sont majoritairement tous en prison. Où est le lauréat du Prix Nobel de la Paix de 2010, Liu Xiaobo ? Il est mort en prison. Et aujourd’hui je me demande : pourquoi est-il si difficile de sauver de la prison ceux qui luttent pour les droits de l’homme ? Pourquoi, à l’heure actuelle, au XXIème siècle, ils sont jetés en prison dans le monde entier, y compris dans les pays qui se trouvent géographiquement en Europe.
L’Europe est grande et puissante. La volonté des peuples européens s’exprime par des résolutions du Parlement européen. Ces résolutions justes et honnêtes sont soutenues par l’ensemble du monde libre dont la Grande Bretagne, les Etats-Unis, l’Australie, la Nouvelle Zélande. Mais certains opposants sont toujours emprisonnés, comme mon père, et de plus en plus de leurs partisans se retrouvent derrière les barreaux.
Vous savez, j’ai déjà entendu beaucoup de fois, et j’entendrai probablement ici, dans les couloirs après la cérémonie : « Oh, Daria, je comprends ce que tu ressens parce que cela concerne ta famille et tes proches. Mais, tout de même, dans le monde réel nous devons être plus pragmatiques. » Et moi, je baisserai la tête et je répondrai : « Oui, bien sûr ». Que puis-je dire ? Je ne suis qu’une étudiante âgée de 20 ans et je ne me sens pas à l’aise dans une discussion avec des pragmatiques expérimentés.
Cependant aujourd’hui, vu que je dispose d’un micro que personne ne me retirera et que je n’ai pas besoin d’entrer en discussion avec quiconque, j’aimerais saisir cette occasion pour protester contre le pragmatisme.
Il s’agit ici du Prix Sakharov, et Andreï Sakharov a probablement été l’un des hommes les moins pragmatiques sur la planète. Je ne comprends pas pourquoi ceux qui prônent des rapports pragmatiques avec les dictateurs, ne peuvent pas ouvrir tout simplement des manuels d’histoire. Ce sera un pas très pragmatique. Ils verront alors qu’il existe une loi universelle dans la politique : dictateurs et tyrans ne peuvent être apaisés.
Peu importe combien de gens essayent de mentir à eux-mêmes, espérant qu’un énième méchant qui s’accroche au pouvoir se comportera décemment en réponse aux concessions et aux flirts, cela n’arrivera jamais. L’essence même de la force autoritaire suppose l’accroissement permanent de l’agression et la recherche de nouveaux ennemis.
Ceux qui disaient : « Ne mettons pas la pression sur Loukachenko » et qui continuaient à dialoguer avec lui alors qu’il massacrait des gens et les jetait derrière les barreaux, n’ont obtenu qu’une chose : désormais, pour mettre quelqu’un en prison, Loukachenko est capable de faire atterrir tout un avion de ligne !
Les pragmatiques évoquent des dépenses et des pertes éventuelles en cas d’une politique de non-complaisance. Moi, je les invite à prendre une calculatrice et à regarder le prix de leur pragmatisme pour les contribuables européens.
Les années de flirt avec Poutine lui ont fait comprendre que pour augmenter son score de popularité, il n’a pas besoin de commencer une nouvelle guerre. Combien coûtera à l’Europe la guerre qu’il mène contre l’Ukraine ? Malgré l’information que les troupes russes se trouvent aux frontières de l’Ukraine, personne n’en parle. Ni commerce pragmatique ni coopération ne pallieront aux pertes directes qu’il faudra assumer.
L’un des leaders de l’opposition russe, Boris Nemtsov, a été tué par des tirs dans le dos tout près du Kremlin. Les pragmatiques ont dit : « Nous ne pouvons rien faire. Limitons-nous à des déclarations sévères et continuons le dialogue. » Puis on tue un deuxième et un troisième, puis un quatrième est tué au centre de Berlin, puis un cinquième en Grande Bretagne. Puis on fait exploser des entrepôts en Europe et on commence à tuer à l’aide de l’arme chimique.
