« Les services bélarusses usent de pratiques dignes de l’époque stalinienne »

Depuis quelques années, la propagande russe et ses relais à l’étranger, y compris les réseaux sociaux, utilisent des techniques multiples : diabolisation d’opposants politiques, création d’écrans de fumée, multiplication de fausses pistes et d’hypothèses extravagantes et, finalement, le mensonge pur et simple. Dans cet entretien, Rudy Reichstadt, directeur de l’Observatoire du conspirationnisme, analyse ces techniques.

Pouvez-vous analyser les campagnes visant Alexeï Navalny et Roman Protassevitch, déclenchées en Russie et relayées par des milieux complotistes, mais pas seulement, en Occident ? Quelles sont les techniques employées pour ternir leur réputation ?

C’est toujours la même : la reductio ad Hitlerum ; autrement dit la diabolisation. En 2014, déjà, on a vu comment cette technique avait été mobilisée pour jeter le discrédit sur le mouvement Euromaïdan en Ukraine : la propagande pro-Kremlin n’a pas ménagé ses efforts, alors, pour faire passer l’ensemble des manifestants de Kiev pour un ramassis de fascistes et la chute de Viktor Ianoukovitch pour un « coup d’État nazi ». En réalité, dès que de nouvelles élections se sont tenues, les mouvements d’extrême droite ukrainiens Svoboda et Pravyi Sektor, dont on avait tant parlé pendant des semaines, ont fait moins de 5 % des voix…

S’agissant de Roman Protassevitch, un opposant farouche de la dictature biélorusse, rappelons que le régime de Loukachenko, une dictature vassale de Moscou, le considère comme un « terroriste » et n’écarte pas la peine de mort à son encontre. Les services bélarusses usent de pratiques dignes de l’époque stalinienne, lorsqu’on arrachait de force des confessions imaginaires à des prisonniers politiques. Toute la controverse actuelle autour de Protassevitch tourne autour de son séjour dans le Donbass où plusieurs dizaines de Bélarusses sont allés pour se battre, en 2014, contre l’impérialisme russe et pour une Ukraine libre. Selon des témoignages concordants, Roman n’a pas combattu, mais a accompagné, en tant que journaliste et photographe, le « bataillon Azov », une unité paramilitaire ukrainienne, qui s’est battue contre les séparatistes soutenus par Moscou. Au sein de ce bataillon paramilitaire composé de volontaires de tous horizons, il y a eu un courant d’extrême-droite, voire néo-nazi. Protassevitch a-t-il partagé de telles convictions ? On peut en douter car ses prises de position publiques ne trahissent pas une quelconque allégeance au nazisme ou à l’extrême droite. Rappelons que c’est la vie d’un jeune homme de 26 ans qui est en jeu ici et rien d’autre.

Et pour ce qui est d’Alexeï Navalny ?

Le même genre de reproches lui est fait, avant même la tentative d’élimination dont il a fait l’objet l’année dernière. Le cœur de l’accusation visant Navalny est qu’il aurait porté un toast au génocide des Juifs dix jours avant l’élection municipale de Moscou à laquelle il était candidat. Cette histoire, apparue à l’été 2013, a très vraisemblablement été fabriquée de toutes pièces. Dans +972 Magazine, Vera Kritchevskaïa, la cofondatrice de la chaîne de télévision indépendante russe Dojd, rapporte que tout est parti d’un communiqué de presse rédigé par une agence de relations publiques israélienne à la demande d’un « client de Moscou » demeuré anonyme. Le Jerusalem Post, un quotidien israélien qui avait commencé par faire état de l’histoire du toast, a ensuite enquêté et montré qu’il n’existait pas de preuve que cette scène ait jamais eu lieu. Des témoins présents la contestent d’ailleurs formellement. Nous sommes alors à la fin du mois d’août 2013. Les choses auraient pu en rester là. Mais le mythe d’un Navalny antisémite, voire nazi, a continué de se répandre. Il a par exemple été relayé à au moins quatre reprises par Jean-Luc Mélenchon, en 2015, en 2017 (cette deuxième fois, il avait même confondu Navalny avec Boris Nemtsov, assassiné deux ans plus tôt au pied du Kremlin), puis encore en 2018. Navalny n’est probablement pas un social-démocrate bon teint, l’opposant idéal à Poutine que certains, ici en Europe occidentale, voudraient qu’il soit. Personne ne le prétend. Même s’il n’est apparemment plus en contact avec eux, il s’est compromis il y a encore quelques années avec des mouvements d’extrême droite et a tenu des propos non seulement hostiles à l’immigration mais aussi clairement xénophobes. Toutefois, l’honnêteté impose de dire que les propos qu’il a pu tenir sont complètement banalisés en Russie et dans les rangs du parti de Vladimir Poutine. Moscou aussi bien que Minsk semblent moins préoccupés par l’antisémitisme lorsqu’il émane de leurs propres rangs ou de ceux de leurs amis. Au vu des déclarations les plus récentes de Navalny, notamment dans son entretien accordé au Grand Continent, on constate qu’il a beaucoup évolué. Ces rumeurs et ces distorsions des faits qui visent Navalny, Protassevitch ou, hier, le mouvement Euromaïdan n’ont au fond pas d’autre but que de saper toute solidarité à l’égard de ceux qui s’opposent à des régimes autoritaires, corrompus ou dictatoriaux.

