L’avocat qui sauve les innocents de la gueule du Léviathan

Ivan Pavlov, l’un des plus célèbres avocats russes, perpétue la tradition des avocats soviétiques qui défendaient les dissidents. Depuis 20 ans, il représente ceux que le pouvoir considère comme ennemis du peuple, traîtres à l’État, espions. Aujourd’hui, il se trouve lui-même dans le collimateur de la justice russe.

Il y a quelques années, Ivan Pavlov défendait les intérêts de la famille du diplomate suédois Raoul Wallenberg, qui avait sauvé des milliers de Juifs hongrois de la déportation pendant la Seconde Guerre mondiale en leur délivrant des passeports suédois. Après l’entrée des troupes soviétiques à Budapest, Wallenberg avait été arrêté et incarcéré à la Loubianka. Si l’on sait qu’il est probablement mort dans la prison moscovite en juillet 1947, les circonstances de son décès n’ont jamais été élucidées. Sa nièce Marie Dupuy s’est depuis adressée aux autorités russes, exigeant que soient présentés les procès-verbaux des interrogatoires et les documents liés à la détention de son oncle. Le FSB les lui a refusés et Pavlov a fait appel. Les tribunaux de Moscou ayant entériné la position du FSB, il s’est pourvu devant la Cour européenne des droits de l’homme.

Dans tous les dossiers que Pavlov défend, il affronte des représentants du FSB. L’avocat lutte pour la transparence de l’État, il tente de contraindre le FSB à ouvrir les archives et à cesser de fabriquer des procès contre des espions et des traîtres imaginaires. En Russie, très peu d’avocats choisissent de défendre ceux que l’on inculpe de tels crimes. Au cours d’une interview, fin janvier 2021, j’ai demandé à Ivan de m’expliquer son choix — malgré les risques qu’il encourt à titre personnel.

« Je suis d’abord sorti diplômé de l’université électrotechnique de Leningrad, avec pour spécialité les technologies de l’information, m’a-t-il répondu. Dans un premier temps, j’ai été ingénieur système. En 1997, je me suis orienté vers le droit. […] Mon premier cursus a influencé ma nouvelle activité professionnelle : ce qui m’a toujours intéressé, c’est l’accès à l’information […]. Je m’occupe non seulement d’affaires de haute trahison ou d’espionnage, mais aussi d’affaires civiles, quand des citoyens font appel d’une décision des institutions refusant de leur fournir telle ou telle information, de les laisser accéder aux archives concernant les victimes des répressions. »

L’une des premières affaires de Pavlov, et en somme l’unique affaire de haute trahison qu’il ait gagnée et qui se soit conclue par un acquittement, est celle de l’écologiste Aleksandr Nikitine. Pavlov l’a défendu en 2000, aux côtés du ténor du barreau Iouri Schmidt. Le FSB accusait Nikitine de trahison pour avoir publié un rapport intitulé « La flotte du Nord : un risque de pollution radioactive dans la région ».

En 2012, la loi russe sur la haute trahison a été amendée, et aujourd’hui tout individu peut être considéré comme un traître, même sans avoir accès à des secrets d’État. Ainsi les tribunaux se sont-ils mis à juger pour trahison des femmes au foyer, des vendeuses sur les marchés, des aiguilleurs du ciel et de vieux chercheurs ayant consacré leur vie au travail et au service de l’État.

L’une des plus célèbres affaires défendues par Pavlov est celle de Svetlana Davydova, mère de famille nombreuse, originaire de Smolensk. En avril 2014, ayant entendu dans un taxi collectif des militaires raconter que leur unité partait pour le Donbass, elle a téléphoné à l’ambassade d’Ukraine pour rapporter les propos qu’elle avait surpris. Très vite, elle a été accusée de trahison et arrêtée. Elle a passé trois mois dans le centre de détention de Lefortovo. Fait rare, l’habileté de ses avocats et le retentissement de l’affaire ont permis d’obtenir un non-lieu.

Aussitôt, d’autres personnes inculpées de trahison se sont tournées vers Pavlov. Au FSB, son indépendance et l’opiniâtreté avec laquelle il défend les « traîtres » ont causé un mécontentement extrême. Toute son existence a dès lors été surveillée. Et sa vie privée s’en est ressentie.