Actuellement nous savons qu’un vrai groupe terroriste fut créé au sein des services spéciaux de Poutine, qui tue des citoyens de mon pays sans procès ni jugement. Ses membres ont failli tuer ma mère, ils ont presque tué mon père. Et personne ne peut garantir que demain des politiques européens ne commencent à tomber raides morts juste après avoir touché le poignet d’une porte. Vous augmentez le budget de la police et allouez beaucoup d’argent aux services spéciaux. Vous dépensez des milliards de dollars pour trouver de nouveaux moyens de détecter des substances toxiques. Tout ceci est la conséquence de votre pragmatisme.
« Ne mettez pas la pression ! Nous devons agir avec prudence et ne pas les mettre en colère », disent les pragmatiques. Et voici que des dictateurs, inspirés par les demi-mesures de l’Occident, transportent des milliers de personnes aux frontières de l’Union européenne, obligeant femmes et enfants à prendre d’assaut des barrières frontalières et espérant secrètement que quelqu’un sera tué ou piétiné. Que les pragmatiques répondent : combien cela coûtera-t-il à la Pologne, à la Lituanie et à toute l’Union Européenne ?
Les pragmatiques me diront : « Que veux-tu ? Ce sont des États souverains. Ils ont leurs propres gouvernements. Nos possibilités sont limitées. Tu proposes de commencer une guerre nucléaire pour faire libérer les prisonniers politiques ? » Bien évidemment, je ne propose pas de commencer une guerre. Mais je précise que la guerre a déjà commencé, en 2014, et qu’elle a fait des victimes réelles. On y utilise notamment des cyber-armes et des armes chimiques.
Le fait est que certaines banques européennes blanchissent des milliards de Poutine et de ses amis, que les yachts des oligarques de Poutine font sensation sur la côte méditerranéenne de l’Europe, et que 99% des hauts fonctionnaires de Russie et du Belarus, directement mêlés à des crimes, continuent à se rendre librement en Europe avec leurs familles. Cela ne signifie-t-il pas que beaucoup de décisionnaires européens n’essaient même pas de gagner au moins des petites batailles dans cette lutte ?
Au fond, le souhait de s’adresser aux dictateurs encore et encore, de ne pas les mettre en colère, d’ignorer leurs crimes autant que possible n’est pas une approche pragmatique. Il est temps de le dire ouvertement : c’est le cynisme, l’hypocrisie et la corruption qui se cachent sous l’enseigne du pragmatisme. Entre l’idéalisme et le pragmatisme une guerre permanente a lieu. Des batailles féroces se déroulent dans la politique européenne. Mais même le choix en faveur du pragmatisme ne doit pas signifier la trahison des idées européennes.
Quand j’ai écrit à mon père en lui demandant ce qu’il souhaitait que je dise dans mon discours, il a répondu : « Dis que personne ne doit assimiler la Russie au régime poutinien. La Russie se trouve en Europe et nous luttons pour qu’elle en fasse réellement partie. Nous voulons également que l’Europe lutte pour elle-même, pour ces magnifiques principes qui sont à ses origines. Nous luttons pour l’Europe qui incarne le triomphe des droits de l’homme, de la démocratie et de l’union. Nous ne voulons pas d’une Europe de chanceliers et de ministres qui rêvent d’obtenir une place au sein du conseil d’administration d’une des compagnies publiques de Poutine ou de faire un tour dans un yacht appartenant à un oligarque. »
Aujourd’hui sur cette scène, en recevant cette magnifique récompense à la place de mon père Alexeï Navalny, je vous remercie et je salue en vos personnes l’Europe des idées et des principes. L’Union européenne est un miracle surprenant, créé par les nations qui, durant toute leur histoire, étaient en guerre les unes contre les autres. Malgré des problèmes et des situations complexes, l’Union Européenne continue à exister. Je crois que, à l’avenir, mon pays en fera partie.
En conclusion, je voudrais citer mon grand compatriote dont ce prix porte le nom : « Mon destin était en quelque sorte exclusif. Non par fausse modestie, mais par souci d’être précis, je noterais que mon destin s’est avéré être plus grand que ma propre personne. Moi, j’ai juste essayé d’être au niveau de mon propre destin. » J’espère que nous aurons tous suffisamment de forces pour être au niveau de nos destins.
Liberté à Alexeï Navalny !
Merci.
Traduit du russe par Olesya Bereza
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