Dans son grand discours électoral le 1er mars 2018, sous un tonnerre d’applaudissements, Poutine dresse le catalogue des nouvelles armes apocalyptiques que la Russie est en train d’acquérir. Le président russe précise qu’il ne bluffe pas. Les Occidentaux « ont échoué à endiguer la Russie » et « vont devoir l’écouter ». Le discours de Poutine était accompagné d’une vidéo illustrant une attaque nucléaire contre les États-Unis. Ces propos n’ont guère été pris au sérieux, ni en Russie (c’est le discours « le plus délirant de toutes les décennies du règne [de Poutine] », selon le commentateur Ilia Milchtein (Grani.ru, 2/03/2018), ni en Occident.
Il faut dire que les Occidentaux avaient quelques excuses. Ils Ă©taient habituĂ©s au bluff russe. Au moment de la crise de Suez, en 1956, Khrouchtchev avait menacĂ© Londres et Paris d’une frappe nuclĂ©aire. En 1957, il se vantait de la supĂ©rioritĂ© soviĂ©tique, affirmant que les États-Unis n’avaient pas de fusĂ©es balistiques intercontinentales. « S’ils en avaient, ricanait-il, ils auraient lancĂ© leur propre spoutnik. » Devant les Allemands, Khrouchtchev roule les mĂ©caniques en affirmant que l’URSS « fabrique des missiles comme des saucisses ». L’impĂ©tueux Nikita raconte dans ses MĂ©moires que, lors d’un dĂ®ner organisĂ© en son honneur par les Britanniques lors de sa visite en Grande-Bretagne fin avril 1956, il glisse Ă l’oreille de sa voisine de table Lady Eden : « Nos missiles peuvent non seulement atteindre les Ă®les britanniques, mais voleront mĂŞme plus loin. » Et il poursuit son rĂ©cit : « Elle s’est mordu la langue. J’ai donnĂ© l’impression d’être un peu grossier et de profĂ©rer des menaces. C’était bien mon but : non de faire peur, mais de montrer que nous n’étions pas des suppliants, nous Ă©tions une grande puissance. Par consĂ©quent, nous devions nous mettre d’accord, sans qu’on nous pose d’ultimatum, sans qu’on emploie avec nous le langage des ultimatums. » Cet aspect de la psychologie russe qui se rĂ©vèle si bien ici dans les propos de Khrouchtchev est bien connu des Occidentaux et explique peut-ĂŞtre pourquoi les discours belliqueux Ă©manant de Poutine et de ses propagandistes ne sont pas davantage pris au sĂ©rieux en Occident. Ă€ tort, car il ne s’agit plus de bluff, comme on s’en rend compte aujourd’hui.
Dans le discours électoral du 1er mars 2018 évoqué ci-dessus, Vladimir Poutine annonce que son pays est en train de développer six nouvelles armes puissantes conçues pour contourner les défenses américaines.
L’une de ces armes apocalyptiques est le missile de croisière Ă propulsion nuclĂ©aire 9M730 Bourevestnik, que l’OTAN appelle le SSC-X-9 Skyfall. Ce missile serait « invincible » et aurait « une portĂ©e illimitĂ©e, une trajectoire imprĂ©visible et [la] capacitĂ© Ă contourner l’interception ». Il s’agit d’« un missile terrifiant capable de rester en l’air pendant des annĂ©es et de frapper Ă tout moment », a averti Jim Hockenhull, le chef du renseignement de la dĂ©fense du Royaume-Uni. En outre, ce missile « crache des panaches radioactifs derrière lui ».
Autre engin du Jugement dernier : le complexe stratĂ©gique Avangard, un missile balistique intercontinental Ă©quipĂ© d’une ogive de croisière planante se propulsant dans les couches denses de l’atmosphère qui vole Ă 20 fois la vitesse du son et frappe ses cibles « comme une mĂ©tĂ©orite, comme une boule de feu », pour citer Poutine. Cet engin est capable d’effectuer des manĹ“uvres brusques sur sa trajectoire vers ses cibles, ce qui le rend « absolument invulnĂ©rable pour tout système de dĂ©fense antimissile ».
