Russie : de la banalité du crime et de ses conséquences stratégiques

Indépendamment de toute dimension morale, la pratique du crime de guerre dit aussi quelque chose sur la stratégie du maître du Kremlin. Si l’on peut débattre de l’existence d’une telle stratégie sur le plan global, celle en matière de crimes est le pendant et comme l’expression de l’offensive idéologique contre les principes de droit et de liberté qui sont ceux des démocraties. Il est temps de nommer ces crimes — dont les instigateurs et les auteurs sont passibles de la Cour pénale internationale — et d’en percevoir la portée. Détourner le regard serait à la fois bafouer nos valeurs et refuser de comprendre la nature du régime de Vladimir Poutine.

C’est devenu un lieu commun que d’affirmer que les individus occidentaux sont largement insensibles au crime, au moins à l’extérieur des frontières de leur pays. Devant les grands massacres de notre temps, certains s’indignent certes, mais le sentiment d’une blessure intime de notre humanité, pour autant qu’il ait existé, tend vite à disparaître. Non moins trivial est le constat que le flux incessant d’informations et d’images émousse notre attention et égalise et, partant, relativise le plus insignifiant et le plus dramatique. Il est de fait beaucoup d’États où le crime, parfois le crime de masse, fut une pratique courante et durable : point n’est besoin de rappeler les exemples du nazisme, du stalinisme, du maoïsme ou de régimes aussi monstrueux que l’Ouganda d’Amin Dada, le Liberia de Charles Taylor (coupable de crimes contre l’humanité en Sierra-Léone) et le Cambodge de Pol Pot. Plus récemment nous viennent à l’esprit le génocide des Tutsi au Rwanda, la répression actuelle par les généraux birmans et, dans ce même pays, les massacres de Rohingyas, et les crimes contre l’humanité commis par Omar el-Bechir au Soudan. Quand un régime se comporte ainsi, il est normalement d’usage qu’il soit mis au ban des nations civilisées. Il vient un moment où l’immensité des crimes, leur régularité et, pour ainsi dire, leur caractère planifié, systématique et méthodique dépassent ce qui relève d’une tolérance déjà contestable. Et n’évoquons pas ici les crimes propres aux organisations terroristes.

Cette attention fluctuante et inconstante de l’opinion ne devrait pas, en principe, être le fait des gouvernements démocratiques. Ne glosons pas sur l’erratique promesse du « plus jamais ça ». Il est un temps où la question n’est plus celle de l’engagement moral et de la résolution de l’âme, mais celle du droit. Les crimes de guerre, contre l’humanité et de génocide ont été codifiés par la loi internationale et un tribunal, la Cour pénale internationale, a été institué — suivant d’ailleurs ceux notamment de Nuremberg, pour l’ex-Yougoslavie, pour le Rwanda et la Sierra Leone. Si la morale ne nous contraint pas, au moins le droit nous oblige-t-il. Nous pourrions certes ici parler de la Chine de Xi Jinping et de quelques autres régimes, mais c’est le cas russe qui retiendra ici notre attention.

La Russie de Poutine a ainsi délibérément, intentionnellement, méthodiquement commis des crimes de guerre massifs et parfaitement documentés en Syrie. Elle a assassiné plus de civils syriens que même Daech à raison considérée comme l’organisation terroriste la plus cruelle. Elle a soutenu sans faille, à côté de l’Iran, le régime de Bachar Al-Assad coupable, à ce jour, des pires crimes contre l’humanité et crimes de guerre du XXIe siècle. Ces crimes, le régime russe les avait expérimentés déjà lors de la seconde guerre de Tchétchénie au point qu’à bien des égards Grozny fait figure de répétition générale d’Alep. A une moindre échelle sans doute, en raison de la nature de la guerre engagée par la Russie, des violations majeures des droits humains, qui peuvent être caractérisées comme des crimes de guerre, furent aussi commises en Géorgie comme l’a reconnu récemment la Cour européenne des Droits de l’homme, ainsi que, selon toute vraisemblance, en Ukraine.

Sans que le même type d’incrimination pénale puisse être utilisé, on doit rappeler que plusieurs centaines de journalistes d’investigation et de dissidents ont été assassinés sur le sol russe et les exactions continuelles contre les Tatars de Crimée sont aussi démontrées. S’y ajoutent des assassinats ou tentatives d’assassinats sur le sol européen (dont certains à l’aide d’armes chimiques prohibées par le droit international ou d’autres, comme l’explosion provoquée d’un dépôt de munitions à Vrbětice (2014) en République tchèque qui a coûté la vie à deux personnes, qui peuvent être assimilées à des actes terroristes. Des crimes de guerre, voire contre l’humanité, ont été également commis par la milice russe privée Wagner dans ses différents théâtres d’opération, du Moyen-Orient à l’Afrique et, bien sûr, en Europe. Un reportage récent de RFI a fait notamment état de telles exactions en Centrafrique.

