Réunis à Riga (Lettonie), le 1er décembre, les représentants des pays membres de l’OTAN ont réaffirmé leur soutien à l’Ukraine. De fait, les tensions montent aux frontières russo-ukrainiennes, l’accroissement des moyens militaires russes laissant redouter un nouveau coup tactique sur une portion du territoire ukrainien, voire une offensive aux objectifs plus larges.
D’aucuns expliqueront que ce n’est pas dans l’« intérêt » de Vladimir Poutine, mais la question est précisément de savoir comment ce dernier définit et identifie les intérêts de la Russie. Enfin, l’histoire n’est pas réductible à une mécanique des intérêts : elle est l’effet et la conséquence d’une dialectique entre procès, c’est-à-dire des logiques inscrites dans la durée (la mondialisation par exemple), et drame. Les passions et les erreurs de jugement, à l’origine de décisions erronées, ont plus que leur part dans l’histoire des guerres et des conflits.
La primauté des liens avec la Russie
Il reste que l’Ukraine n’est pas membre de l’OTAN et il n’existe toujours pas de solide consensus euro-atlantique quant à son éventuelle adhésion. Aussi le soutien collectif des alliés à Kiev a-t-il des limites qu’il ne faut pas ignorer. En revanche, rien n’interdit aux pays membres de l’OTAN d’amplifier et de faire monter en puissance leurs relations bilatérales avec l’Ukraine, notamment dans le champ de la coopération militaro-industrielle. Tel est le choix fait par la Turquie ces derniers mois. Non sans inquiétudes à Paris et à Berlin qui, discrets lorsque l’artillerie des miliciens pro-russes bombarde les positions ukrainiennes, font part de leur trouble après qu’un drone ukrainien de fabrication turque frappe en retour lesdits miliciens. C’est pourtant la politique de « Russia first » conduite par la France et l’Allemagne, fondée sur de fausses espérances politico-diplomatiques, qui laisse à la Turquie toute latitude pour renforcer ses relations avec l’Ukraine et développer son influence en Eurasie.
Dans le bassin de la mer Noire, la Turquie ne s’est pas auparavant montrée indifférente aux destinées de l’Ukraine, mais elle a longtemps privilégié la Russie. Après le long face-à-face de la guerre froide, Ankara et Moscou ont expérimenté une sorte de condominium sur le bassin pontique (la mer Noire était autrefois appelée le Pont-Euxin). Placée au cœur de leur partenariat énergétique (voir les gazoducs Blue Stream et, plus récemment, le Turkish Stream), la mer Noire est donc devenue le lieu d’une coopération navale et maritime régionale dominée par ces deux puissances riveraines (voir la Black Sea Force). Afin de renforcer sa position propre, la Turquie a même pris soin d’y limiter le rôle de l’OTAN en tant que telle, et ce avec la complicité de la France qui avait ses propres raisons (limiter le rôle de l’OTAN au bénéfice d’une future défense européenne). Malgré l’établissement en 2011 d’un « comité mixte » turco-ukrainien de haut niveau, l’Ukraine était donc reléguée à l’arrière-plan. Dans la ligne de mire de la diplomatie turque des années 1990, un grand projet a été un temps soutenu par l’Union européenne : une Organisation de coopération économique de la mer Noire (OCEMN). La visée dépassait donc la seule Russie.
Depuis le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie en février 2014 et la guerre qui s’ensuivit au Donbass, les relations turco-ukrainiennes ont progressivement pris un nouveau cours, ce qui n’a certes pas empêché la formation d’une sorte d’« entente brutale » (selon l’expression de Marie Jégo) entre Ankara et Moscou, expérimentée sur le théâtre syrien à partir de 2016. Les effets de ce rapprochement furent très concrets : voir le processus d’Astana, le Turkish Stream et la vente de S-400 russes à la Turquie. Pourtant, il importe de comprendre que les ambitions territoriales russes et la modification à son profit de la balance des forces dans le bassin de la mer Noire sont préjudiciables aux intérêts de sécurité et de puissance de la Turquie dans la région.
De surcroît, les tensions turco-russes sur d’autres théâtres (Syrie, Libye, Caucase du Sud), bien que contenues par l’« entente brutale » évoquée plus haut, ont des répercussions dans le bassin de la mer Noire. D’autant plus que la Turquie se heurte à une entreprise d’endiguement, de la Méditerranée orientale au golfe Arabo-Persique (voir le rapprochement entre la Grèce, Chypre, Israël et les Émirats arabes unis, avec l’appui de la France) ; les ambitions d’Ankara pourraient donc être redéployées vers la mer Noire, au détriment de la coopération avec la Russie. Enfin, la doctrine turque de la « Patrie bleue » et la question des zones maritimes ont aussi leurs prolongements dans ce bassin, d’autant plus qu’un gisement gazier a été identifié dans les eaux turques. Et le projet du canal d’Istanbul pourrait également être source de nouvelles frictions. C’est ce dont s’inquiètent des personnalités et des courants idéologiques turcs favorables à une alliance avec la Russie. Il existe en effet un eurasisme turc dont l’influence semble inversement proportionnelle à son poids politico-électoral.