En rĂ©alitĂ©, Avangard n’est pas une fusĂ©e au sens usuel du terme : c’est un dispositif pour systèmes de missiles stratĂ©giques, dont la base est une unitĂ© de manĹ“uvre hypersonique. Il est prĂ©vu pour un nouveau missile balistique intercontinental lourd, appelĂ© Sarmate (RS-28), Ă©galement annoncĂ© par Poutine, le plus lourd au monde, qui peut survoler Ă la fois les pĂ´les Nord et Sud pour atteindre n’importe quelle cible, en contournant les systèmes de dĂ©fense antimissile amĂ©ricains existants qui sont orientĂ©s vers le nord. Selon lui, ce missile peut transporter plus d’ogives que l’ICBM (missile balistique intercontinental) le plus lourd du monde, Ă savoir le missile de conception soviĂ©tique Voevoda RS 20 B, connu en Occident sous le nom de Satan. La conception des ogives RS-28 prĂ©voit des trajectoires qui compliquent considĂ©rablement leur destruction, mĂŞme Ă partir des systèmes de dĂ©fense antimissile les plus perfectionnĂ©s. Il y a beaucoup d’ogives factices dans le RS-28. Mais surtout, il porte les fameuses ogives hypersoniques guidĂ©es susmentionnĂ©es Avangard (hypersonic glide vehicle Yu-71), et des ogives non nuclĂ©aires, ce qui permet l’utilisation des Sarmates dans les guerres et conflits locaux, dans la lutte contre les groupes porte-avions ennemis, etc. Le Sarmate entrera en service dans l’armĂ©e russe l’annĂ©e prochaine. Dmitri Rogozine, le patron de Roskosmos, a dĂ©clarĂ© que « sa puissance est telle qu’un missile, passez-moi l’expression, rayera de la carte l’une des cĂ´tes [des États-Unis] ». Selon le lieutenant gĂ©nĂ©ral Aytech Bizhev, ex-chef adjoint de l’armĂ©e de l’air du Commonwealth, les armĂ©es des principaux pays du monde n’ont pas les moyens de se protĂ©ger contre le nouveau complexe stratĂ©gique Avangard, qui est en train d’ĂŞtre installĂ© sur les ICBM Sarmate et des missiles d’une autre classe. Et il est peu probable qu’ils en soient capables dans les annĂ©es Ă venir : « L’Avangard a un système de guidage fondamentalement nouveau, l’itinĂ©raire de son vol ne peut pas ĂŞtre prĂ©dit. Compte tenu de la vitesse Ă©norme de notre Avangard, il ne peut pas ĂŞtre interceptĂ© par les moyens modernes de dĂ©fense antimissile, anti-espace et aĂ©rienne. Aucune des grandes puissances n’aura les moyens de l’intercepter dans les 10 Ă 15 prochaines annĂ©es. »
Passons maintenant au « PosĂ©idon », un drone sous-marin Ă propulsion nuclĂ©aire de 79 pieds de long, armĂ© d’une Ă©norme ogive qui pourrait irradier les villes cĂ´tières et les bases navales amĂ©ricaines dans les derniers stades d’une guerre nuclĂ©aire mettant fin Ă la civilisation. C’est une torpille nuclĂ©aire sous-marine conçue pour exploser au large des cĂ´tes des pays ennemis en frappant le fond de l’ocĂ©an, dĂ©clenchant un tsunami radioactif qui pourrait propager des radiations mortelles sur des milliers de kilomètres de terre, la rendant inhabitable. La Russie envisage de dĂ©ployer ce missile PosĂ©idon 2M39 dans l’Arctique Ă l’Ă©tĂ© 2022. Non seulement le Kremlin construit une nouvelle base pour stocker jusqu’Ă 30 PosĂ©idon, mais il en Ă©quipe Ă©galement au moins quatre sous-marins Ă propulsion nuclĂ©aire conçus spĂ©cialement pour transporter ces Ă©normes torpilles apocalyptiques. Le fait que Moscou soit prĂŞt Ă dĂ©penser