« Le détournement d’avion au Bélarus apparaît coordonné avec la Russie »

Détournement d’un avion de Ryanair afin d’intercepter un opposant biélorusse, « complot » déjoué contre le président Loukachenko, enquête sur les agissements des services secrets russes en République tchèque, répressions qui s’abattent en Russie sur la presse indépendante et l’opposition  : deux analystes russes font un tour d’horizon pour Desk Russie.

Entretien avec les auteurs russes Andreï Soldatov et Irina Borogan, spécialistes des services de renseignement

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Andreï Soldatov et Irina Borogan

Andreï Soldatov et Irina Borogan, journalistes d’investigation russes, experts des services de sécurité en Russie. Co-fondateurs et éditeurs du site Internet dédié aux services spéciaux Agentura.ru. Auteurs de plusieurs livres parmi lesquels : – The Compatriots: The Brutal and Chaotic History of Russia’s Exiles, Émigrés, and Agents Abroad, Public Affairs, 2019, 384 p. – The Red Web: The Kremlin’s Wars on the Internet, Public Affairs, 2017, 416 p. – Les héritiers du KGB : Enquête sur les nouveaux boyards, François Bourin, 2011, 384 p.


Le détournement de l’avion de ligne de RyanAir et l’arrestation de Roman Protassevitch, l’opposant au régime bélarusse, est un événement sans précédent qui bouleverse toutes les règles internationales existantes. Est-il concevable qu’Alexandre Loukachenko ait osé agir d’une telle manière sans l’approbation de Moscou ?

Plus on apprend sur cette opération des services spéciaux bélarusses, plus il apparaît que celle-ci était coordonnée avec la Russie. Cela se manifeste dans la réaction des propagandistes russes, mais aussi dans le fait que, en même temps que le blogger biélorusse, sa compagne, une citoyenne russe, a également été arrêtée. On ne la relâche pas, et le ministère russe des affaires étrangères russe n’a émis aucune protestation. Or, il s’agit d’ un acte de terreur d’Etat : le détournement d’un avion civil sous le prétexte, faux, qu’une bombe se trouvait à bord.

Loukachenko a osé intercepter un avion au mépris de toutes les règles de l’aviation civile et du droit international. Est-ce un acte sans précédent?

Oui, absolument, c’est un acte très osé, même pour quelqu’un comme Loukachenko. Intercepter un avion civil à l’aide de l’aviation militaire sous le faux prétexte d’une alerte à la bombe, et ensuite clouer l’avion au sol pendant sept heures sur le territoire du Belarus, sans donner des explications, cela enfreint toutes les normes. Il s’agit probablement d’une opération planifiée par Loukachenko en personne, avec l’aide et le conseil de Moscou. Au fond, cette histoire est bénéfique pour la Russie. En comparaison avec Loukachenko, Vladimir Poutine « gagne » des points en apparaissant comme un leader plus pragmatique et rationnel.

Que peuvent faire les pays occidentaux dans une situation aussi inédite, au-delà de leurs déclarations qui ne vont probablement pas réellement aider Roman Protassevitch ?

C’est une question très compliquée. Tout ce qui s’est passé durant les deux dernières années, en Russie et au Bélarus, a démontré que nous tous — observateurs, experts, journalistes — n’arrivions pas à suivre la vitesse vertigineuse à laquelle les choses basculent dans l’inadmissible. Pour ces deux régimes, on ne peut pas du tout prédire maintenant ce qui va se passer, par exemple à l’automne prochain. Quelles opérations spéciales, quelles actions répressives sont susceptibles d’être menées dans les mois qui viennent ? On ne le sait pas. Dans ces conditions, il est difficile d’élaborer une stratégie internationale crédible.

Vladimir Poutine a par ailleurs récemment félicité ses services secrets d’avoir déjoué, ensemble avec les services bélarusses, un complot contre son homologue bélarusse Alexandre Loukachenko. Y a-t-il vraiment eu complot?

Il est difficile de répondre à cette question car les personnes qui sont accusées de ce « complot » sont actuellement en prison, probablement torturées et maltraitées. Au Bélarus, il est à présent impossible d’établir trouver la vérité. Toute l’information sur cette affaire est apportée par les services secrets de Loukachenko et le FSB russe. Ce sont eux qui ont « déjoué », ou inventé de toutes pièces, ce « coup », ce sont eux qui ont arrêté les suspects et ce sont eux qui en ont informé le monde extérieur (le 17 avril). Il est donc difficile de dire ce qui se cachait réellement derrière cette affaire. Ces deux parties sont clairement intéressées par un tel « coup » afin de réprimer l’opposition encore plus, afin d’accuser les services spéciaux étrangers d’avoir trempé dans un « coup d’État » au Bélarus.

Nous ne connaissons pas ces gens personnellement, mais d’après nos informations il s’agit d’opposants bien connus à Moscou (notamment le philologue Alexandre Fedouta) dont personne n’a jamais pensé qu’ils seraient capables de monter un coup d’État armé. On sait en revanche que toute cette histoire était très importante pour le président Poutine : le 21 avril, dans son discours à la nation, il a longuement parlé de cette affaire pour souligner le bon travail des services secrets ayant soi-disant su déjouer un renversement « de notre ami Loukachenko ».

Loukachenko serait donc de nouveau en bons termes avec Poutine ?

Il est difficile d’en être certain. Loukachenko sait très bien comment se servir de Poutine pour défendre ses propres intérêts. Poutine fait pareil. Ces deux dernières années, la collaboration entre les services secrets des deux pays est devenue de plus en plus étroite. Ce rapprochement a commencé avant les manifestations au Bélarus qui datent d’août 2020. Il y avait les échanges de listes [d’opposants], le renforcement des contrôles aux frontières, la permission d’arrêter des opposants bélarusses à Moscou, la prise de contrôle de la couverture médiatique des manifestations de rue grâce à des « débarquements » de journalistes moscovites au Bélarus. Autrement dit, en matière de logistique et de médiatisation, Poutine apporte une aide précieuse à Loukachenko. Qu’obtient-il en échange ? C’est une question ouverte.