En 2002, aux États-Unis, Pavlov avait rencontré Jennifer Gaspar, consultante chargée d’accompagner et de défendre les organisations de la société civile en Europe orientale et en Russie. Jennifer s’était installée chez Ivan à Saint-Pétersbourg, et ils ont passé dix ans ensemble, jusqu’à ce qu’en août 2014 le permis de résidence de celle-ci soit annulé et qu’elle soit expulsée de Russie. Le motif officiel : « elle agi[ssai]t en faveur d’un changement violent des bases du régime constitutionnel de la Fédération de Russie et présent[ait] une menace pour la sécurité de la Fédération et de ses citoyens », d’après le Service fédéral des migrations. Jennifer Gaspar et sa fille en bas âge ont dû partir vivre à Prague. Bien qu’Ivan Pavlov soit souvent venu leur rendre visite, leur mariage n’a pas résisté à la distance.

Après quelques affaires retentissantes, les proches des inculpés en application de l’article 275 du Code pénal de Russie — « haute trahison » — se sont adressés à Pavlov des quatre coins du pays. Dans la mesure où, en Russie, les acquittements représentent moins de 1 % des verdicts, on estime que le procès est « gagné » quand l’accusé écope d’une peine avec sursis ou inférieure à la peine minimale requise : quand le tribunal condamne un innocent à 4 ou 6 ans plutôt qu’à 15-20 ans. Ou quand l’acharnement de l’avocat permet de libérer des condamnés à la faveur d’une grâce présidentielle.

C’est ce qui est arrivé à quelques-unes des clientes de Pavlov, qu’il a défendues après leur condamnation. Les dossiers montés contre ces femmes, une vendeuse au marché de Sotchi, deux habitantes de la région de Krasnodar, sont de pures fabulations. Elles ont été accusées de trahison pour avoir envoyé, en 2008, des SMS à leurs relations en Géorgie disant qu’elles avaient vu passer des trains avec du matériel militaire. Pavlov a ébruité ces affaires et déposé un recours devant la Cour suprême de Russie. Poutine, interrogé par des journalistes, a fini par les gracier.

D’après les statistiques du département judiciaire, le nombre d’affaires instruites en application des articles portant sur la trahison et l’espionnage a littéralement décuplé entre 2007 et 2020. Pavlov explique cette vague d’espionnite par la « pression conjoncturelle » et l’orientation de la politique étrangère : « Selon le pouvoir, la Russie est encerclée par les ennemis. Les ennemis extérieurs sont connus : l’Amérique, puis l’Ukraine, l’Europe, l’OTAN, etc. Puisqu’il y a des ennemis extérieurs, il faut bien des ennemis intérieurs. […] Et qui est chargé de les débusquer ? Le FSB. »

Les affaires relatives à la trahison sont tenues secrètes, toutes les séances du tribunal se déroulent à huis clos, les avocats n’ont pas le droit de sortir du tribunal avec des notes. Ils signent un accord de non-divulgation de secrets d’État ainsi qu’un accord de non-divulgation du secret de l’instruction préliminaire. Pavlov n’y appose pas sa signature, car pour lui cette pratique est illégale.

Il y a quelques années, il a fondé avec des confrères Komanda 29 (Équipe 29), une organisation informelle réunissant des journalistes et des juristes s’occupant d’affaires liées au secret d’État. Le nom « Komanda 29 » renvoie à l’article 29 de la Constitution de la Fédération de Russie : « Chacun a le droit de rechercher, d’obtenir, de transmettre, de produire et de diffuser librement une information par tout moyen légal. » L’organisation a un site internet qui relate tous les cas sur lesquels elle travaille ; on y trouve des interviews des accusés et des documents de procédure. Récemment y a été publié le verdict de l’affaire Karina Tsourkan, cadre dirigeante de la société russe Inter RAO, que le tribunal de Moscou a condamnée l’année dernière à 15 ans de prison pour espionnage au profit de la Moldavie.