des milliards de dollars pour construire ces quatre sous-marins Ă©quipĂ©s des PosĂ©idon — ce qui reprĂ©sente plus d’un dixième de sa future flotte sous-marine globale — tĂ©moigne de l’importance que le rĂ©gime de Poutine accorde Ă cette arme du Jugement dernier. Pour rĂ©sumer, la Russie s’est dotĂ©e d’un nouveau dispositif nuclĂ©aire sous-marin de 100 mĂ©gatonnes et a menacĂ© Ă plusieurs reprises d’attaquer les États-Unis avec cette arme. Personne n’a jamais construit une arme comme celle-ci parce qu’elle n’a aucune rationalitĂ© militaire. Depuis 2015, date Ă laquelle des images de cette torpille nuclĂ©aire russe ont Ă©tĂ© diffusĂ©es pour la première fois Ă la tĂ©lĂ©vision d’État, on s’est demandĂ© pourquoi Moscou construirait une arme qui pourrait potentiellement mettre fin Ă toute vie sur Terre. Alors que toutes les armes nuclĂ©aires peuvent tuer des milliers de personnes en un clin d’Ĺ“il et laisser des radiations empoisonnant l’environnement pour les annĂ©es Ă venir, le PosĂ©idon cherche Ă maximiser cet effet : la plupart des armes nuclĂ©aires peuvent dĂ©truire une ville, le PosĂ©idon peut dĂ©truire un continent. Ajoutons qu’en novembre 2020, la Russie a testĂ© avec succès le missile de croisière antinavire Tsirkon qui complète le PosĂ©idon, et qu’elle se propose de dĂ©ployer dans la Baltique sous prĂ©texte de protĂ©ger le Nord Stream 2. Le vice-amiral Stensønes, chef du renseignement norvĂ©gien, a dĂ©clarĂ© Ă CNN que le Tsirkon faisait appel Ă une « nouvelle technologie, avec des vitesses hypersoniques, qu’il est difficile de contrer ».
Enfin, Poutine a mentionné dans son catalogue une nouvelle arme laser.
Comme si tout cela ne suffisait pas, nous apprenons que la Russie travaille Ă la mise au point d’un nouvel avion Doomsday, le Zveno-3S. Il s’agit d’un centre de commandement et de contrĂ´le aĂ©roportĂ© qui peut ĂŞtre utilisĂ© pour Ă©vacuer les hauts responsables en cas d’urgence et qui est Ă©quipĂ© de la technologie nĂ©cessaire pour diriger les forces armĂ©es en cas de catastrophe, comme une guerre nuclĂ©aire. Selon l’analyste russe Alexandre Goltz, c’Ă©tait dĂ©jĂ une idĂ©e fixe des dirigeants soviĂ©tiques qui avaient crĂ©Ă© Ă cette fin le système PĂ©rimètre, situĂ© quelque part loin dans les montagnes de l’Oural ; on dit qu’il existe toujours un poste de commandement protĂ©gĂ© qui lancera des missiles en cas de première frappe des États-Unis d’AmĂ©rique. Les travaux pour l’aĂ©ronef Doomsday sont en cours Ă Voronej, ville situĂ©e Ă 500 kilomètres au sud de Moscou. Les nouveaux avions seraient des versions modifiĂ©es de l’avion de ligne Ilyushin Il-96-400M. Les forces russes devraient recevoir au moins deux de ces nouveaux appareils, dont l’un est dĂ©jĂ en production. L’agence chinoise Sina a conclu que la modernisation de l’avion russe Doomsday est une prĂ©paration Ă une guerre nuclĂ©aire. L’AmĂ©ricaine Rebekah Koffler, qui a Ă©tĂ© analyste Ă la DIA (Agence de renseignements de la DĂ©fense), est du mĂŞme avis : « Il ne fait aucun doute que la Russie se prĂ©pare Ă un conflit nuclĂ©aire avec les États-Unis et l’OTAN. La seule question est de savoir si elle peut en ĂŞtre dissuadĂ©e ou s’il va falloir mener cette guerre. »
