Beaucoup d’analystes du régime russe actuel sont uniquement focalisés sur la propagande dure du Kremlin et ses relais en Occident, notamment à l’extrême droite de l’échiquier politique ou chez des politiciens notoirement intéressés. Ils ne prêtent pas suffisamment attention à une « propagande douce », parfois involontaire, qui vise à dissuader le monde libre d’agir contre la menace et les crimes du Kremlin. Celle-ci est beaucoup plus invasive et dangereuse, d’autant plus qu’elle est relayée, parfois involontairement, par des personnalités non extrémistes qui peuvent avoir l’oreille des gouvernements occidentaux. La rendre visible est essentiel à la lutte contre les manipulations de l’information.
La guerre de l’information menée par la Russie ne fait pas souvent la une des journaux. De l’ingérence dans les élections américaines et de certains pays européens à l’utilisation des médias sociaux pour diffuser des mensonges et déstabiliser le monde occidental, sans parler du piratage des systèmes d’information d’agences officielles, la guerre de l’information acquiert une haute intensité. Dans cette guerre multiforme, les techniques les plus dures sont le plus souvent évoquées. Le financement de groupes d’extrême droite, parfois de gauche radicale et de partis ou d’organismes politiques hostiles à l’UE, fait partie de cette stratégie globale.
Ceux qui sont conscients de la menace se concentrent sur la propagande dure des chaînes officielles de propagande et sur les soutiens à une sorte d’Internationale illibérale. Ils dénoncent les nombreux trolls qui visent à corrompre les médias sociaux et à diffuser les mêmes types de déclarations trompeuses sur les attaques chimiques en Syrie, les soldats russes en Ukraine, la domination des « nazis » à Kyiv ou le supposé projet d’attentat contre Loukachenko.
La description de leur principale technique discursive, qui repose sur un mélange de mensonge et de vérité, afin que les gens ne croient en rien, est un grand classique. Ils espèrent également par ce biais discréditer les médias et les universitaires, et alimenter la méfiance à l’égard des gouvernements et des institutions. Cela correspond à une technique ancienne de subversion et de déstabilisation des principales sources de vérité et d’informations vérifiées. En même temps, ils ne tentent pas nécessairement de promouvoir directement l’agenda du Kremlin. Donner des informations trompeuses sur les faits et gestes de la Russie n’est qu’une partie limitée de leur jeu. Pour que cette propagande fonctionne, ils doivent créer un environnement propice, d’où leurs récits complotistes sur les migrants, les vaccins, la répression policière et la « dictature » dans les démocraties occidentales, ou encore les rumeurs sur la vie privée de certains dirigeants occidentaux.
Ces tentatives de déstabilisation des démocraties occidentales sont désormais mieux documentées, mais la plupart des services chargés de contrer la propagande russe ne prêtent pas suffisamment attention à ce que j’appelle la « propagande douce ». Alors que la propagande dure est visible pour ceux qui sont conscients de ce type de menace, la propagande douce est le plus souvent laissée sans réponse. Elle est rarement décryptée. Elle est également diffusée — volontairement ou non — par des membres des gouvernements occidentaux, des hauts fonctionnaires en commentaire des prises de position gouvernementales, des journalistes connus et parfois des responsables de centres de réflexion et des universitaires. La plupart ne sont certes pas des agents actifs du FSB ou parrainés par le Kremlin, ni des sympathisants de régimes autoritaires, mais ils expriment des positions plus ou moins influentes qui, en fin de compte, aideront Vladimir Poutine à atteindre ses objectifs.
Sous-estimer la guerre
Pour combattre correctement cette propagande douce, il faut avoir à l’esprit les bases réelles de la guerre lancée par la Russie à l’Occident. La sous-estimation des particularités de la guerre en cours — ce non linear warfare selon la terminologie russe — est en soi un des objectifs clés du Kremlin.
Tout d’abord, le Kremlin se situe dans une sorte de Kulturkampf, et pas seulement dans une lutte de propagande orientée vers la stratégie ou une guerre d’intérêts. Ce combat nécessite un réarmement intellectuel. Il ne peut consister à invalider seulement les mensonges propres à sa propagande, mais aussi ses récits apparemment légers qui visent à cacher ou à minimiser la dimension idéologique du combat.
