A Genève, le 16 juin, les présidents américain et russe ont, chacun à sa manière, reconnu ne s’être entendu sur rien, sauf sur le fait qu’il fallait chercher à mieux s’entendre. Le sommet de Genève était bien une rencontre entre deux adversaires, non pas une conversation entre partenaires stratégiques.
Les deux parties ont annoncé, bien entendu, que l’échange de trois heures avait été « constructif », avec un engagement à poursuivre les discussions, et la constitution de groupes de travail sur le désarmement et les cyber-attaques. Mais les conférences de presse séparées et successives de Vladimir Poutine et Joe Biden ont transmis un autre message : chacun est resté sur ses positions et a récusé les assertions de l’autre.
Dès le 16 juin au soir, les médias poutiniens ont trouvé le bon filon. Ils ont fait tourner en boucle le commentaire narquois adressé par Donald Trump à Joe Biden sur FoxNews: « C’est une bonne journée pour la Russie! Nous avons ouvert grand la scène pour eux, et nous n’avons rien obtenu ! » L’ex-président des Etats-Unis se réjouissait de l’humiliation de son successeur. Les réseaux sociaux ont fait le reste. Un sommet pour la photo, avec Vladimir Poutine, est toujours risqué, car l’homme, maître en désinformation et subversion, façonne à sa guise le tête-à-tête. La leçon mérite d’être retenue : ne jamais livrer aux internautes un événement surdimensionné pour un non-résultat annoncé, à moins d’avoir en premier investi la Toile avec un commentaire choc, et faire le buzz. A ce petit jeu, le démocrate a peu de chance d’avoir le dernier mot contre l’autocrate, qui peut à loisir aligner les contre-vérités et allusions déplacées.
Pour le président américain, l’enjeu était de sortir gagnant de ce rituel diplomatique par la dignité et la fermeté du propos. Cependant, les journalistes américains qui, contrairement aux Russes, exercent leur profession en toute liberté, ont écorné l’image d’un sommet « constructif ». Alors qu’il venait de conclure sa conférence de presse et s’éloignait du micro, Joe Biden a commis l’erreur de répondre à la correspondante de CNN à la Maison Blanche, Kaitlin Collins, qui l’interpelait sur l’absence de résultats probants, et lui demandait s’il s’attendait vraiment à ce que Poutine amende sa position dans les mois à venir. Fatigué, agacé, le président a voulu se justifier, puis a haussé le ton et tourné le dos. Il s’est excusé un peu plus tard, avant de décoller de Genève.
Aux Etats-Unis, les médias sont bien un quatrième pouvoir. En Russie, il n’existe même plus de second ou troisième pouvoir, en l’absence de Parlement et de justice dignes de ce nom.
Ce dialogue des anciennes « superpuissances » n’avait pour objectif minimal que la prise de contact des deux présidents. Et c’est cette absence d’ambition qui a ouvert le champ aux commentaires peu amènes. Les trois heures de conversation ont confirmé les prévisions : un ping-pong de récits discordants et de critiques réciproques. Pour la forme, on rappelle la « convergence » sur le climat et le désarmement. Et pour ne pas conclure sur un échec total, on annonce le retour des deux ambassadeurs à Washington et à Moscou (la décision était déjà prise) et la coopération sur la cyber-sécurité. Cette question était la principale revendication de Joe Biden à Genève : que les Russes cessent les cyber-attaques contre des institutions, organisations et personnes en Amérique et en Europe. Il a même remis à son homologue russe une liste de seize structures à ne pas toucher s’il voulait éviter de sérieuses représailles.
Pendant sa conférence de presse, qui précédait celle de Joe Biden, Vladimir Poutine a répondu avec aplomb qu’en la matière les Américains étaient les champions (il a présenté un curieux décompte des plaintes déposées contre les Etats-Unis). Ainsi, le futur groupe de travail bilatéral serait une concession du président russe à son homologue américain, dépassé par ses propres cybercriminels…
Vladimir Poutine, encadré par deux drapeaux russes, a regretté que Biden le traite en ennemi. Et Joe Biden, encadré par deux drapeaux américains, a répliqué sur le ton du démocrate effarouché. Il a ouvert sa conférence de presse, qu’il limitera à une demi-heure, par un court traité de philosophie politique. « Notre pays est fondé sur une idée : l’homme est né avec des droits. » Était-ce le lieu et le moment pour rappeler le fameux « We, the People » qui ouvre la Constitution des Etats-Unis ? Et d’en appeler à la suprématie du libéralisme sur l’autocratie ?
Le leader russe a joué la compétition sportive. Il était l’athlète face à un Biden qui accusait ses 78 ans, et avait fait l’erreur de mentionner leur différence d’âge de dix ans. Poutine prenait toutes les questions, des journalistes américains et russes, pendant une heure, alors que Biden tenait
30 minutes, ne répondait qu’à des journalistes « maison » et s’empêtrait dans une ultime réponse.