« Quand on dispose d’une “matraque nuclĂ©aire”, il faut l’entretenir et l’amĂ©liorer. » La question des motivations russes dans le dĂ©ploiement de cet arsenal appelle une rĂ©ponse urgente. L’indiffĂ©rence et la passivitĂ© des Occidentaux devant cette Ă©volution semblent confondantes, surtout si l’on se souvient de l’émotion suscitĂ©e dans les annĂ©es 1970 par l’installation des euromissiles SS-20, infiniment moins menaçants que les « Wunderwaffen » de Poutine. Ă€ l’époque, les opinions Ă©taient instruites par les gouvernements occidentaux du danger reprĂ©sentĂ© par les nouvelles armes soviĂ©tiques ; aujourd’hui tout cela n’est connu que des spĂ©cialistes. DĂ©but 2017, la Russie a dĂ©ployĂ©, en violation du TraitĂ© sur les forces nuclĂ©aires Ă portĂ©e intermĂ©diaire, un missile de croisière terrestre dĂ©signĂ© SSC-X-8. Le gĂ©nĂ©ral du Pentagone Paul Selva a averti que ce missile « prĂ©sente un risque pour la plupart de nos installations [amĂ©ricaines] en Europe » et « fait partie d’un dĂ©ploiement plus large par la Russie de missiles Ă capacitĂ© nuclĂ©aire lancĂ©s par mer, air et sol ». Qui s’en est souciĂ© en Europe ?!
On peut se demander si Poutine n’est pas dĂ©jĂ en train de faire chanter les dirigeants des pays de l’OTAN, sans que les populations en soient alertĂ©es. En tout cas, la Russie se sent en position de force. « Tout le globe terrestre est sous notre contrĂ´le », glapit Vladimir Jirinovski après l’allocution prĂ©sidentielle du 1er mars 2018. Et le journaliste très officiel Piotr Akopov renchĂ©rit : « Nous avons fait une percĂ©e dans le dĂ©veloppement et l’introduction de nouvelles armes, faisant de nous les leaders incontestĂ©s en termes de puissance militaire. Pas en termes de nombre d’armes, mais en termes de qualitĂ© et de nouveautĂ© fondamentale. Il faudra aux États-Unis plus que des annĂ©es, des dĂ©cennies pour rattraper la Russie dans ce domaine — et cela signifie un tournant important dans l’ensemble de l’alignement des forces sur la scène mondiale. Le moment est venu de commencer d’urgence Ă nĂ©gocier avec la Russie. L’alternative aux nĂ©gociations est une course aux armements Ă grande Ă©chelle — il s’avère que le simple fait de rattraper la Russie sera difficile et très coĂ»teux. Plus important encore, il n’y a aucune chance d’obtenir un avantage. […] Par consĂ©quent, on peut dire que la Russie peut dĂ©sormais dicter ses conditions. Et nous voulons avant tout la transition vers un nouvel ordre mondial post-amĂ©ricain. »*
La doctrine militaire de Poutine est encore plus dangereuse que celle dont se rĂ©clamaient les SoviĂ©tiques pendant la guerre froide. Sous Khrouchtchev et Brejnev, Moscou s’était donnĂ© les moyens de dĂ©truire les États-Unis dans une frappe nuclĂ©aire massive, mais les dirigeants soviĂ©tiques prenaient en compte la dissuasion, mĂŞme s’ils ne le disaient pas publiquement. En revanche, pour Poutine, l’option nuclĂ©aire n’est pas une doctrine thĂ©orique. Elle peut parfaitement ĂŞtre utilisĂ©e sur le champ de bataille. Le Kremlin envisage froidement de mener une guerre nuclĂ©aire limitĂ©e avec Washington. Les stratèges de Poutine tablent sur l’emploi des armes apocalyptiques de manière que l’adversaire perçoive toute nouvelle escalade comme un pari perdu. La Russie pense qu’en surenchĂ©rissant dans l’escalade, elle peut l’emporter.