Ensuite, en ce qui concerne la politique étrangère, les récits classiques ne sont pas pertinents. La Russie de Poutine est tout sauf une puissance normale ; son jeu n’a rien à voir avec un jeu diplomatique classique ; les principes mêmes de la stratégie du Kremlin ne sont pas fondés sur les « intérêts nationaux » classiques. Nous avons donc besoin d’une meilleure évaluation de ce qu’est ce régime. Le cercle vicieux de la propagande douce consiste à tout faire pour que ces vieilles croyances restent dominantes dans l’esprit du gouvernement et du grand public. Nous devons prêter attention aux récits qui sont prêts à ancrer la perception d’une normalité du système russe actuel encore plus dans les opinions communes sur la Russie. Les laisser dominer rendrait encore plus difficile de réveiller l’opinion du sommeil de la raison. Par conséquent, Poutine aurait gagné.
Enfin, la résistance au discours d’abord négatif et destructeur du Kremlin passe aussi par un discours cohérent et positif, fondé sur la vérité et les valeurs, dont on ne saurait minimiser la portée. C’est la différence fondamentale entre les démocraties et les dictatures, alors que Poutine s’efforce de propager l’idée d’un continuum entre les deux. Il doit y avoir plus de plaidoyer sur l’attractivité de notre modèle libéral et démocratique. Nous ne devons pas seulement répondre à la propagande de la Russie, mais fixer les règles et définir les termes et l’utilisation des mots. Avoir laissé la Russie déterminer les méthodes et les récits de la guerre de l’information lui donne un avantage tactique majeur.
Nous devons mieux évaluer les principaux objectifs que le Kremlin poursuit par le biais de sa propagande et avoir une vision claire de l’identité des propagandistes, qui ne sont pas toujours des agents d’influence ou des personnes agissant par cupidité. Nous devons comprendre les bases de ces récits « mous » dont nous devons être conscients afin de rectifier certaines expressions, même anodines et non intentionnelles, que des dirigeants démocratiques peuvent utiliser. Ensuite viendra la contre-stratégie, la question la plus urgente pour les gouvernements démocratiques, s’il n’est pas déjà trop tard.
Les sept principaux objectifs du régime russe
Le Kremlin poursuit de nombreux objectifs qui forment une continuité dans la dissuasion de toute tentative de résistance à ses opérations destructrices. Ils commencent par l’élimination de la résistance et aboutissent à un soutien explicite. Mais même si les gens pensent simplement que l’une des propositions suivantes est correcte, ils contribueraient à atteindre l’un des objectifs de Poutine, en affaiblissant toute capacité de résistance, sur le plan tant intellectuel que pratique.
Le premier objectif du régime consiste à détruire toute tentative de réponse aux menaces de la Russie. Ses propagandistes feront donc valoir soit qu’elle serait inappropriée, le régime n’étant pas selon eux menaçant, soit qu’elle serait illégitime, le Kremlin étant selon leurs thèses dans son bon droit, soit qu’elle serait trop risquée, Moscou pouvant répondre de manière disproportionnée à une « agression » occidentale.
Le deuxième objectif est de faire croire au plus grand nombre que le régime de Poutine est une puissance normale, pas nécessairement « sympathique », mais qui ne ferait rien de « plus mal » que l’Occident.
Le troisième but de la propagande du Kremlin vise à faire croire que la Russie actuelle serait une force de stabilité, au moins dans certains domaines (par exemple lutte contre le terrorisme), même si elle ne se comporte pas selon nos normes.
