Opération Chancellerie : la guerre asymétrique de la Russie contre l’Allemagne

Le 26 septembre 2021, la RFA va choisir à l’occasion des élections au Bundestag une nouvelle direction politique. La chancelière, considérée à juste titre comme hostile à Poutine et à sa politique, va laisser place à une coalition dont les composantes ne sont pas encore connues. Le Kremlin a toutefois clairement fait ses choix : il met ses réseaux en branle pour soutenir le candidat conservateur de la CDU/CSU Armin Laschet, perçu par les médias allemands comme un « Putin-Versteher », et compromettre les chances de sa principale adversaire, Annalena Bärbock du parti Die Grünen (Les Verts).

En effet, Bärbock, par son soutien aux opposants russes, aux mesures de boycott, mais aussi à l’Ukraine (Les Verts, hostiles à toute aide militaire, affirment que la Crimée appartient à l’Ukraine), est identifiée comme hostile à la politique russe. À travers ses canaux d’information (RT par exemple) et de désinformation (les fabriques de trolls), la Russie mène une campagne anti-Bärbock très active (attaques de sites, fausses infos, montages photographiques…).

Cette politique d’intervention de la Russie en Allemagne (comme dans l’ensemble de l’espace européen) n’est en rien nouvelle, mais elle s’est intensifiée depuis cinq ans (voir Uwe Backes, Patrick Moreau, Europas moderner Rechtsextremismus, Vandenhoeck & Ruprecht, Gräfelfing, 2021).

Le financement direct ou caché par la Russie ou à travers des oligarques russes des partis nationaux-populistes ou eurosceptiques fait l´objet de recherches intensives dans toute l’Europe (voir « In the Kremlin’s Pocket », The Economist, 14 fév. 2015). Parmi les cas connus, Jobbik, les conservateurs britanniques, la Lega, le FPÖ, le Front national/Rassemblement national. L´AfD est elle aussi soupçonnée d´être « soutenue » par la Russie, ce que le parti dément. Un financement de nombreux autres partis est plus que probable, si l’on se penche sur la propagande russe en Europe (il existe trois enquêtes détaillées d’Atlantic Council), l’engagement financier de l’État russe, ainsi que sur trois grandes rencontres internationales en Russie, qui réunissaient toutes les palettes des mouvements anti-européens, indépendantistes et anti-américains, comme le Forum des conservateurs tenu en 2015.

Dans le cadre de cet article, nous n´analyserons pas le concept de guerre asymétrique dans sa globalité, mais il faut en rappeler la nature. La Russie rejette l’idée que cette guerre asymétrique soit offensive ou expansionniste, ce que les partis nationaux-populistes pro-russes affirment aussi. Du point de vue du Kremlin, c’est une posture défensive face aux guerres menaçantes du XXIe siècle et un Occident jugé hostile. Poutine légitime son action en la présentant comme une stratégie d’influence visant à conserver le rang et la place de la Russie sur l’échiquier mondial. Deux ennemis principaux sont ciblés et font l’objet d’une série d’interventions à tous les niveaux : les États-Unis et l´Union européenne, en particulier les pays qui soutiennent activement les mesures d’embargo contre la Russie. Au premier plan l’Allemagne, mais aussi la France. Les « alliés » de la Russie sont de plusieurs types. Les partis nationaux-populistes et eurosceptiques, les partis ou mouvement indépendantistes (par exemple en Catalogne), les partis communistes ou post-communistes (Die Linke en Allemagne), auxquels s’ajoutent de nombreux fellow-travellers des années 80 (Mouvement pour la Paix, par exemple). Nouveaux sur l´échiquier russe, on trouve les mouvements écologiques radicaux, en particulier ceux prônant la « décroissance » industrielle. Cette menace a d’ailleurs été parfaitement comprise par la Commission européenne, les gouvernements européens, dont l’Allemagne et la France.

Quels sont les axes principaux de l’intervention russe en Allemagne, par-delà l’espionnage classique et le recrutement de sources, particulièrement actif en RFA ?

On distingue plusieurs champs principaux, qui ne peuvent qu´être brièvement évoqués.

