Une mise en perspective de l’alliance russo-iranienne

En septembre 2015, lorsque la Russie est intervenue militairement en Syrie afin de sauver le régime de Bachar el-Assad, garant de ses « actifs » stratégiques in situ (bases et radars), la manœuvre suscita chez certains un honteux soulagement. Vladimir Poutine s’en allait combattre le djihadisme et, simultanément, nous débarrasserait du raïs syrien. De surcroît, cette projection de forces et de puissance barrerait à l’Iran la route de la Méditerranée. En vérité, c’était prendre ses désirs pour des réalités.

Appréhendées sur la longue durée, les relations entre la Russie et l’Iran sont ambivalentes. On se souvient que la Perse était l’un des théâtres du « Grand Jeu » qui, du Moyen-Orient à la Haute Asie (Asie centrale, Afghanistan, Tibet), opposait Londres à Saint-Pétersbourg. À l’époque de la Triple Entente (1907), les deux capitales convinrent d’une ligne de partage entre leurs zones d’influence. Plus tard, après qu’Hitler eut rompu le pacte germano-soviétique, Britanniques et Soviétiques s’accordèrent pour occuper la Perse, désormais nommée « Iran ». De fait, le territoire iranien et la Caspienne étaient la principale voie d’accès du matériel militaire américain destiné à l’armée soviétique. Après la Seconde Guerre mondiale, les troupes soviétiques finirent par se retirer, mais ce fut sous la pression des Anglo-Américains.

Bien qu’ayant apparemment cédé, Moscou n’avait pas renoncé à sa politique de déstabilisation du régime impérial, l’Iran des Pahlévis constituant un puissant allié de l’Occident dans le golfe Arabo-Persique. Les choses changèrent en 1979, une République islamique succédant à la monarchie, avec l’Iman Khomeiny pour Guide suprême. Au début de cette révolution (un composé d’islamisme et de tiers-mondisme), l’URSS soutenait en son sein une tendance prosoviétique, menée par le fils de l’Iman Khomeiny (le futur président « réformateur » Mohammed Khatami en aurait été). Sans grand succès. Lorsque la guerre éclata entre l’Iran et l’Irak (1980-1988), Moscou maintint la balance entre les belligérants. Par la suite, Iouri Andropov privilégia Saddam Hussein et l’Irak baasiste (1982). Aux yeux du régime irano-chiite, Moscou fit dès lors figure de « petit Satan ».

C’est donc aux débuts de la Russie post-soviétique qu’un véritable partenariat géopolitique russo-iranien fut engagé. Il s’inscrivait dans la « doctrine Primakov », le ministre des Affaires étrangères de Boris Eltsine qui montait des « coalitions anti-hégémoniques » avec la Chine populaire, l’Inde et l’Iran, et ce pour contrebalancer les États-Unis. La Russie vendit alors d’importants volumes d’armes à l’Iran et lui transféra des technologies nucléaires civiles (voir notamment l’histoire de la centrale de Bouchehr). Ce n’était qu’un début.

Le 16 mars 2001, Poutine et Khatami signèrent un pacte de coopération civile et militaire. Par la suite, Moscou s’efforça de limiter la portée des résolutions de l’ONU condamnant le programme d’enrichissement nucléaire. L’Iran fut également convié par la Russie et la Chine populaire aux réunions de l’OCS (Organisation de coopération de Shanghai). Depuis, il a obtenu un statut d’observateur auprès de ce forum dont la finalité ultime est de repousser les Occidentaux loin de la Haute Asie (une perspective qui se précise avec le repli hors d’Afghanistan).

À cette époque, de vastes projets visaient à transformer le partenariat russo-iranien en une grande alliance. Ces deux grands producteurs gaziers (40 % des réserves mondiales) parlaient de fonder une « OPEP du gaz ». Pour concurrencer la route de Suez, l’ouverture d’un corridor multimodal entre la Russie et l’Iran — de la Caspienne jusqu’au golfe Arabo-Persique — fut un temps évoquée (Moscou privilégie désormais l’Arctique et la Route maritime du Nord).