Les autorités de Prague ont publié, sept ans après les faits, leurs conclusions concernant deux explosions dans des dépôts de munitions survenues à Vrbětice, en République tchèque en 2014. L’année suivante, des explosions ont eu lieu dans des dépôts de munitions en Bulgarie appartenant au même marchand d’armes. Les services secrets tchèques ont conclu que la main de Moscou se trouvait derrière ces explosions. Pourquoi un tel intérêt de la part de Moscou pour les armements tchèques et bulgares ?

Les autorités tchèques ont mené une vraie enquête et avancent des preuves très solides, y compris les vrais-faux passeports et l’identité des agents russes. Ces informations ont été également vérifiées par des investigateurs indépendants de Bellingcat. Nous savons maintenant que le même groupe issu du renseignement militaire russe, notamment des agents figurant sous les noms de Bochirov et Petrov, a agi en République tchèque, et, quatre ans plus tard, au Royaume-Uni, lors de l’empoisonnement des Skripal. Le lien entre ces agents et la série des explosions en Bulgarie, quant à lui, était connu même avant. L’information du côté tchèque est apparue ultérieurement. Durant des années on a cru que ces explosions ont été le résultat d’un accident. A présent, grâce aux informations des autorités tchèques, l’image est devenue beaucoup plus claire : il s’agit d’une tentative des services russes d’empêcher les livraisons d’armes à l’Ukraine lors de la phase cruciale du conflit dans le Donbass.

En France, et en Occident en général, on parle souvent d’une absence de médias et journalistes indépendants en Russie. Vous voyez les choses différemment.

Les médias libres existent bel et bien en Russie. Il y a trois ou quatre ans, quand on nous demandait combien de journalistes d’investigation travaillaient encore en Russie, nous les comptions sur les doigts : il n’ y en avait que six ou sept au total. Heureusement, la situation a brusquement changé. Plusieurs grands médias d’investigation sont apparus, comme iStories, Proekt, The Insider, Meduza, The Bell, on espère n’avoir oublié personne. Novaïa Gazeta continue également son activité. Ces médias dévoilent vraiment la corruption et abordent des sujets durs et très gênants pour les autorités russes. Cependant, depuis l’été 2020, on constate des attaques contre ces nouveaux médias, et non seulement contre eux. On assiste à un assaut général contre le journalisme indépendant, du jamais vu en Russie post-communiste.

La situation est de plus en plus préoccupante. Dans le passé, on a fermé certaines chaînes de télévision, comme la chaîne NTV en 2001, par exemple. Certains médias ont changé de propriétaire et « se sont rangés ». Mais il restait quand même un bon nombre de médias qui continuaient à fonctionner. A présent, nous assistons à un assaut sur tous ceux qui ont survécu. Le pouvoir russe a décrété que Meduza était un « agent étranger ». C’est horrible ; les journalistes de ce média sont en désarroi. Ceux qui travaillent sur place, en Russie, ne sont plus du tout protégés. Malgré tout, grâce à Internet, on garde encore la capacité de diffuser les informations, à la différence de l’époque soviétique.

Quel sera le sort d’Alexeï Navalny, alors que Poutine pourrait rester au pouvoir jusqu’à 2036 ?

Depuis la modification de la Constitution par Poutine, la situation est devenue très compliquée. Cette démarche a pris la plupart des gens au dépourvu. Tout le monde savait que Poutine allait chercher un moyen pour garder le pouvoir, mais on avait l’espoir qu’il procéderait de manière « honorable ». Des rumeurs ont par exemple circulé sur la création d’une République parlementaire où Poutine deviendrait le chef de gouvernement, avec un président marionnette comme Medvedev. Mais quand il a opté pour un procédé digne des dictateurs orientaux, et s’est proclamé de facto président à vie, tout le monde a perdu ses repères. Les règles ont changé si brusquement et si violemment, de manière tellement radicale, qu’il est difficile à présent de s’orienter dans cette nouvelle conjoncture. Tout est devenu possible. D’où les répressions qui continuent, montent en puissance et deviennent de plus en plus massives. Tout change maintenant à Moscou, très rapidement et très radicalement. Nous ne pouvons même pas blâmer les Européens pour leur incapacité à suivre ces changements en temps réel — personne n’arrive à les suivre, y compris l’opposition russe. Ni Navalny lui-même, ni son mouvement politique, n’ont pu prévoir un tel tournant.


Andreï Soldatov et Irina Borogan, journalistes d’investigation russes, experts des services de sécurité en Russie. Co-fondateurs et éditeurs du site Internet dédié aux services spéciaux agentura.ru. Auteurs de plusieurs livres parmi lesquels :

  • The Compatriots: The Brutal and Chaotic History of Russia’s Exiles, Émigrés, and Agents Abroad, Public Affairs, 2019, 384 p.
  • The Red Web: The Kremlin’s Wars on the Internet, Public Affairs, 2017, 416 p.
  • Les héritiers du KGB : Enquête sur les nouveaux boyards, François Bourin, 2011, 384 p.
kanevsky

Née à Sébastopol, elle a construit sa carrière en Israël et en France, en tant que journaliste et traductrice. Installée en France depuis 2013, elle était la correspondante de Radio Free Europe / Radio Liberty à Paris. Elle est à présent la correspondante en France de la radio publique d’Israël, ainsi que traductrice et interprète assermentée près la Cour d'Appel d'Amiens.

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