La rĂ©pression qui sĂ©vit en Russie a pris une tournure particulièrement acharnĂ©e depuis la dernière semaine d’avril. Points marquants de cette nouvelle vague rĂ©pressive : l’Ă©crasement du rĂ©seau de Navalny Ă travers le pays, accusĂ© d’extrĂ©misme, ainsi que l’offensive contre ses partisans ; les poursuites Ă l’encontre des figures du monde universitaire et journalistique au moyen de la technologie de reconnaissance faciale lors des manifestations ; l’attaque judiciaire contre le cĂ©lèbre avocat Ivan Pavlov, dĂ©fenseur d’opposants et de scientifiques accusĂ©s d’« espionnage » ; la pression accrue exercĂ©e sur les « ONG indĂ©sirables » et les « agents de l’étranger » dont le très populaire site d’information Meduza ; la nouvelle loi sur les « activitĂ©s Ă©ducatives » qui vise Ă contrĂ´ler la diffusion de toute information jugĂ©e « nuisible » — lĂ©gislation devant entrer en vigueur ce 1er juin. Ajoutons Ă cela un projet de loi qui rend inĂ©ligibles tous ceux qui ont fait des dons aux « organisations extrĂ©mistes ».
Nous vous proposons une sélection de réactions de Russes à cette vague de répression.
Kirill Rogov
Politologue (fondation La Mission Libérale)
Une escalade rĂ©pressive et la suppression du droit de manifester sont toujours le signe d’une baisse de popularitĂ© et d’affaiblissement du rĂ©gime. C’est un signe de polarisation. Le rĂ©gime mobilise ses fidèles et son appareil de violence pour lutter contre ce qui est perçu comme une menace croissante. Si le rĂ©gime Ă©tait confiant et se sentait lĂ©gitime il n’aurait nul besoin de cette hystĂ©rie rĂ©pressive dont il se passait aussi bien dans les annĂ©es 2000 que pendant une bonne partie de la dĂ©cennie suivante.
La tentative d’interdire toute dissidence et toute opposition publique exige un contrĂ´le politique prĂ©ventif plus large dans diffĂ©rents domaines, que ce soit l’éducation, la recherche, la vie publique, les arts, les pratiques gestionnaires ou, paradoxalement, l’expertise Ă©conomique. Or, tous ces domaines, en l’absence d’une opposition politique normale, commencent Ă se politiser très rapidement.
AndreĂ¯ Lochak
Journaliste, auteur du documentaire sur les partisans de Navalny
Il faut bien garder en tĂªte que le camp Navalny a toujours utilisĂ© des mĂ©thodes lĂ©gales : en crĂ©ant le rĂ©seau rĂ©gional, en prĂ©sentant ses candidats aux Ă©lections, en promouvant sa cause, en menant des enquĂªtes anti-corruption (les Ă©quipes rĂ©gionales en sortaient une presque toutes les semaines), tandis que le pouvoir prĂ©fĂ©rait agir comme un voyou, en mobilisant des casseurs et en ouvrant des enquĂªtes criminelles sans le moindre fondement. Sont dĂ©clarĂ©s extrĂ©mistes des citoyens pacifiques et respectueux de la loi qui partagent et promeuvent les valeurs de droit et de libertĂ© : la libertĂ© d’expression, le respect de la loi, les droits fondamentaux des individus et le droit de propriĂ©tĂ©, etc. Pas une seule vitre n’a Ă©tĂ© cassĂ©e lors des manifestations pacifiques organisĂ©es par l’équipe Navalny….
SergueĂ¯ Cheline
Journaliste
Presque tout le monde est d’accord qu’aujourd’hui un nouveau rĂ©gime s’installe : sur Internet, dans la presse, dans les Ă©coles, on met en place non pas des interdictions (tout est dĂ©jĂ interdit ) mais plutĂ´t des prescriptions. On dĂ©finit ce qui doit Ăªtre dit et sur quel ton quand il s’agit du passĂ©, du monde extĂ©rieur, des anciens combattants, des enfants, des agents de l’étranger, du train de vie des grands chefs. Đ¡ette liste est complĂ©tĂ©e chaque jour. Ouvrir la bouche pour prononcer quelque chose qui ne ressemble pas Ă la propagande officielle demande du courage… Le pouvoir se replie dans un monde complotiste, le monde de ses phobies, et il essaie d’y entraĂ®ner tout le pays. C’est du jamais vu.
NikolaĂ¯ Mitrokhine
Historien, sociologue
Les poursuites Ă l’encontre des chercheurs et des professeurs qui participent Ă des manifestations pacifiques ainsi que les licenciements Ă motivations politiques dans les structures oĂ¹ le pourcentage d’intelligentsia est Ă©levĂ© marquent le dĂ©but du clivage rĂ©el ou artificiel de la classe intellectuelle… Un collègue va continuer Ă faire des plateaux tĂ©lĂ©, et l’autre va payer des amendes Ă©normes pour Ăªtre sorti dans la rue. Cela ne pourra pas durer plus de deux ans. Sur le plan des rĂ©pressions, le rĂ©gime a entamĂ© une descente en piquĂ© : ce qui pouvait Ăªtre tolĂ©rĂ© hier n’est plus acceptable aujourd’hui. C’est la « bĂ©larussisation ».
