Sergueï Kovalev est mort à 91 ans, le 9 août 2021. Pour le journaliste Vladimir Kara-Murza qui se bat lui aussi pour une Russie démocratique — ce qui lui a valu, semble-t-il, d’être empoisonné à deux reprises —, l’ancien dissident faisait partie de cette « poignée de gens qui ont sauvé l’honneur de notre pays face aux crimes du pouvoir et au silence de la majorité ».
Kara-Murza a également rappelé ces propos d’Andreï Sakharov : son ami Kovalev était « un homme à l’âme étonnamment belle et forte, et à l’altruisme sans limites ». Il faut toutefois parcourir aussi les commentaires qui suivent les posts consacrés à ce décès par certains propagandistes du régime poutinien : la haine qui s’y étale confirme la fermeté du défunt et l’impact de ses actions. Kovalev, un homme intelligent, courageux et intègre, a lutté pratiquement toute sa vie pour que son pays devienne un État de droit. Sa vie ? Ses vies ! Car il en a eu au moins cinq.
La première est celle d’un citoyen soviétique presque ordinaire. Né en 1930 dans une famille russo-ukrainienne modeste, Sergueï Kovalev a commencé des études de médecine, puis bifurqué vers la biologie. Il me disait en 1997 avoir été attiré par le droit et l’histoire, mais avoir compris ce qui l’attendait dans ces domaines à l’époque stalinienne : « Je me prostituerai toute ma vie. » Même la biologie était politisée : les théories de Lyssenko y primaient et niaient toute crédibilité à la génétique. Cela a valu à Kovalev sa première convocation par le KGB : en 1956, dans le contexte du Dégel et de la déstalinisation, le jeune diplômé, employé dans un laboratoire de l’université de Moscou, a signé une pétition qui demandait un débat libre sur les théories de la génétique. Comme beaucoup alors, il croyait que la mort de Staline allait régler bien des problèmes en URSS.
Quand Khrouchtchev a été écarté du pouvoir en 1964, le bras de fer s’est durci entre les autorités soviétiques et l’intelligentsia des grandes villes. Kovalev dirigeait le département d’un laboratoire, toujours au sein de l’université de Moscou, mais il a signé des pétitions en faveur d’Andreï Siniavski et Iouli Daniel, jugés en 1966 pour avoir publié en Occident des textes déclarés antisoviétiques, puis en faveur d’Alexandre (« Alik ») Ginzburg, jugé en 1968 pour avoir composé un Livre blanc du procès Siniavski-Daniel. Il a aussi pris la défense des sept personnes arrêtées le 25 août 1968 parce qu’elles avaient manifesté sur la place Rouge contre l’intervention en Tchécoslovaquie des troupes du pacte de Varsovie.
Il faut se rappeler le courage nécessaire pour, dans un pays tel que l’URSS, signer de son nom une pétition qui, de facto, prend la défense de ceux que l’État pourchasse. Après août 1968, il est apparu que le pouvoir soviétique ne tolérerait pas une démocratisation accrue ; néanmoins, il aurait recours non plus à des purges massives et aveugles, mais à des répressions ciblées contre ceux qui oseraient protester publiquement. Sergueï Kovalev sera de ceux-là. Sa deuxième vie commence : celle de dissident.
Il fait ainsi partie, en mai 1969, des membres fondateurs du Groupe d’initiative de défense des droits de l’homme en URSS. Toujours, il préférera se définir comme « défenseur des droits humains », plutôt que comme « dissident » ou « opposant politique », et il soutiendra aussi des gens dont il était loin de partager les idées. Peu après la création de ce groupe, Kovalev apprend que son patron a été convoqué par le KGB à cause de lui, et il quitte l’université. La police politique est là, omniprésente, qui surveille, contrôle, espionne et piège. Mais comme si elle n’existait pas, Sergueï Kovalev crée, avec quelques proches, une section soviétique d’Amnesty International. En octobre 1973, il écrit à Iouri Andropov, président du KGB, et affirme avoir le droit, comme tous leurs compatriotes, de lire L’Archipel du Goulag. La publication de ce livre se prépare à Paris, et, en février 1974, Soljénitsyne est arrêté et expulsé de son pays.