Poutine était agressif, nerveux, et accrocheur. Il bottait en touche avec une mauvaise foi assumée. Il avait son parterre, qui attendait son show. En bon propagandiste, avec le savoir-faire de vingt ans de KGB, il a pris tout son temps pour imposer son récit, avec une certaine verve et toujours un méchant rictus quand il s’agissait d’Alexeï Navalny (dont il ne prononce jamais le nom), le principal opposant démocrate, emprisonné en pénitencier, après avoir été empoisonné au Novitchok par des agents du renseignement russe en août 2020. Il a aussi usé de sa tactique habituelle, le « c’est pire chez vous », ou « whataboutism » pour reprendre l’expression américaine. Interrogé sur la répression policière en Russie, Poutine riposte en substance : What about George Floyd ? (un Américain noir mort étouffé par un policier en mai 2020). On se souvient de l’inconfortable sommet entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine au fort de Brégançon en août 2019. Le Français livre son petit sermon sur les violations des droits et libertés en Russie ; le Russe réplique en dénonçant les victimes du désordre créé par les gilets jaunes.
Interrogé sur la Biélorussie et l’Ukraine, Vladimir Poutine a évité de répondre, ou a menti. Depuis le printemps 2014, il nie l’intervention militaire russe au Donbass, à l’Est de l’Ukraine. Pas un mot non plus sur la Syrie et le Moyen-Orient.
Rappelons que Biden avait proposé à Poutine ce dialogue au sommet en avril 2021, quand l’armée russe avait massé près de 150 000 troupes à la frontière ukrainienne, menaçant d’ intervenir pour défendre la sécurité des « Russes » du Donbass, contre un pouvoir ukrainien « à la solde des Américains ».
Ainsi, le chef du Kremlin a profité du sommet de Genève pour s’afficher en leader raisonnable, non interventionniste, qui freine les visées américaines et atlantistes, et freine l’impérialisme. Cela ne trompe pas les responsables et observateurs avisés, bien sûr, mais nourrit la désinformation poutinienne tous azimuts. L’autocrate peut publiquement mentir et ironiser sur la faiblesse de son adversaire, alors que le démocrate ne peut ni mentir ni se moquer de l’autocrate. Le premier n’a de comptes à rendre à personne, le second est tenu responsable de ses actes et de ses propos. La différence fondamentale des deux systèmes politiques rend le dialogue au sommet asymétrique.
Sans aucun doute, Vladimir Poutine a plus besoin de Joe Biden que Biden n’en a de Poutine. Et pourtant, le Russe a presque réussi à mettre l’Américain dans la position du demandeur à Genève. Pour Poutine, le but premier de l’exercice consistait à faire reconnaître le statut de grande puissance de la Russie. Il a répété pendant sa conférence de presse : « nous sommes les deux plus grandes puissances nucléaires », donc il est de notre responsabilité commune de nous parler et de nous entendre. Pour l’autocrate, il est vital de toujours dissocier le superflu – les droits de l’Homme, le débat parlementaire, la libre critique, l’opposition politique – de l’essentiel : la sécurité militaire et nucléaire des grands Etats, l’ordre intérieur contre le « désordre » démocratique. En réalité, le régime Poutine a pour priorité sa propre survie, à tout prix. Et pour justifier cette priorité, il faut convaincre Russes et étrangers que la fin du poutinisme provoquerait l’imprévu et le chaos, non seulement en Russie et sur le continent européen, mais dans l’organisation du monde.
Le président américain se voulait porteur d’un discours universel, celui du « leader du monde libre ». Or, les Européens ne participaient pas à la rencontre, et ne lui avaient pas donné mission de parler à Poutine en leur nom. Heureusement, les rencontres les plus importantes se sont tenues en Europe, notamment les 14 et 15 juin à Bruxelles, où le président Biden a renouvelé l’engagement américain auprès de ses alliés, dans tous les domaines, politique, économique et sécuritaire.
Finalement, un sommet diplomatique sans ambition politique se révèle un exercice à double tranchant. Pourquoi organiser un événement médiatisé si on n’ose pas plus clairement afficher les désaccords face aux caméras ? La morale de l’histoire est qu’un sommet bilatéral, anticipé comme difficile, ne peut être correctement conclu par deux récits séparés et hostiles. Il eut été préférable de faire sans conférence de presse, ou d’oser la conférence commune, ou d’abandonner tout simplement ce genre diplomatique, hérité de la guerre froide et d’une volonté commune, alors, de chercher la détente. Dans le monde actuel, la relation entre puissances rivales ne gagne pas à s’afficher comme dépendant du rapport personnel entre les Chefs.
Pour aller plus loin : Nicolas Tenzer, Why Joe Biden must make Vladimir Putin lose, Politico, 16 juin 2021.
Marie Mendras est professeure à Sciences Po et chercheure au CNRS. Elle est spécialiste de la Russie et de l'Ukraine. Elle a enseigné à la London School of Economics et à Hong Kong Baptist University, et a été chercheure invitée à Georgetown University and au Kennan Institute à Washington. Elle est membre de la revue Esprit et de son Comité Russie Europe.
Elle a notamment publié Russian Politics. The Paradox of a Weak State (Hurst, 2012), Russian Elites Worry. The Unpredictability of Putinism (Transatlantic Academy, 2016), Navalny. La vie devant soi (Esprit, 2021), Le chantage à la guerre (Esprit, 2021), La guerre permanente. L'ultime stratégie du Kremlin (Calmann-Lévy, 2024).