C’est en prenant en compte l’évolution de la politique intĂ©rieure de Poutine que l’on peut se faire une idĂ©e de ce qui nous attend en politique Ă©trangère. Le rĂ©gime poutinien repose depuis le dĂ©but sur deux piliers, la cooptation par la corruption et l’intimidation. En politique intĂ©rieure, nous voyons de plus en plus l’intimidation prendre le pas sur la sĂ©duction. Une Ă©volution parallèle a lieu en politique Ă©trangère, dont les paliers sont visibles : la guerre russo-gĂ©orgienne, l’annexion de la CrimĂ©e, la dictature Ă vie de Poutine. En 2014, au moment de l’annexion de la CrimĂ©e, Dmitri Kisselev, l’un des principaux propagandistes de la tĂ©lĂ©vision du Kremlin, avait fait sensation en rappelant aux tĂ©lĂ©spectateurs de l’Ă©mission de tĂ©lĂ©vision « Vesti Nedeli » que la Russie Ă©tait capable de « transformer l’AmĂ©rique en cendres radioactives ». Le lien entre pouvoir autocratique et psychose de guerre devient de plus en plus apparent : ainsi, lors du rassemblement de soutien Ă Vladimir Poutine Ă Loujniki le 3 mars 2018, l’un des orateurs, Igor Achmanov, s’exclame : « Nous sommes un pays en guerre, il faut le dire sans ambages. Nous avons un commandant en chef. Il annexe des territoires, gagne des guerres, introduit de nouvelles armes. Comment changer de commandant en chef dans un pays belligĂ©rant ? »
Mais il ne s’agit pas que de la manipulation de la psychose de guerre Ă usage interne (pourtant dĂ©jĂ passablement inquiĂ©tante). Le mĂ©pris des dĂ©mocraties est si enracinĂ© chez les dirigeants russes qu’ils semblent de plus en plus tentĂ©s d’aller plus loin dans la provocation. Dans un documentaire commĂ©morant l’annexion de la CrimĂ©e et projetĂ© Ă la tĂ©lĂ©vision russe le 15 mars 2015, Poutine se souvient du dialogue imaginaire qu’il menait avec les Occidentaux durant ces journĂ©es dramatiques : « Au nom de quoi iriez-vous vous battre lĂ -bas ? Vous ne le savez pas ? Quant Ă nous, nous le savons. Et nous sommes prĂŞts Ă tout… » Jirinovski est connu pour dire tout haut ce qu’on pense tout bas au Kremlin. Il dĂ©clare dans une interview incendiaire, le 6 juin 2015, diffusĂ©e par la chaĂ®ne de tĂ©lĂ©vision Dojd : « ChoĂŻgou [le ministre de la DĂ©fense russe] n’a qu’à diriger ses forces nuclĂ©aires vers Berlin, vers Bruxelles, vers Londres, vers Washington. Alors ce sera la guerre ? Pas du tout — on nous dira : n’en faites rien, nous sommes d’accord avec vous, nous nous retirons. Ils [les Occidentaux] veulent vivre. […] Les EuropĂ©ens vivent dans le luxe, ils ne font que s’amuser. Ils ne veulent pas faire la guerre. Il suffit que Moscou montre les dents pour qu’ils dissolvent l’OTAN. Il suffit de leur dire : si vous ne liquidez pas l’OTAN dans vingt-quatre heures, nous bombarderons les capitales des États membres. Et ils s’exĂ©cuteront pour continuer Ă vivre et Ă s’amuser. » Fin 2018, s’exprimant lors du Forum de ValdaĂŻ, le prĂ©sident russe Vladimir Poutine a Ă©voquĂ© une Ă©ventuelle guerre nuclĂ©aire : « Nous, en tant que martyrs, irons au paradis, et eux [les ennemis de la Russie, NDLR] mourront tout simplement. » Plus rĂ©cemment, Vladimir Poutine a laissĂ© tomber une remarque de fort mauvais augure lorsqu’il a dĂ©clarĂ© que la Russie aurait pu couler le destroyer britannique lors de l’incident au large des cĂ´tes de