Un prometteur partenariat de défense turco-ukrainien
À partir de 2014, les relations turco-ukrainiennes ont donc été resserrées et intensifiées. Avec plus d’allant que bien des capitales européennes, Ankara a pointé l’illégalité de l’occupation russe de la Crimée ; les Turcs sont sensibles au sort des Tatars de Crimée et le gouvernement apporte une aide à ceux qui se sont exilés (la Turquie compte une diaspora tatare). Au-delà de la question tatare, une coopération multiforme — politique, économique et militaro-industrielle — a pris forme ces dernières années. Sur le plan politique, les contacts se sont développés et, lors d’une visite du président Volodymyr Zelensky à Istanbul, sur fond de manœuvres et d’intimidations militaires russes aux frontières de l’Ukraine, son homologue turc lui a apporté un soutien sans équivoque (10 avril 2021). Il en va de même avec la « plate-forme Crimée », une initiative diplomatique ukrainienne concrétisée par un premier sommet en août 2021 (l’enjeu est que l’on n’« oublie » pas l’annexion illégale de la presqu’île ukrainienne).
Sur le plan économique, les échanges ne sont pas au niveau du potentiel économique de ces deux pays, mais la négociation (incertaine) d’un accord de libre-échange pourrait doubler leur montant (5 milliards de dollars par an actuellement). Soulignons toutefois le nombre important d’entreprises turques qui opèrent en Ukraine, notamment dans la construction d’infrastructures, et le volume des investissements directs qu’elles y réalisent. Enfin, les flux de touristes ukrainiens à destination de la Turquie ne sont pas négligeables et, du fait que Moscou utilise régulièrement ce levier pour atteindre les intérêts économiques turcs, ces flux permettent d’amortir le choc (voir le nouvel embargo touristique décidé par Vladimir Poutine au printemps 2021).
Sur le plan militaro-industriel, Ankara et Kiev développent une coopération active et mutuellement profitable. Mentionnons ici la livraison de drones turcs Bayraktar TB2, doublée d’un partenariat pour la conception et la production de ces engins (la livraison de 48 autres drones est en cours de négociation). Pour faire simple, les moteurs ukrainiens d’Ivchenko-Progress permettront à la Turquie de développer son programme de drones, sous le coup de sanctions européennes depuis la dernière guerre du Haut-Karabakh (automne 2020); l’Ukraine, en contrepartie, accédera à cette technologie et, simultanément, pourra relancer son programme aéronautique. Susceptible de modifier la donne au Donbass, la livraison de drones turcs s’accompagnerait d’une aide pour faire face à la guerre électronique livrée par la Russie et ses affidés locaux (brouillage et sabotage des communications). La coopération est aussi navale (formation de la marine ukrainienne et exercices conjoints sont prévus), avec des prolongements industriels comme la construction de corvettes turques dans le chantier naval du port ukrainien de Mykolaïv.
Outre la contribution effective de cette coopération militaro-industrielle à la défense et à la sécurité de l’Ukraine, et à ses effets en retour sur les rapports turco-russes, l’affirmation de la Turquie dans le bassin de la mer Noire doit être replacée dans le cadre plus large du rapport des forces en Eurasie et des enjeux géopolitiques dans l’ancien Turkestan (de l’est de la Caspienne au Sin-kiang/Xinjiang). On sait que la dernière guerre du Haut-Karabakh, à l’automne 2020, a renforcé les liens politiques, diplomatiques et militaires entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, officiellement présentés comme formant une seule nation (« Une nation, deux États »). Nonobstant les manipulations géopolitiques du Kremlin et son activisme diplomatique, la Turquie a posé les jalons d’une grande stratégie eurasiatique.
Au-delà de l’Ukraine : le Turkestan
De fait, il faut élargir encore la focale. Malgré les obstacles posés par la Russie qui se veut le « parrain » de la paix dans le Caucase du Sud, Ankara entend ouvrir un corridor logistique à travers l’isthme caucasien, vers le bassin de la Caspienne et les républiques de l’Asie centrale autrefois soviétiques. L’objectif à long terme est de constituer un pôle turc dans ce « milieu des empires », au cœur de la Grande Eurasie qu’un accord sino-russe sur les « nouvelles routes de la soie » (la Belt and Road Initiative) pourrait faire advenir.
Animée par ses finalités propres, la diplomatie turque a récemment promu le Conseil turcique qui, lors de son dernier sommet, est devenu l’« Organisation des États turcs » (novembre 2021). Éclipsé dans le champ médiatique par le thème néo-ottoman et les références islamiques de Recep T. Erdoğan, il semble donc que le pantouranisme conserve une certaine influence. Alors que les rivalités entre l’Occident et le tandem sino-russe s’exaspèrent d’un bout à l’autre de l’Eurasie, cette dynamique ne devrait pas être négligée.
Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.