Ensuite, le Kremlin entend éroder dans l’opinion le sentiment d’une différence entre la Russie en tant que pays et peuple, et la Russie en tant que régime. Son but est assurément de faire croire qu’il est la Russie, qu’il n’y en a pas d’autre, voire que ses positions ont une forme de légitimité historique. Cela donne prise au discours fréquent et stupide selon lequel tout propos critique envers le régime de Poutine serait russophobe alors même que la mise en cause un régime n’a aucun rapport avec le dénigrement d’un pays. En réalité, c’est même au nom du respect envers la Russie et le peuple russe qu’il faut dénoncer les crimes du Kremlin
La cinquième visée du régime est, toujours afin de normaliser le régime, de créer l’illusion que la Russie a des intérêts stratégiques comme tout autre pays et que ce que fait le Kremlin n’est rien d’autre que de faire avancer ses intérêts, comme le font les États-Unis et d’autres démocraties. Il vise à entraver toute discussion sur ces objectifs, leur correspondance douteuse avec les intérêts du peuple russe et le caractère kleptocratique du régime.
Son sixième objectif est de conduire les démocraties à minimiser la guerre idéologique auquel se livre le Kremlin. Il s’agit tout d’abord de semer le doute sur les valeurs libérales, puis de définir des valeurs illibérales, et enfin de créer un système de « pensée » fondé sur une société fermée, le conservatisme et le nationalisme. Cette offensive contre les valeurs libérales est plus dangereuse que les prises de position de Mahathir ou, plus mollement, de Lee Kuan Yew sur les valeurs asiatiques. Elle est plus violente et plus envahissante dans le nouveau contexte mondial marqué par la polarisation de ces principes et la puissance de relais de ce type de discours par les réseaux sociaux. Ce discours consonne avec la tendance générale à la régression des droits de l’homme dans le monde et la montée de groupes prônant l’illibéralisme.
Son septième but n’est pas le moindre : il s’agit de détruire le sens commun, autrement dit d’accepter le relativisme, en renforçant la tendance au whataboutism, c’est-à-dire la propension à renvoyer celui qui dénonce un crime grave à d’autres que son pays a pu commettre, le plus souvent en mélangeant tout. Finalement, cette technique vise à susciter l’indifférence devant le crime, et fondamentalement son acceptation, toujours pour créer l’idée que la Russie se comporte comme les autres puissances.
Cette propagande douce vise à mettre le monde à l’envers, à créer un monde où il n’y a plus de références et de sol solide où se tenir, et à effacer la distance entre la lumière du jour et le côté le plus sombre de la nuit, propice au cauchemar. La Russie de Poutine fait tout pour annihiler jusqu’à la capacité intellectuelle et la volonté politique de l’Occident de résister à son jeu. Non seulement elle délégitime l’Occident, l’ordre libéral ou fondé sur des règles, mais elle parvient à détruire la volonté des peuples occidentaux de défendre et de promouvoir cet ordre et ces principes mêmes. En d’autres termes, elle dépeint les libéraux comme les membres d’un « monde occidental gay et émasculé », mais elle fait tout pour en faire une prophétie autoréalisatrice : les gens ont peur de défendre l’Occident et d’affronter la Russie, confirmant en quelque sorte l’accusation de lâcheté portée par le Kremlin contre les Occidentaux.
Les propagandistes : une typologie
Les propagandistes, volontaires ou non, de Poutine peuvent se répartir en sept catégories principales. Il existe d’ailleurs des chevauchements entre elles, et les propagandistes peuvent appartenir à plusieurs catégories à la fois.
Les plus connus sont ceux qu’il est aisé de labelliser comme des agents du régime russe. Parfois difficiles à dénoncer avec une totale certitude, ce sont des personnes qui reprennent tels quels les narratifs du Kremlin. En dehors d’une partie de l’extrême droite et de quelques « intellectuels » connus pour leurs provocations régulières, ce ne sont pas les plus vocaux en dehors de la « complosphère ». Ils n’ont guère accès aux médias classiques.
Une deuxième catégorie comporte ceux qu’on pourrait appeler les amis du régime, autrement dit des personnes qui, sans faire partie de cercles idéologiques reprenant l’ensemble des récits du régime de Poutine, n’ont jamais manifesté la moindre opposition à celui-ci, et ont souvent soutenu ses thèses, par exemple la levée des sanctions. L’ancien Premier ministre, François Fillon, en constitue une figure emblématique.