CrimĂ©e fin juin : « Personne ne nous aurait rien fait, car eux, nos adversaires, ont peur de la guerre nuclĂ©aire… » MikhaĂŻl Deliaguine, le directeur de l’Institut des problèmes de la globalisation, va jusqu’à avancer qu’un cataclysme transformerait l’arriĂ©ration russe en avantage compĂ©titif face Ă ses adversaires plus dĂ©veloppĂ©s : « En temps de catastrophe, le plus souvent, les organismes très complexes et diffĂ©renciĂ©s parfaitement adaptĂ©s Ă des conditions environnementales spĂ©cifiques, meurent ou se dĂ©composent. La Russie d’aujourd’hui, un organisme social primitif presque revenu Ă l’âge de pierre après la dĂ©gradation post-soviĂ©tique, pourrait avoir une chance assez Ă©levĂ©e de survie dans une catastrophe mondiale » (voir Françoise Thom, Comprendre le poutinisme, DDB, 2018, p. 118-119).
Les dirigeants du Kremlin sont loin d’être des « pragmatiques », comme le croient les Occidentaux. Si c’était le cas, ils multiplieraient les avions capables d’éteindre les incendies ravageant la Sibérie au lieu de produire des Poséidon. Chez eux, la haine de l’Occident est telle qu’elle peut étouffer tout instinct de conservation. Elle engendre un millénarisme à la russe qui ne date pas d’aujourd’hui. Certains slavophiles ont préconisé ou rêvé la destruction de l’Europe. Ainsi Dostoïevski évoquait avec transport, devant le très russophile Eugène Melchior de Vogüé, une apocalypse qui détruirait dans les flammes les cités damnées de l’Europe : « Je me rappelle une sortie qu’il [Dostoïevski] fit sur Paris un soir que l’inspiration le saisit ; il en parlait comme Jonas devait parler de Ninive, avec un feu d’indignation biblique ; j’ai noté ses paroles : “Un prophète bapparaîtra une nuit au Café anglais, il écrira sur le mur les trois mots de flamme ; c’est de là que partira le signal de la fin du vieux monde, et Paris s’écroulera dans le sang et l’incendie, avec tout ce qui fait son orgueil, ses théâtres et son Café anglais…” Tout comme Dostoïevski, le philosophe slavophile Constantin Leontiev, très populaire aujourd’hui parmi les idéologues du Kremlin, rêvait que Paris soit “transformé en champ de ruine et de cendres”, car “la France est le pays le plus avancé des nations occidentales” » (cité par Françoise Thom, La Marche à rebours, Sorbonne Université Presses, 2021, p. 684-685).
L’emploi de l’arme nuclĂ©aire, expliquait Poutine en 2018, « serait pour l’humanitĂ© une catastrophe mondiale. Pour la planète, ce serait aussi une catastrophe globale. Mais moi, en tant que citoyen de notre pays et en tant que chef de l’État russe, je souhaite poser cette question : “À QUOI BON UN MONDE OĂ™ IL N’Y AURAIT PLUS DE RUSSIE ?” ». Rien n’exprime mieux le nihilisme profond qui est Ă la base de l’idĂ©ologie poutinienne. Cette phrase rĂ©vèle qu’une Russie se sentant sur le dĂ©clin est plus dangereuse encore que la Russie Ă©talant sa puissance. Car, comme le dit son prĂ©sident, elle n’hĂ©sitera pas Ă entraĂ®ner dans son naufrage le reste de l’humanitĂ©. C’est ainsi que le refus de l’universalisme, fondement idĂ©ologique du poutinisme, dĂ©bouche dans le cas russe sur un millĂ©narisme apocalyptique. Et le Kremlin ne cesse de peaufiner les instruments permettant de rapprocher le jour du Jugement dernier.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.