Grigori Okhotine
Co-fondateur de OVD-Info, ONG qui répertorie les arrestations politiques et propose une aide juridique
Les rĂ©pressions en Russie ne sont ni ciblĂ©es (contre des individus) ni massives (selon un critère social / professionnel / ethnique ou autre). Chez nous, les rĂ©pressions sont institutionnelles : on poursuit pour certains actes mais pas une personne en particulier; on ne le fait pas n’importe comment mais en utilisant des instruments juridiques introduits dans la loi ; ce n’est pas fait par n’importe qui mais par les organes vouĂ©s Ă cela qui ont leurs propres intĂ©rĂªts, pas ceux du Kremlin; ces structures-lĂ ne sont pas contrĂ´lĂ©es par le Kremlin, ce dernier dĂ©tient juste la golden share qui permet, le cas Ă©chĂ©ant, de mettre une personne en prison ou de la gracier.
Alexandre Morozov
Politologue (Centre Boris Nemtsov, Prague)
Le discours de Poutine devant le Collège du FSB (le 24 fĂ©vrier il a parlĂ© de l’ »ingĂ©rence » des services secrets occidentaux dans la vie politique russe – NDLR) contenait l’ordre de passer Ă une nouvelle Ă©tape. Il s’agit de l’ Ȏtape des listes ». Le FSB a sa liste des « personnes mal intentionnĂ©es », qui existe depuis longtemps. Mais il ne l’avait jamais utilisĂ©e dans sa totalitĂ© pour mener une campagne [de rĂ©pression] aussi intense. Et maintenant, il a dĂ©cidĂ© de dĂ©foncer toutes les portes chez les personnes figurant sur cette liste et de confisquer tous les ordinateurs et autres supports.
Vladimir Milov
Homme politique d’opposition, membre de l’Ă©quipe de Navalny (en exil depuis le mois d’avril)
Il s’agit bien de rĂ©pressions de masse. Cet hiver plus de 12 000 personnes ont Ă©tĂ© interpellĂ©es lors des manifestations. Ce sont les chiffres officiels. Ceux qui, après les manifestations du 21 avril, reçoivent des visites de la police avec des mises en garde, ont Ă©tĂ© identifiĂ©s Ă l’aide de camĂ©ras de surveillance. Ces gens se comptent par dizaines de milliers, selon mon estimation. Ce n’est mĂªme pas comparable avec les dernières annĂ©es de l’URSS. A mon avis, on n’a rien vu de cette envergure depuis les annĂ©es 1950. Nous reprenons les pratiques chinoises de vidĂ©o surveillance totale et du « crĂ©dit social » : pas d’embauche pour ceux qui ont participĂ© Ă des manifestations d’opposition, etc.
SergueĂ¯ Medvedev
Politologue, journaliste
Aujourd’hui, ce n’est pas le pĂ©trole ou le gaz que la Russie produit principalement. Son produit principal est la peur… Maintenant cette machine Ă diffuser des menaces fonctionne en mode autonome. Elle se nourrit sur nous, la population, les citoyens russes. Elle consomme des Ăªtres vivants et produit de nouvelles rĂ©pressions, de nouvelles menaces. Ces nouvelles menaces impliquent de nouvelles tĂ¢ches pour lesquelles de nouvelles ressources sont fournies : des affaires de terrorisme, d’extrĂ©misme, des agents de l’étranger. Le système prend de l’ampleur, il s’engraisse. Tant qu’il y aura encore des vivants, le système va s’alimenter de cette manière ; il va se reproduire pour ne produire plus que de la peur qui se « vend » aussi bien Ă l’extĂ©rieur qu’à l’intĂ©rieur.
Alexandre Skobov
Professeur d’histoire, ancien prisonnier politique
Ne croyez pas que ce projet de loi [interdisant Ă toute personne ayant fait un don Ă une association taxĂ©e d' »extrĂ©misme » de se prĂ©senter aux Ă©lections parlementaires] vise AlexeĂ¯ Navalny ou Lioubov Sobol [son bras droit] personnellement. Il s’agit de l’accomplissement du processus de liquidation de l’opposition politique lĂ©gale en tant que telle. Le rĂ©gime fasciste de Poutine est en train de se dĂ©barrasser de ses dĂ©cors « hybrides » et de ses feuilles de vigne. Dès le dĂ©but, ce rĂ©gime n’acceptait ni le pluralisme ni la compĂ©tition politique libre qui auraient permis de rĂ©aliser la souverainetĂ© du peuple. Dès le dĂ©but, la question se posait ainsi : soit le rĂ©gime de Poutine sera stoppĂ© et renversĂ©, soit il accomplira sa tĂ¢che en liquidant toutes les libertĂ©s politiques. On n’a pas rĂ©ussi Ă le stopper ; on assiste donc Ă l’achèvement du processus de liquidation des dĂ©bris des libertĂ©s politiques.
Traduit du russe par Youlia BerezovskaĂ¯a
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