Le jugement de cette affaire a sidéré Ivan Pavlov. « Elle détonne dans les statistiques de Komanda 29 : depuis 25 ans que j’exerce, c’est le verdict le plus sévère, m’a-t-il dit. Nous avons vu des peines de 3 ou 4 ans pour haute trahison. Il y a eu des cas où, en appel, la Cour suprême a réduit une peine de 14 à 6 ans. Mais 15 ans pour une femme dont l’innocence a été prouvée… Nous avons présenté son alibi au tribunal, nous avons laminé l’accusation, elle n’a pas pu commettre ce dont elle est accusée […] ! Je pense que c’est un signal destiné à dissuader les gens de travailler avec Komanda 29 et avec moi en particulier… »

Pavlov m’a confié que le juge d’instruction du FSB Aleksandr Tchaban avait annoncé à un de ses clients qu’il « mettrait [son avocat] derrière les barreaux ». Le même Tchaban a incité un autre client de Pavlov, Viktor Koudriavtsev, un chercheur de 75 ans inculpé de trahison (pour avoir envoyé par mail des documents à ses collègues occidentaux dans le cadre d’un contrat signé au niveau étatique), à renoncer à cet avocat qui, selon lui, travaillerait pour les services de renseignement occidentaux. Koudriavtsev n’en a rien fait. Il a passé plus d’un an en prison, où lui a été diagnostiqué un cancer de stade 4, et Pavlov a obtenu qu’il soit libéré en raison de sa maladie. Viktor Koudriavtsev a vécu en liberté un peu plus d’un an, il s’est éteint le 29 avril 2021.

Dès le lendemain, on a frappé de bonne heure à la porte de la chambre de l’hôtel moscovite où séjournait Pavlov. Il s’apprêtait à aller au tribunal où se tenait une énième séance sur la prolongation de la détention d’Ivan Safronov, journaliste et conseiller de Roskosmos, soupçonné d’avoir transmis des données secrètes au renseignement tchèque — une autre affaire retentissante, instruite par Aleksandr Tchaban et défendue par Pavlov.

La perquisition de la chambre d’hôtel de Pavlov a duré plusieurs heures. On l’a accusé de ne pas avoir respecté le secret de l’instruction en transmettant aux médias une copie de la décision de mise en accusation de Safronov et en révélant l’existence d’un témoin secret. Le même jour, le tribunal lui a interdit d’utiliser Internet et son téléphone. Pavlov ne peut désormais communiquer avec les journalistes que physiquement. C’est sa femme, Ekaterina, avec qui il vit depuis 2016, qui répond à tous les appels et à tous les messages ; et, si elle n’est pas disponible, ce sont ses collègues. Pavlov continue à représenter ses clients, il prend notamment part à la défense de la FBK (la Fondation de lutte contre la corruption de Navalny), déclarée « organisation extrémiste ».

L’engagement de Pavlov et de Komanda 29 dans le dossier Navalny pourrait avoir été déterminant. C’est à la suite de cela que les agents du FSB ont perquisitionné dans son domicile, son bureau et sa chambre d’hôtel. Cependant, la décision d’intenter une action pénale contre lui avait été prise à l’initiative du directeur du FSB, Aleksandr Bortnikov, avant même que Pavlov ne s’intéresse à l’affaire de la FBK.

Si Pavlov est condamné, il encourt jusqu’à trois mois de détention et risque d’être radié du barreau.

Dans une interview au média indépendant Meduza, il a déclaré : « Le soutien que j’ai reçu, même parmi mes adversaires du barreau, a dépassé mes attentes. Cela signifie : “Allez, Pavlov, au travail.” Et si je suis radié du barreau, de jeunes avocats, qui ont la dent dure, font désormais partie de l’équipe : ceux qui me remplaceront sont des têtes brûlées, dans le bon sens du terme, rien ne les arrêtera. »

Traduit du russe par Ève Sorin

svetova

Zoïa Svetova est journaliste et chroniqueuse pour Novaïa Gazeta. Autrice de Les innocents seront coupables, François Bourin, Paris, 2012. A travaillé pour les bureaux moscovites de Radio France, France 2 et Libération. Lauréate du prix Gerd Bucerius-Förderpreis Freie Presse Osteuropas pour l'Europe de l'Est en 2009, du prix Andreï Sakharov pour le journalisme en acte en 2003 et 2004, du prix du Groupe Helsinki de Moscou en 2010. Lauréate du prix Sergueï Magnitski en 2019. Chevalière de la Légion d'honneur en 2020. A été visiteuse des prisons de Moscou de 2008 à 2016.

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