Certes, les manœuvres diplomatiques et grands projets ne doivent pas dissimuler les oppositions. Le vote de résolutions « onusiennes » condamnant l’Iran, même édulcorées par les diplomates russes, et la suspension d’un contrat de livraison de S-300 (des systèmes antiaériens) abîmèrent la relation Moscou-Téhéran. Surtout, le gaz iranien, s’il traversait l’Arménie pour se déverser dans le « corridor sud » de l’Europe (le défunt projet de gazoduc Nabucco), eût concurrencé Gazprom. L’embargo international sur les hydrocarbures iraniens assurait donc à Moscou une rente économique.

Pourtant, Moscou avalisa l’accord sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 (le JCPOA). La volonté d’aboutir de la Chine populaire, dont l’alliance est essentielle pour la Russie, le besoin aussi de s’appuyer sur l’Iran pour s’installer au Moyen-Orient, l’emportèrent sur les préventions. Enfin, le Kremlin voulait (et veut encore) intégrer l’Iran dans son programme géopolitique, y compris à l’échelon mondial, avec la promotion du BRICS. Dans l’esprit de Poutine, l’Iran devait être le nouveau « I » de ce monde des émergents (une configuration passablement dévaluée).

Sur le front syrien, la Russie et l’Iran opèrent comme de véritables alliés, l’intervention combinée permettant de sauver le régime de Bachar al-Assad. Au cours de cette guerre, les Gardiens de la Révolution, épine dorsale du régime irano-chiite, mirent des bases à disposition de l’aviation russe, démentant ainsi la thèse d’un farouche nationalisme persan hostile à toute présence militaire étrangère (à quand des facilités navales russes ou chinoises sur la côte iranienne ?). C’est au moyen de cette alliance que la Russie put se poser en puissance moyen-orientale, tout en s’efforçant il est vrai de mener une diplomatie multivectorielle, en direction d’Israël et des monarchies sunnites de la région (voir le voyage à Moscou du roi d’Arabie Saoudite, 4-5 octobre 2017).

L’animosité de Moscou et de Téhéran à l’encontre de l’Occident, et leur volonté de damer le pion aux États-Unis, de la Méditerranée orientale au golfe Arabo-Persique, sont donc le solide ciment d’une alliance qui a modifié les rapports de force dans la partie septentrionale du Moyen-Orient. La sortie des États-Unis de l’accord nucléaire iranien (mai 2018) et l’aggravation du climat de guerre froide ont ensuite conduit au renforcement des liens russo-iraniens. Moscou soutient Téhéran dans son épreuve de force avec les États-Unis, dans le détroit d’Ormuz notamment. Signe des temps : les deux capitales ont passé un pacte en matière de renseignement et de contre-espionnage (janvier 2021).

En somme, s’il est loisible de spéculer sur l’attitude de Moscou en cas de guerre israélo-iranienne, l’observation des faits conduit à la thèse d’une véritable alliance russo-iranienne : l’engagement russe en Syrie n’a pas conduit au refoulement des Gardiens de la Révolution et des milices panchiites, et ces derniers ont pu jeter un « pont terrestre », du golfe Arabo-Persique à la Méditerranée orientale. Possiblement renforcés par la Chine populaire, Russes et Iraniens agissent de concert, leur objectif étant d’évincer les Occidentaux de la zone.

Le « partage des dépouilles » et ses promesses permettent de surmonter les inévitables tensions et frottements entre les deux pays. Réduire cette alliance à de simples jeux tactiques reviendrait à négliger la force des passions tristes (ressentiment et revanchisme) et la conviction des dirigeants russes et iraniens que le temps de l’Occident n’est plus. In fine, l’alliance Moscou-Téhéran est une pièce essentielle du bloc de puissances révisionnistes qui, avec la Chine populaire pour « parrain », prend forme.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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