Alors que l’Arménie connaît une nouvelle agression azerbaïdjanaise dans la région du Syunik, il convient d’analyser cette actualité par le prisme de sa position géostratégique et de ses liens avec son plus proche et principal allié, la Russie. Si cette incursion dans un petit territoire de 3 km² peut paraître anecdotique — que la France a d’ailleurs condamné en des termes extrêmement forts de manière immédiate —, elle révèle néanmoins et encore une fois la fragilité de la position arménienne dans la région, d’autant plus atteinte après sa récente défaite dans le Haut-Karabagh. Prise en étau entre les velléités hostiles de ses voisins proches et la politique d’influence de Moscou dans son propre « étranger proche », cette ancienne république soviétique ne pourra s’extirper de cette étreinte qu’en se débarrassant de l’emprise qu’exerce encore la Russie sur sa politique intérieure comme extérieure. Une éventualité qui semble néanmoins peu probable pour le moment.
Après la guerre de novembre dernier, des militaires azerbaïdjanais sont entrés le 13 mai dans la région du Syunik située au sud de l’Arménie, déclenchant potentiellement une nouvelle escalade de violences dans un contexte arménien difficile, mélangeant crise humanitaire, humiliation géopolitique et élections anticipées. Au cœur de cette tension : un petit territoire de 3 km², le lac Sev (« noir » en arménien) partagé entre les deux pays, que l’Azerbaïdjan revendique désormais entièrement. Si cette frontière ne posait pas de problèmes auparavant, car le conflit était concentré dans le Haut-Karabakh, une « excroissance » de la présence arménienne dans la région, elle est aujourd’hui au cœur du redécoupage territorial qui va devoir s’opérer à la suite de la défaite militaire que l’Arménie a connue. En effet, le Haut-Karabakh, enclave historique peuplée majoritairement d’Arméniens mais située en Azerbaïdjan consécutivement à une décision de Staline en 1923, est désormais entièrement contrôlée par des forces russes et azerbaïdjanaises.
Cette incursion peut alors être vue comme une provocation mais elle n’est pas sans rappeler les termes de l’accord de cessez-le-feu signé le 10 novembre dernier par l’Arménie et l’Azerbaïdjan, sous le patronage de la Russie. En effet, l’article 9 de cet accord stipule : « La République d’Arménie assure des liaisons de transport entre les régions occidentales de la République d’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan afin d’organiser la libre circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens. Le contrôle des transports est exercé par les organes du service des gardes-frontières du FSB de Russie. Par accord des parties, la construction de nouvelles communications de transport reliant la République autonome du Nakhitchevan aux régions occidentales de l’Azerbaïdjan sera assurée. »
Ladite région du Nakhitchevan, citée dans l’accord, qui réclame son rattachement à l’Azerbaïdjan, est collée à la Turquie mais séparée de l’Azerbaïdjan par le sud de l’Arménie. La ligne de communication prévue doit donc passer par le territoire arménien à travers un corridor de réunification, aux contours fluctuants, mais appelé « couloir du Zanguezur » (le nom azéri de la région de Syunik) par Aliyev et Erdogan, symbole d’un panturquisme qui n’a jamais caché ses ambitions car souhaitant rapprocher ce qu’ils appellent eux-mêmes « Une nation, deux Etats ». La récente incursion militaire de Bakou ressemble donc plus à un « rappel à l’ordre » qu’à une nouvelle manœuvre hasardeuse.
Néanmoins, si cette menace territoriale s’arrêtait à une « simple » alliance turco-azérie, elle ne serait pas autant source de tensions sans possibilité réelle de règlement. En effet, et comme souvent dans cette région, c’est surtout Moscou qui décide, pactise et règle les questions stratégiques de son étranger proche selon ses intérêts particuliers.
Il est d’ailleurs intéressant de remarquer que l’incursion azerbaïdjanaise intervient quelques jours seulement après le déploiement de nouvelles troupes russes dans le sud de l’Arménie. Ce n’est pas non plus un hasard si cette incursion est pour l’instant « non violente » (aucun tir n’a été relevé malgré la présence de 250 militaires azerbaïdjanais sur le territoire arménien). Dans ce contexte, et comme pour le Haut-Karabakh, Erevan lie son destin à la bonne volonté de Vladimir Poutine. Le pouvoir arménien a affirmé avoir actionné la clause de défense, celle de la réponse collective en cas d’agression, de l’OTSC (Organisation du traité de sécurité collective qui réunit, sous le patronage de la Russie, l’Arménie, la Biélorussie et le Kazakhstan), ce qui devrait en principe « obliger » la Russie à intervenir en cas de montée des tensions.
Personne n’aurait cependant intérêt à ce que cela se produise. La Russie est de plus en plus proche, militairement et stratégiquement, du pouvoir d’Ankara (l’achat des systèmes anti-missiles S-400 par la Turquie étant sûrement l’exemple le plus visible) et ne pourrait ouvrir le feu qu’en cas d’extrême nécessité. Par ailleurs, le corridor qui sera construit se fera sous son patronage et avec sa surveillance — comme le stipule l’accord — « exercé par les organes du service des gardes-frontières du FSB de Russie ». Enfin, cette ligne de communication ne devrait pas s’arrêter à la simple jonction entre le Nakhitchevan et l’Azerbaïdjan mais remonter jusqu’à Moscou en passant par les territoires du Haut-Karabakh désormais à moitié contrôlée par les troupes de « maintien de la paix » russes.
L’Arménie n’est donc pas simplement attaquée par un ennemi qui lui veut objectivement du mal, elle est aussi et surtout au cœur d’un jeu d’échecs qui permet à Moscou d’asseoir davantage l’influence que la Russie exerce sur elle depuis plus d’un siècle. Preuve en est, aucun officiel arménien n’a remis en cause cette alliance durant la récente guerre du Haut-Karabakh, qui a causé la mort de 5000 Arméniens et provoqué l’expulsion de milliers de civils en moins de six semaines, sans que la Russie n’intervienne, si ce n’est à la fin des hostilités pour assurer une issue favorable à ses intérêts.
Il est aussi très probable que les législatives anticipées du 20 juin prochain en Arménie aboutissent à l’élection d’un ami de la Russie et que ce sera encore Nikol Pachinian, allié tout trouvé malgré un changement de régime en 2018, issu d’une « révolution de couleur ». En effet, malgré quelques artifices de communication qui ont voulu faire croire que Pachinian était un démocrate souhaitant moderniser l’Arménie pour la sortir du giron post-soviétique, ce dernier n’a jamais rompu aucun accord de coopération avec la Russie et a toujours considéré cette alliance comme le socle de sa politique étrangère (voir encore récemment son déplacement à Moscou pour s’assurer du soutien de son plus proche allié). Ce regain de tension autour du lac Sev n’est donc pas tant l’amorce d’une nouvelle guerre ouverte pour un territoire à peine plus grand que la principauté de Monaco, mais l’affirmation, depuis toujours soutenue par Moscou, que l’Arménie ne pourrait survivre sans son allié historique. À ses risques mais surtout à ses périls.
Pour les objectifs russes dans la guerre du Karabakh, voir aussi Françoise Thom, « Le monde vu du Kremlin : le miroir de la propagande à usage interne », Le Grand Continent, 6 mars 2021.
A lire également: Karabakh Conflict Takes a Dangerous Turn – Jamestown
Ancien élève normalien, diplômé de l'ESCP, de Sciences Po et de l'EHESS, actuellement enseignant et entrepreneur.