La troisième catégorie, assez composite, regroupe ceux qu’on appelle classiquement les « idiots utiles », souvent à vrai dire consentants, qui tiennent des positions qui sont compatibles avec les positions du Kremlin sur l’Ukraine, la Syrie ou le Bélarus. Ils tiennent régulièrement des propos apaisants ou lénifiants dans l’arène politique, le monde académique ou les médias.
Un quatrième groupe comprend les soi-disant « réalistes » qui, peu enclins à privilégier la sécurité de l’Europe, estiment que l’Occident n’aurait d’autre choix que de reconnaître comme faits accomplis les gains territoriaux de Moscou et feignent d’y voir un partenaire nécessaire.
Une cinquième tendance est celle des naïfs. Ceux-ci pensent encore que nous pourrions négocier pour maîtriser la situation, que la Russie est trop grande pour être confrontée, que nous devons espérer en la vertu du dialogue avec tous (sinon nous ne parlerions à personne), voire que la Russie pourrait aider dans la lutte contre le terrorisme.
Une sixième variante est celle des « gentils » qui ne considéreront pas nécessairement la Russie de manière spécifique, mais qui, en tout, chercheront toujours l’apaisement plutôt que la confrontation. Ils sont en quelque sorte les héritiers des pacifistes de l’époque soviétique, sincères pour les uns, plus intéressés pour les autres.
Les « modérés » et les « toujours équilibrés » en sont une septième variante. Ils affirment que, par nature, les torts sont partagés des deux côtés, que nous devrions considérer la perception d’une « humiliation » de la Russie et que l’Occident ne l’a pas bien traitée.
L’ensemble de ces propagandistes se conforment aux deux objectifs premiers du Kremlin. D’abord, il s’agit de se prémunir contre une demande ferme des opinions occidentales pour arrêter les entreprises d’agression commises par Moscou sur le plan extérieur et sa politique d’oppression sur le plan interne. Ensuite, le but ultime consiste à démanteler l’Europe et y apporter la division sur à peu près tous les sujets. La stratégie Divide et impera se retrouve au niveau des gouvernements autant que des sociétés et, directement ou indirectement, l’ensemble de ces catégories de propagandistes y contribuent.
Les quatorze récits de base de la propagande douce
Aucun de ces récits n’est exclusif des autres. Le plus souvent, ils sont combinés et visent à se renforcer les uns les autres.
L’une des thématiques les plus fréquentes est celle de l’humiliation. Selon ce discours, il faudrait comprendre la frustration des Russes en raison de l’effondrement de l’empire soviétique. Il s’agirait d’un traumatisme que nous devrions comprendre, d’autant plus que l’Occident aurait trahi Moscou en étendant l’OTAN vers l’est. Depuis la chute du Mur, la Russie n’aurait jamais cessé de perdre et serait légitime à prendre sa revanche. Un tel discours est d’abord fondé sur l’idée que l’empire aurait une sorte de légitimité éternelle et serait comme un droit, ce qui est pour le moins contestable. L’idée même de zones d’influence est d’ailleurs contraire à la Charte des Nations unies. Quant à l’allusion que font les tenants de cette position à une prétendue « promesse » de l’Occident de ne pas étendre la garantie de l’OTAN, elle est factuellement erronée.
Le deuxième récit, corrélatif au premier, énonce que nous devrions « comprendre » la Russie, idée à laquelle l’éditorial de notre première lettre a fait raison. On y retrouve aussi la même composante naturaliste et culturaliste : « que penseriez-vous et feriez-vous si vous aviez perdu un empire et la prétention à l’universalité qu’avait l’Union soviétique ? Alors s’il vous plaît, adoucissez votre position ». En fait, le reproche fait n’est pas le manque de compréhension de la Russie, mais bien notre refus d’acceptation de la position révisionniste du pouvoir russe actuel.
