À propos de Kirill Serebrennikov : se poser les bonnes questions

Le metteur en scène et cinéaste russe Kirill Serebrennikov est présent cette année dans deux festivals français importants, Cannes et Avignon. Il est considéré non seulement comme un artiste majeur, mais également comme une « victime » du régime de Poutine. Béatrice Picon-Vallin, grande spécialiste des arts du spectacle russes, explique à quel point le parcours de Serebrennikov est bien plus complexe et ambigu.

Dès le début de l’invasion de l’Ukraine par les troupes de la Fédération de Russie, je me suis opposée à l’idée d’un boycott des artistes russes qui refusaient la guerre (voir la chronique de Michel Guerrin « La scène mondiale se doit d’être solidaire des artistes anti-Poutine qui sont en Russie et qui risquent gros », dans Le Monde). L’art est un pays en soi où tous se retrouvent dans le dialogue, les semailles et la récolte communes, dans la reconstruction des ponts détruits, dans la création des possibles, la rencontre des imaginaires échangés. Cela dit, certains cas posent des questions particulières auxquelles il serait souhaitable que l’on nous réponde. Comme celui de Kirill Serebrennikov, qui est le seul artiste russe présent dans deux festivals importants, Cannes et Avignon.

Pourquoi donc le Festival de Cannes refuse-t-il l’accréditation à des critiques russes sous prétexte qu’ils ont écrit dans un journal financé par l’oligarque Alicher Ousmanov, tandis qu’ils admettent dans leur sélection le film de Serebrennikov La Femme de Tchaïkovski, produit par la fondation Kinoprim qui appartient à un très puissant oligarque, Roman Abramovitch ? Et n’y aurait-il pas de films plus contemporains, par exemple parmi ceux des élèves du grand Alexandre Sokourov ? Quant au Festival d’Avignon, c’est la troisième fois qu’il invite Serebrennikov. Serait-ce le seul metteur en scène russe respectable et talentueux aujourd’hui ?

Le programme du Festival d’Avignon définit Serebrennikov comme « une des figures majeures de la création contemporaine en Russie » et fait l’éloge de sa « radicalité » et de « ses prises de position pro-démocratiques ». Le trajet de celui qui se dit aujourd’hui ukrainien par sa mère, juif et bouddhiste (voir sa récente interview par Brigitte Salino et Aureliano Tonet dans Le Monde) est sensiblement plus complexe et beaucoup plus ambigu. Et l’importance qu’il a prise dans l’imaginaire des médias occidentaux en tant que « martyr », unique incarnation de l’artiste qui se bat contre le régime et pour la liberté d’expression, doit être fortement nuancée, car il est d’autres artistes russes qui, à sa différence, n’ont jamais collaboré avec les forces sombres du pouvoir, ou se sont arrêtés à temps.

Il n’est pas ici question de ses créations, mais de son parcours. En 2011, Serebrennikov met en scène son adaptation du roman Okolonolïa (Autour de zéro), « gangsta fiction », écrit en 2009, sous un pseudonyme facilement déchiffrable, par Vladislav Sourkov, qui est alors « premier vice-directeur de l’administration du président de la Fédération de Russie » — texte qui traite de la corruption de la Douma et des médias comme d’un phénomène inévitable lié à la détention du pouvoir. Le roman est écrit pour la classe dirigeante, les gangsta (membres d’un gang, ici de la mafia au pouvoir).

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Vladislav Sourkov et Kirill Serebrennikov à l’avant-première des Âmes mortes, en janvier 2014. Photo : Ura.ru

L’adaptation théâtrale est produite par Oleg Tabakov, célèbre acteur qui dirige aussi le non moins célèbre Théâtre d’art de Moscou. Billets très chers, public très chic. En 2012, Serebrennikov se voit attribuer le vieux théâtre Gogol qu’il transformera assez brutalement en Gogol-Centre, destiné à mener des expérimentations artistiques, avec un public jeune, ouvert à des résidences d’autres metteurs en scène et aux influences du théâtre allemand. On connaît en France l’histoire du Gogol-Centre, du 7e Studio dont la troupe a été recrutée parmi les élèves de son cours au studio-École du Théâtre d’art, de son projet Platforma. On a su les accusations ultérieures de détournement de fonds, son arrestation et celle de son équipe financière en 2017, les retombées internationales de son assignation à résidence (sans aucun emprisonnement pour lui, dans un pays où la justice est aux ordres) pendant presque deux ans, période où il pouvait cependant sortir (aller à la piscine par exemple) et qu’il a mis à profit pour achever un ballet sur Noureïev pour le Bolchoï (qui a été au répertoire, même si aujourd’hui il n’y figure plus) et où il a réalisé plusieurs autres créations, grâce à Internet, dans son théâtre et à l’étranger. Ce qui revient à dire tout de même qu’il n’a pas été privé de sa liberté d’expression, de sa liberté d’artiste. On a lu des articles sur le déroulement parfois kafkaïen du procès. Kirill Serebrennikov a finalement été libéré, ainsi que ses acolytes, avec une amende extrêmement importante à régler à l’État.