La tentative d’empoisonnement dont a été victime Navalny n’a-t-elle pas aussi fait l’objet d’une déformation des faits ?

Absolument. Comme lors de l’affaire Skripal, sur le dossier des attaques chimiques en Syrie ou sur celui du crash du MH-17 en Ukraine, les médias inféodés ou favorables au Kremlin ont essayé de créer un écran de fumée en multipliant les fausses pistes et les hypothèses extravagantes de manière à éclipser la piste pourtant la plus plausible. C’est ce que certains auteurs ont proposé d’appeler la technique du foisonnement. On a ainsi expliqué que, loin d’avoir été empoisonné, Navalny aurait été victime d’un simple « choc diabétique », avant de suggérer qu’il s’était empoisonné tout seul, volontairement, ou encore qu’il aurait été empoisonné par les services secrets américains dans le seul but de nuire à la Russie. À la fin de l’opération, une partie du public ne sait tout simplement plus distinguer le vraisemblable de ce qui ne l’est pas. Et demeure l’idée que la Russie est la grande victime de toutes ces accusations.

Récemment, il y a eu une campagne contre le vaccin Pfizer, pour le discréditer. Peut-on déceler une initiative russe derrière cette campagne ?

Dans cette affaire-ci, à nouveau, nous faisons face à un mensonge sans pouvoir vraiment lui opposer aucune certitude définitive. La seule chose qui soit certaine, c’est que cette campagne visant à dénigrer le vaccin à ARN messager développé par le laboratoire Pfizer a été orchestrée par une agence dénommée « Fazze » dont de nombreux éléments indiquent qu’elle trouve son origine en Russie. A-t-elle été commanditée par le gouvernement russe ? C’est plausible. Beaucoup de spécialistes estiment que cela ressemble effectivement à ce que pourrait faire le Kremlin pour promouvoir le vaccin Sputnik V. Mais aucune preuve ne permet de l’affirmer à ce stade.

Dernièrement, il a beaucoup été question de Thierry Mariani, un « fidèle » de Poutine. Mais il y a d’autres figures dans la politique française qui ont un tropisme russe très marqué, comme Jean Lassalle, qui compte se représenter en 2022. On le voit, par exemple, chanter dans les bureaux parisiens de Russia Today lors d’une soirée. À votre sens, qu’est-ce qui, dans le régime russe, attire ces responsables politiques français ?

Oui, Thierry Mariani copréside depuis des années le Dialogue franco-russe, une association qui a notamment organisé un voyage de quatorze parlementaires français en Russie en septembre 2014, venus témoigner leur soutien à Moscou dans le contexte des sanctions décidées par l’Union européenne après l’annexion de la Crimée. De 2015 à 2018, il a fait partie du comité d’éthique de la chaîne russe RT France. Passé de la droite républicaine au Rassemblement national, il brigue aujourd’hui la présidence de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Quant au député Jean Lassalle, c’est un compagnon de route de la complosphère francophone qui a accompagné Mariani à deux reprises en Syrie pour y rencontrer des officiels syriens et même Bachar el-Assad en personne.

Je crois que leur tropisme pro-Kremlin est à rechercher d’abord dans la nostalgie qu’ils semblent éprouver pour une société conservatrice, bridant l’influence des femmes, des minorités et des homosexuels (d’où l’engagement de Mariani dans la « Manif pour tous » par exemple) ; la nostalgie également d’une société moins critique sur elle-même, qui se pose moins de questions sur son identité, plus sûre de ses valeurs et ancrée dans ses traditions ; l’aspiration enfin à ce qu’on a appelé la « verticale du pouvoir » ou encore la « démocratie dirigée », que le régime de Vladimir Poutine symbolise très bien.

Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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