Une troisième cheville rhétorique de ce récit consiste à invoquer les turpitudes des autres. Les propagandistes recourent ainsi au whataboutism déjà évoqué. Ils évoqueront les Etats-Unis (guerre du Vietnam, seconde guerre d’Irak), la France (période coloniale et intervention en Libye), l’Arabie Saoudite (Yémen), le Royaume-Uni, etc. Ils rappelleront aussi les crimes de la Coalition en Irak et en Syrie dans sa lutte contre Daech. Si nul ne peut accepter le « deux poids, deux mesures », ce qu’accomplit la Russie est différent. D’abord, ces crimes de guerre se sont étalés sur un temps long, concrètement depuis la seconde guerre de Tchétchénie en 1999-2000. Ensuite, le souvenir des crimes passés hante les démocraties qui effectuent un travail de vérité historique que le régime n’accomplit pas pour ses propres crimes (voir la réhabilitation de Staline). Enfin, s’agissant des crimes de guerre commis en Syrie, ceux de la Coalition étaient des dommages collatéraux, ce qui ne doit pas empêcher de les condamner d’autant qu’ils auraient pu être au moins partiellement évités, alors que ceux de la Russie et du régime Assad sont délibérés et volontaires.
Un autre élément du récit rentre directement dans le jeu d’intimidation du Kremlin. Il consiste à avertir l’Occident : « Vous préparez la troisième guerre mondiale. Votre bellicisme est dangereux. » Ce discours, à défaut de répondre aux agressions immédiates du Kremlin qui mettent en danger le monde libre, détourne le regard sur le présent et ne prend que ses menaces putatives au sérieux Il vise à inverser les responsabilités : le fauteur de guerre ne serait plus Moscou, malgré ses guerres en Géorgie et en Ukraine, son annexion de la Crimée, ses crimes de guerre en Syrie, sa volonté de garder le Bélarus dans sa sphère d’influence et son envoi de milices privées en Afrique également, mais l’Occident. On ne perçoit que trop le jeu du Kremlin : tuer dans l’œuf toute velléité d’intervention.
Une cinquième variable de ce récit fait un usage contestable du concept de réalisme. Il consiste à faire croire que nous n’avons d’autre choix que d’accepter le fait accompli. Quelqu’un comme Hubert Védrine est familier de ce récit, notamment lorsqu’il écrit que nous devons « prendre nos pertes sur certains dossiers (sic) comme la Crimée et la Syrie ». Ce réalisme autoproclamé que dénonçait déjà Raymond Aron ne prend pas en compte les menaces essentielles et vise là aussi à n’y apporter aucune réponse.
Une autre astuce narrative aboutit à la même minimisation. Elle est fondée sur la rhétorique du « oui, mais ». Selon, ce récit, il est affirmé que nul ne saurait légitimer par exemple Poutine et Assad dont, pour prendre les devants, on affirme qu’on ne les aime pas et dont on reconnaîtra même parfois les crimes. Toutefois, il s’agit aussi d’ajouter qu’on les connaît, que d’autres pourraient être encore pires, que leur éviction du pouvoir pourrait entraîner le chaos, etc. Un tel récit enchaîne parfois sur la recommandation suivante : « Si vous isolez la Russie par des sanctions, ce serait pire. » Sans doute peut-on toujours imaginer pire, mais dans certains cas, par exemple Assad, il faudrait beaucoup d’imagination…
Un septième biais rhétorique, qui ressemble à une sombre facétie, affirme que la Russie serait un facteur majeur de stabilité dans le monde. Ce discours proclame en quelque sorte : « Vous pouvez ne pas aimer la Russie, mais sans elle, le monde serait moins stable. » Cette rhétorique connaît deux variations. L’une, aujourd’hui bien portée, veut que nous aurions besoin de Moscou pour contenir Pékin. Illusoire sur le fond — il suffit de considérer la puissance respective de l’une et de l’autre et la manière dont elles se tiennent —, cette idée ferait droit à la proposition absurde selon laquelle la considération d’une menace de long terme devrait faire oublier une menace à court terme potentiellement létale.