Sans doute ne devrait-il pas y avoir ici de surprise. Qui lit le chef-d’œuvre de Catherine Belton, Putin’s People sur lequel nous reviendrons, y verra les liens troubles du régime et de son chef avec le crime organisé, liens qui remontent à loin. Mais ce qui nous frappe surtout ici est à la fois un silence et une incompréhension de la signification du crime tant sur le plan géostratégique et politique.

Le silence est celui des dirigeants occidentaux. Certes, ceux-ci dénoncent régulièrement et, heureusement, de plus en plus fermement les actions du Kremlin, qu’il s’agisse de l’attaque russe au Donbass et de l’annexion de la Crimée, de la tentative d’assassinat des Skripal et de Navalny, et de la répression de plus en plus féroce en Russie. Mais ils n’ont pas ou guère désigné les actes du Kremlin comme des crimes de guerre. Certes, en 2016, notre ambassadeur aux Nations unies, François Delattre, avait comparé à raison le bombardement d’Alep à celui de Guernica en 1937, mais on n’a pas vu dans la bouche des dirigeants occidentaux cette incrimination dont les conséquences pénales sont juridiquement claires. Cette absence de désignation équivaut, de fait, à une entreprise de minimisation. Or, c’est bien cette banalisation que recherchait le Kremlin.

Précisément, les gouvernements démocratiques n’ont pas perçu la double signification de ces crimes, en particulier en Syrie, qui n’étaient pas des effets collatéraux d’autres opérations de guerre, mais des actes volontaires et le cœur des opérations. Il s’agissait bien, en appui, voire en remplacement, de l’armée syrienne, de terroriser la population civile, de massacrer ou de jeter les habitants sur les routes. Le but était de la part de Poutine de démontrer que les droits des êtres humains, le droit international, notamment humanitaire, et les principes mêmes fondant les organisations internationales, étaient devenus caducs. Il espérait que les gouvernements démocratiques ne lèveraient pas le petit doigt pour les défendre et les faire respecter. Il ne fut pas déçu. Pire encore : les gouvernements démocratiques se sont eux-mêmes humiliés non seulement par l’usage des mots vains classiques de la diplomatie (préoccupation, vive, voire très vive préoccupation, etc.), mais ils se sont enfermés eux-mêmes dans une rhétorique involontairement négationniste. Il en alla ainsi lorsqu’ils demandèrent régulièrement à la Russie de faire pression sur le gouvernement d’Assad pour qu’il cesse ses exactions contre les civils alors même que le Kremlin en fut une force motrice, entraînante et permissive. Nous ne gloserons pas ici sur l’existence ou non d’une stratégie bien pensée de Poutine. Sur le plan idéologique en tout cas, sa stratégie était claire.

Celle-ci consonne d’ailleurs avec son offensive contre l’Ouest et ses principes politiquement libéraux. D’un côté, les dirigeants occidentaux semblaient largement prêts à admettre sur le plan intellectuel l’existence d’un Kulturkampf contre les principes libéraux de l’Occident ; d’un autre côté, ils ne parvinrent pas à relier ce combat idéologique à l’action criminelle extérieure du maître du Kremlin. Pas plus ne perçoivent-ils que sa propagande qui vise à brouiller les repères contre le vrai et le faux, le juste et l’injuste, le bien et le mal, ne peut que sortir gagnante de cette absence de catégorisation juridique de ses actes. Comment aussi prendre au sérieux les crimes de guerre commis sur ordre de Poutine et, en même temps, lui serrer chaleureusement la main, lui envoyer des sourires ou lui taper sur l’épaule ? Eussions-nous adopté la même gestuelle envers Oussama Ben Laden ou Abou Bakr el-Baghdadi ? Comment l’esprit public n’en sortirait-il pas amolli, désorienté et empli de la confusion que le Kremlin entend y instiller ?

Nous avons lâché prise certes faute de courage, mais aussi — et peut-être est-ce encore plus inquiétant — faute d’intelligence. Si nous banalisons le crime, nous aurons certes perdu l’affrontement moral, mais aussi le combat stratégique.

Pour aller plus loin, quelques-uns des articles de l’auteur sur cette question :

Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 22 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011) et, avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019).

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