La dissidence russe semble alors écrasée. En effet, deux ans plus tôt, le pouvoir a lancé l’attaque contre la principale revue en samizdat, la Chronique des événements en cours, qui depuis 1968 relate sans relâche les arrestations politiques et les actes de protestation contre ces répressions. Des perquisitions ont été suivies d’arrestations, et les autorités ont fait savoir que, si de nouveaux numéros paraissaient, d’autres arrestations auraient lieu. Les responsables de la Chronique ont donc annoncé, le 28 février 1973, que le numéro 28 ne paraîtrait pas.
Mais, le 7 mai 1974, les dissidents Sergueï Kovalev, Tatiana Vélikanova et Tatiana Khodorovitch convoquent la presse étrangère, lui distribuent les numéros 28, 29 et 30 de la Chronique, et annoncent assumer l’entière responsabilité de la revue. Là encore, il faut prendre la mesure du courage qu’implique une telle revendication. Ces trois personnes ont toutes les raisons de penser qu’elles seront arrêtées et passeront des années en détention. D’ailleurs, les deux premières l’ont été, et Tatiana Khodorovitch a dû émigrer. Mais, comme le répétera Sergueï Kovalev, lui et ses proches avaient pour maxime : « Fais ce que tu dois faire, advienne que pourra. » C’est aussi dans le cadre de ces modèles et de cette culture sociale que doit être considérée la volonté de Navalny, presque cinquante ans plus tard, de rentrer chez lui, en Russie, alors qu’il était presque certain que des années de camp l’y attendaient.
Sergueï Kovalev est arrêté le 27 décembre 1974 et jugé un an plus tard à Vilnius pour « agitation et propagande antisoviétiques ». Les autorités ont choisi le tribunal de cette ville dans l’espoir que les journalistes occidentaux ne couvriraient pas le procès. Ils le couvriront : ne serait-ce que parce que Andreï Sakharov, à qui le prix Nobel de la paix vient d’être décerné, a refusé de se rendre en Scandinavie et préféré aller soutenir son ami, avec des dizaines d’autres dissidents. C’était cela aussi, la dissidence soviétique : cette solidarité face aux répressions.
Sergueï Kovalev a été condamné, « classiquement », à sept ans de camp et trois ans de relégation. Sa troisième vie débutait : celle de prisonnier politique. Cet intellectuel brillant a purgé sa peine dans des camps et des prisons, puis, pendant trois ans, il a travaillé comme ajusteur dans la région de Magadan. Libéré en décembre 1984, il n’a pas été autorisé à vivre à Moscou et s’est installé à Kalinine (Tver) où il était employé comme gardien, sous le contrôle des autorités. La Chronique n’existait plus, de nombreux amis de Kovalev avaient dû émigrer, se trouvaient en relégation (Sakharov, Vélikanova) ou étaient encore détenus. L’URSS pouvait croire avoir triomphé, alors qu’elle s’enfonçait dans un désastre économique amorcé depuis des décennies, et que son isolement international croissait.
C’est pour tenter de régler ces deux problèmes que Mikhaïl Gorbatchev lance la perestroïka ; Sergueï Kovalev s’engage presque aussitôt : il n’a pas été brisé et sa quatrième vie commence. Il crée ou rejoint des groupes voulant développer les libertés en URSS, et il participe en 1989 au congrès fondateur de l’association Mémorial qui entend défendre les droits humains et étudier les répressions soviétiques ; jusqu’à sa mort, il restera l’un des piliers de cette association.
Alors que l’intelligentsia russe considère, en général, la politique comme une activité assez sale, impliquant compromissions et reniements, Kovalev se lance : il est élu député en mars 1990 et devient président du Comité pour les droits humains au sein du Soviet suprême de Russie. Il va ainsi pouvoir faire adopter une loi sur la réhabilitation des victimes de répressions politiques. Après la chute de l’URSS, il participe aussi à l’écriture d’une nouvelle Constitution qui accorde aux citoyens russes des droits dont ceux-ci n’ont presque jamais bénéficié dans le passé, mais qui seront progressivement grignotés, voire annihilés, après l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine.