S’ajoute à ce récit fantaisiste le propos selon lequel non seulement le principal danger dans le monde serait la montée de l’islamisme — discours en soi contestable quand bien même nul ne saurait minimiser le terrorisme islamiste —, mais surtout que la Russie en constituerait l’un des remparts les plus importants et les plus crédibles. La propagande vise ainsi à instiller l’idée que le régime de Poutine serait une menace très secondaire alors qu’il faudrait faire front commun contre la vraie. Ce discours, très présent à l’extrême droite, dépasse toutefois ce cercle. Il passe sous silence l’islamisme du régime de Kadyrov, le protégé de Poutine, qui n’avait pas hésité à tenir des propos d’une extrême violence contre Charlie Hebdo, et les actions du régime Assad, maintenu au pouvoir par Poutine, alors même qu’il avait libéré des djihadistes des geôles du régime, laissé proférer par le grand muphti de Damas des incitations à la destruction de l’Occident et guère combattu Daech.
Au relativisme déjà signalé s’ajoute un neuvième artifice propagandiste. Le régime de Poutine fait mine de louer la diversité et le dialogue entre les civilisations — l’Institut de Vladimir Iakounine, un intime de Poutine, porte d’ailleurs ce nom. Cette supposée diversité permet de légitimer les régimes fondés sur l’oppression. Le message propagé ainsi est que l’Occident ne doit pas imposer ses propres valeurs et défendre les dissidents en lutte pour la liberté et que cela serait de l’impérialisme, voire du colonialisme.
La dixième idée que la propagande douce vise à instiller joue sur une forme de romantisme à l’eau de rose dans l’appréciation de la Russie actuelle. Celui-ci serait un pays de grande culture (citez quelques grands écrivains, musiciens ou peintres russes), de grande histoire (faites référence à Pierre-le-Grand ou à la Grande Catherine) et de grande religion (la splendeur de la religion orthodoxe, ses magnifiques icônes). Peu importe que tout ceci n’ait aucun rapport avec le régime russe et que le patriarcat de Moscou soit inféodé au régime russe et couvre ses atrocités. Cela semble marcher auprès de certains pour oublier ce qu’est la Russie ici et maintenant.
Si cela ne suffit pas, alors vous pouvez recourir à un autre argument : la Russie est un continent et nous ne pouvons nous opposer à un continent. Ajoutez quelques citations sur l’importance de la géographie dans les relations internationales, déclarez avec emphase que la Russie est un monde à soi tout seul, et vos interlocuteurs seront impressionnés par la vaste étendue de ce territoire auquel nul ne peut résister. Le message est clair là aussi : ne surtout pas parler du régime, mais opérer une reductio ad geographiam.
Vous pouvez naturellement recourir à un douzième argument en désespoir de cause : « Vous, Occidentaux, n’oubliez pas vos intérêts économiques ! » Peu importent donc les chiffres qui disent tout autre chose sur notre dépendance à l’endroit de la Russie ; peu importent les pertes que de nombreux groupes occidentaux y ont subies ; peu importent la faillite de l’économie russe et sa vulnérabilité ; peu importe aussi que les agriculteurs européens aient réorienté leurs exportations après les sanctions et que leurs pertes aient été de fait nulles ou très limitées. Vous aurez là un argument de plus.
Enfin, continuez à argumenter en recourant aux théories fumeuses sur l’âme des peuples et le déterminisme et affirmez doctement, en citant le régime tsariste et le communisme soviétique, que le peuple russe n’est pas prêt pour la démocratie, que ce n’est pas dans son histoire, voire dans son ADN (comme si un peuple en était pourvu). Ajoutez, après avoir dit que la Russie était européenne, qu’elle demeure imprégnée de culture asiatique (c’est-à-dire une culture supposée enracinée dans la tyrannie) et faites un couplet sur l’analphabétisme du peuple. Peu importe que tout ceci soit aussi indigent qu’absurde, mais vous aurez là un argument en or pour montrer combien est vaine la lutte du peuple russe pour sa liberté.
Reste un quatorzième argument du petit livre de la propagande. Evoquez la théorie du développement, ou mieux le développementalisme. Peu importe que tout ceci soit contredit par le naturalisme et le culturalisme qui inspirait ce que vous avez dit il y a quelques minutes et surtout que cela n’ait guère été démontré de manière empirique. Affirmez très sentencieusement que si vous aidez la Russie à se moderniser, cela finira par lui apporter la démocratie — ce qui signifie en clair : arrêtez les sanctions, faites des affaires, commercez avec Moscou ! Tout à vos belles idées, vous aurez là aussi renforcé la demande constante du Kremlin sur l’abandon des sanctions.