Ce à quoi on n’a jamais prêté attention en France, c’est à l’amitié qui lie Serebrennikov à Vladislav Sourkov, que des médias russes indépendants désignent comme « le protecteur » du metteur en scène. Peut-on parler d’un accord faustien du « protégé » avec un Méphisto au visage sans rides ? En tout cas, Serebrennikov est entré dans la « famille », comme on dit dans la mafia et comme on dit également en Russie, et il a bénéficié du pouvoir qu’a Sourkov d’attribuer beaucoup d’argent pour soutenir ses projets. Le mystérieux Sourkov, personnage qui est passé sous les radars des médias occidentaux, discret, mais mondain, cynique à l’extrême et manipulateur absolu, écrivain à ses heures, a occupé depuis 1999 l’une des toutes premières places auprès de Vladimir Poutine, après être passé par les réseaux oligarchiques. Il est l’« inquisiteur de l’ombre », le théoricien du poutinisme (inspiré de M. Douguine et d’autres), auteur d’articles politiques où il utilise la seconde loi de la thermodynamique qui se résume à la nécessité d’exporter la peur et le chaos pour asseoir et développer la puissance d’un État soumis à l’entropie sociale. Mais il est aussi depuis fin 2013 le « curateur » des affaires ukrainiennes, responsable dès le début des actions dans le Donbass, créateur de groupes extrémistes de combat, initiateur peut-être de l’invasion d’aujourd’hui par les diverses informations fournies à Poutine. Il est enfin (il a un quart de sang tchétchène) celui qui a « fabriqué » Kadyrov tel qu’il se présente aujourd’hui. Ce ne sont ici que des pistes qu’on peut facilement approfondir, explorer, et qui recèlent beaucoup de surprises stupéfiantes. Mais une telle proximité avec un tel suppôt du pouvoir ne peut être qualifiée d’opposition radicale ni de dissidence par personne.

C’est un des traits de la confusion des années poutiniennes que ce désir des hauts fonctionnaires du Kremlin, dits, au choix, « libéraux » ou « postmodernes », de passer pour des artistes et de se rapprocher de leur milieu. Un trait qu’il faudra prendre en considération pour les études futures sur la culture russe du XXIe siècle1. Mais la question qui se pose pour l’instant est celle-ci : dans la cour d’honneur du palais des papes d’Avignon, au festival, qui verra-t-on ? Le Moine noir d’après Anton Tchékhov, fortement remanié, ou l’ombre de celui qu’on appelle en Russie « l’éminence grise du Kremlin » ? Il serait plus qu’utile que Kirill Serebrennikov soit maintenant plus transparent sur l’ensemble de son parcours, en tout cas, que le public en sache quelque chose. Même si Sourkov semble en disgrâce aujourd’hui, une telle alliance ne peut pas être passée sous silence, ou réduite à une affaire normale comme vient de le faire Serebrennikov à sa conférence de presse à Cannes, où il a aussi appelé à lever les sanctions contre Abramovitch…

Béatrice Picon-Vallin est directrice de recherches émérite au CNRS, THALIM. Elle a dirigé le Laboratoire sur les arts du spectacle (LARAS). Elle est auteur de nombreux ouvrages sur le théâtre et les autres arts (en particulier Meyerhold, Les Voies de la création théâtrale, vol. 17, CNRS Editions (1990-1999-2004, traductions italienne, brésilienne…), ainsi que les Écrits sur le théâtre de V. Meyerhold, en 4 volumes (L’Age d’Homme) dont elle publie actuellement une nouvelle édition revue et augmentée aux Editions Deuxième époque.

Crédit photo : Jacques Cauvin

Notes

  1. D’autres metteurs en scène se « vendent » pour diriger un théâtre, ainsi Konstantin Bogomolov, auteur du Manifeste 2.0, L’enlèvement d’Europe, où l’on peut lire l’esquisse des desseins poutiniens. Dans sa récente mise en scène des Démons de Dostoïevski, Sourkov est présent  en vidéo.

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