En septembre 1993, Sergueï Kovalev est nommé président de la Commission des droits humains auprès du président de Russie Boris Eltsine. Si les dissidents ne sont pas au pouvoir, comme ailleurs en Europe centrale, cette nomination permet d’espérer qu’ils auront néanmoins une influence, au moins sur cette question des droits et libertés. D’autant que Kovalev ne se laisse pas séduire par les possibles privilèges qu’offre sa proximité avec le pouvoir. Il devient ainsi l’un des opposants les plus déterminés à la première guerre menée par Moscou en Tchétchénie, et c’est aussi cela que les propagandistes actuels du régime poutinien ne lui pardonnent pas. Un épisode a été beaucoup rappelé par ceux qui aimaient l’ancien dissident : quand, en juin 1995, l’indépendantiste tchétchène Chamil Bassaïev a pris en otage plus de 1 500 personnes dans l’hôpital de Boudennovsk, Sergueï Kovalev s’est proposé, avec son équipe, pour remplacer les femmes et les enfants otages, et il a mené les négociations au nom du gouvernement. Il a ainsi sauvé des centaines de personnes. Neuf ans avant le massacre de Beslan.
Mais, en janvier 1996, il démissionne de ses fonctions auprès de Boris Eltsine et reproche à celui-ci de préférer régler les problèmes par la force. Des manœuvres sont déjà en cours pour maintenir à tout prix Eltsine à son poste présidentiel. Puis viendront celles pour lui trouver un successeur qui ne dénoncerait pas la corruption des cercles dirigeants.
Sergueï Kovalev s’est opposé, autant qu’il le pouvait, à ces évolutions. Mais en 2003 il n’a pas été réélu député, et il n’était guère concevable qu’il le soit dans la Russie poutinienne. Il a rejoint le parti Iabloko et a continué à se battre pour la construction d’un État de droit, notamment en décryptant pour ses très nombreux contacts occidentaux ce qui se passait en Russie. C’était sa cinquième vie.
Il m’a ainsi fait l’amitié et l’honneur d’intervenir à l’université Rennes II, en novembre 2008, dans un colloque que j’organisais avec l’AFR (Association française des russisants). Devant des enseignants de russe parfois un peu surpris, il s’est dit « convaincu que la Russie travers[ait] une catastrophe éthique ou, plus précisément, une catastrophe de l’éthique civique » :
« Notre pouvoir est, de façon évidente, illégitime. En effet, il est arbitraire et se moque, très visiblement, de sa propre Constitution. En dépit de ce qu’affirme cette Constitution, en dépit des normes constitutionnelles, nous n’avons pas, en Russie, de séparation des pouvoirs. Nous ne sommes pas un État fédéral. Nous n’avons pas de justice indépendante. Actuellement, nous n’avons plus non plus d’élections, ce qui était déjà le cas dans l’Union soviétique stalinienne. Pour le monde — le monde avant tout, et non notre propre population —, nous affichons quelques éléments qui semblent imiter la liberté de parole, les élections, etc., mais ce ne sont que des imitations assez grossières. »
Il en a donné des exemples très précis et a aussi dénoncé « l’attitude hypocrite des dirigeants politiques occidentaux » : ceux-ci ne défendent pas les principes qu’ils proclament, et privilégient « la “Realpolitik”, hypocrite, lâche et sale ».
Sergueï Kovalev n’a cessé de condamner cette « Realpolitik » qui revient à reconnaître la primauté de la force sur le droit. C’est pourquoi il était non seulement la « conscience de la Russie », comme cela a été beaucoup répété, mais aussi celle de l’Occident : il appelait celui-ci à faire preuve de courage et à défendre la démocratie, les droits et les libertés, par des actes et pas seulement par des mots.
Politologue, historienne, slaviste, professeure à l'université Rennes II, directrice du département de russe de Rennes II, chercheuse au CERCLE (Nancy II).