Certes, les arguments de cette propagande douce sont indigents intellectuellement, faux historiquement et souvent contradictoires entre eux. Ils tiennent du café du commerce et font tout pour récuser toute distinction entre le pays, le peuple et le régime. Ils sont pourtant fréquents, y compris dans certains cercles dirigeants et ils discréditent à l’avance toute action. Nous devons non seulement contrer ce discours, mais aussi fournir à l’opinion et aux gouvernements des discours opposés qui reposent sur des faits — ce qui est aussi l’objectif de Desk Russie.
Une stratégie cohérente pour l’action
Depuis 21 ans, ce qui a manqué à l’Occident est d’abord une volonté d’agir contre la menace que porte le régime russe. Chaque jour qui passe rend potentiellement cette action plus difficile et plus coûteuse. Mais ce qui a fait défaut aussi, c’est notre capacité à nommer les choses telles qu’elles sont, y compris les crimes de guerre, mais aussi notre volonté d’identifier à la fois les thèmes de cette propagande et les intérêts de certains qui la relayaient. Nous pouvons évoquer ici sept actions concrètes.
La première consiste à rectifier et à démystifier. Celles et ceux qui doivent le faire doivent apparaître comme les plus neutres possible. Toutefois, tous les analystes du complotisme savent depuis longtemps que la vérité n’est pas suffisante et qu’un mensonge a beaucoup plus de chances d’être cru.
Ensuite, nous devons refuser le discours sur la compréhension et sur l’humiliation. Nous devons rappeler l’histoire qui dit tout autre chose et rappeler les faits, y compris sur la réalité de « l’empire » russe et sur les pages noires de son histoire. Nous devons à l’évidence aider les dissidents qui rappellent ces vérités et tenir bon sur nos principes, qui vont à l’encontre de toute acceptation possible des crimes de guerre et de la violation du droit international et humanitaire. Enfin, il est important de rappeler que tant l’OTAN que l’Union européenne ont toujours tenté, jusqu’au dernier moment où c’était encore possible, d’adopter un comportement coopératif avec Moscou. Ces organisations n’ont pas failli, mais le régime russe a finalement refusé la main qu’on lui tendait après avoir semblé l’accepter. Il y a bien eu un tournant du régime Poutine qui a compris que toute coopération était en contradiction avec ses propres objectifs extérieurs et son comportement kleptocratique.
En troisième lieu, nous ne devons pas minimiser la guerre des principes et de valeurs et leurs conséquences concrètes en termes de terreur sur le plan interne et d’agression extérieure du régime russe. Cela requiert de la part des dirigeants européens et américains non seulement un discours positif sur nos principes, mais aussi une attitude exemplaire. La propagande russe sait parfaitement exploiter la moindre faille de notre côté de même que la fatigue de l’Europe et toute tentation d’isolationnisme. Cette obligation d’irréprochabilité peut paraître injuste, mais dans le contexte d’une guerre de l’information, le pays agressé notamment doit toujours faire plus pour prouver qu’il a raison que l’agresseur — et cela vaut notamment pour l’Ukraine — et le pays le plus démocratique doit d’autant plus montrer qu’il l’est que les dictatures essaieront de mettre en cause ce qualificatif. En somme, le jeu de la propagande est tel que rien ne sera pardonné à un pays libre, comme il le sera à l’agresseur, car les attentes à l’encontre de ce dernier sont faibles.
Quatrième orientation : au sein des pays occidentaux, nous devons répondre à nos adversaires. Les dirigeants doivent se mobiliser bien davantage dans cette guerre qu’ils ne le font aujourd’hui. Ils doivent parler avec clarté et chercher à toucher l’opinion publique et non les seuls spécialistes des questions internationales. De fait, le combat se gagnera dans et par la société. Cela suppose aussi d’avoir les moyens et la volonté de traquer ceux des citoyens des pays démocratiques qui relaient, de manière intéressée, ces récits. Il est heureux que les dirigeants occidentaux disent aujourd’hui plus clairement à la Russie ce qu’elle est, mais la complaisance demeure, comme le montrent tant Nordstream 2 et l’exemption des banques autrichiennes en matière d’application de la réglementation européenne sur les sanctions que la poursuite de certains contrats dans les domaines très sensibles de l’énergie et des matières premières.
En cinquième lieu, nous devons montrer qu’au sein de l’Europe il ne saurait exister la moindre tolérance envers les gouvernements ou les groupes qui sapent nos valeurs. Lorsque certains pays européens adoptent une partie des récits du régime de Poutine sur les migrants, les droits de l’être humain, les droits des homosexuels, etc. il devient impossible d’accorder un plein crédit à leurs analyses en matière de sécurité. Celle-ci est intimement liée aux valeurs puisque le combat est global.
Nous devons également énoncer sans relâche que Poutine n’est pas la Russie, et vice-versa. Cela suppose aussi de faire en sorte que nos discours diplomatiques tentent autant que possible de ne pas mélanger le régime et le pays, encore moins le peuple. Donner la parole, autant que possible, à cette autre Russie qui existe, même si elle est de plus en plus brutalement réprimée, est fondamental, non seulement pour celle-ci, mais dans notre travail nécessaire pour contrer la propagande. Bien avant les récentes protestations consécutives à l’empoisonnement par le FSB de Navalny et à sa mise en détention, certains Russes manifestaient non seulement pour la liberté, mais aussi en soutien à l’Ukraine envahie. Certains étaient descendus dans la rue avec des pancartes « Free Savtchenko », « Free Sentsov » ou « Pardon, Ukraine ». Certains manifestaient avec le drapeau ukrainien tout en pleurant Nemtsov. D’autres ont manifesté pour la liberté en Russie et contre l’oppression au Bélarus. Ces voix doivent être entendues et défendues. La Russie, autrement dit, n’est pas notre ennemie. Le régime de Poutine l’est, mais c’est d’abord l’ennemi de son peuple. Le choix est bien entre deux Russie et nous devons choisir ouvertement le camp de la Russe libre.
La septième règle est générale : nous ne devons pas donner prise à la propagande russe et il est essentiel que les dirigeants occidentaux, qui n’ont pas le temps de tout lire, prêtent plus d’attention à leurs récits et s’entourent de spécialistes reconnus. De même devront-ils éviter des affirmations comme : « il n’existe qu’une seule menace, la menace terroriste ». Ensuite, l’attitude corporelle des dirigeants lorsqu’ils rencontrent des dirigeants russe doit donner immédiatement les bonnes indications : on ne sourit pas avec Poutine et on ne plaisante pas avec lui. De même faudra-t-il éviter à l’avenir de le féliciter pour je ne sais quel événement. Ils devront aussi prendre garde de ne pas laisser croire qu’on peut détacher le combat contre l’agression russe et les liens économiques, voire culturels, avec le régime (ce qui ne signifie pas, au contraire, récuser la nécessité d’établir un lien fort avec la société civile). Le terme négociation est lui-même inapproprié.
Les outils de lutte contre la propagande douce sont ainsi connus et il y en a bien d’autres. Certains dirigeants occidentaux ne semblent pas les connaître ou vouloir y prêter attention, et ceci est peut-être déjà le signe des effets de cette même propagande. Auront-ils la volonté d’opérer le sevrage ?
Non-resident senior fellow au Center for European Policy Analysis (CEPA) et blogger sur Tenzer Strategics. Analyste des questions internationales et de sécurité, ancien chef de service au Commissariat général du Plan, enseignant à Sciences-Po Paris, auteur de trois rapports officiels au gouvernement et de 23 ouvrages, notamment Quand la France disparaît du monde (Grasset, 2008), Le Monde à l'horizon 2030. La règle et le désordre (Perrin, 2011), avec R. Jahanbegloo, Resisting Despair in Confrontational Times (Har-Anand, 2019) et Notre Guerre. Le crime et l'oubli : pour une pensée stratégique (Ed. de l'Observatoire, 2024).