  1. Les entreprises industrielles moyennes allemandes, et en particulier celles implantées à Berlin et dans les nouveaux Bundesländer sont favorables à la fin de l’embargo de la Russie (mais aussi du Bélarus). Ceci vaut aussi pour le complexe agro-alimentaire. Les grands Konzern restent prudents sur ce thème, mais penchent vers une détente économique (ce que montre la construction du Nord Stream 2). La Russie multiplie donc les contacts vers ces différents acteurs et espère un changement d’orientation de la part du chancelier Laschet.
  2. Le recrutement de personnalités politiques chargées de diffuser une image positive de la Russie. Le cas de l’ex-chancelier Schröder (SPD) est emblématique. Ceci vaut pour une partie de l’intelligentsia de gauche en RFA, mais aussi pour de nombreux auteurs ou écrivains et biographes de Poutine, ainsi que pour de nombreux parlementaires du Bundestag et des Länder.
  3. Le soutien au mouvement d´opposition à la politique Covid du gouvernement allemand (le mouvement Querdenker – « Ceux qui pensent autrement »). Il s´agit d´un conglomérat de militants d’extrême droite, de tenants du mouvement QAnon, d’ésotéristes de droite, d’antisémites, d’anticapitalistes, de partisans de la médecine naturelle, de militants prônant le retour à la terre… C’est un mouvement de protestation très radical, à pulsion terroriste. Un des axes centraux est la dénonciation de la « volonté liberticide » des gouvernements, la répression contre les « opposants au système », l’emprise du capitalisme apatride, l’offensive des « puissances cachées » contre le Freedom of speech, la remise en cause des droits des citoyens, une atteinte (masques et vaccins) à la santé des peuples… On trouve à côté de l’extrême droite (AfD et néonazis) de nombreux militants de l’ultragauche, mais aussi de nombreux activistes non politisés. Le mouvement s’appuie sur la désinformation venue de Chine et de Russie et alimentée par elles (RT). L’objectif de Moscou est de ruiner la confiance des Allemands dans la politique sanitaire du gouvernement et de l´Union européenne et de dénoncer l’incapacité des élites gouvernementales à gérer la crise sociale et économique.

Le travail de la Russie est facilité par l’existence d’un fort courant pro-russe dans la population allemande, en particulier dans les nouveaux Bundesländer. La période Trump avait vu s’imposer une vision positive de Poutine, une tendance qui s’est affaiblie avec le cas du dissident Alexeï Navalny.

Deux champs spécifiques doivent être analysés : le cas de l’Alternative pour l´Allemagne (Alternative für Deutschland, AfD) et celui de la minorité allemande d’origine russe.

Fondée en 2013, par des économistes libéraux hostiles au sauvetage financier de la Grèce, l’AfD a connu un succès électoral fulgurant qui n’avait pas eu de précédent en Allemagne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Elle a rapidement séduit des électeurs déçus par les formations traditionnelles (en particulier conservatrices et libérales), et a pu effectuer, dès mai 2014, une percée politique décisive aux élections européennes. En 2015, l’arrivée en Allemagne de quelque 950 000 migrants et réfugiés lui a donné l’occasion d’amplifier un sentiment de méfiance envers l’islam dont les élections de mars 2016 se sont fait l’écho : à l’est comme à l’ouest, l’AfD est devenue une force politique incontournable. Aux élections au Bundestag de 2017, le parti obtient 12,6 % des voix. Dans les nouveaux Bundesländer, à l’exception de Berlin, l’AfD est la seconde force régionale (Saxe-Anhalt 2016 : 24,3 % ; Mecklembourg-Poméranie 2016 : 20,8 % ; Berlin 2016 : 14,2 % ; Brandebourg 2019 : 23,5 % ; Saxe 2019 : 27,5 % ; Thuringe 2019 : 23,4 %). À l’été 2021, l’AfD est créditée de 10 à 12 % des suffrages. Elle se fait le porte-parole de normes et de valeurs considérées comme nationales, en promettant le protectionnisme et un repli sur soi dont le point d’orgue serait la rupture avec l’Union européenne et l’euro. Son discours est sécuritaire, anti-migratoire, anti-islam, anti-globalisation, anti-américain et pro-russe. (Sur l´histoire de l´AfD, voir Patrick Moreau, L’Autre Allemagne. Le réveil de l’extrême droite, Vendémiaires, Paris, 2017.)

L´intérêt de la Russie pour l´AfD est constant depuis 2013, ce qu’a révélé dernièrement l’ancienne présidente du parti Frauke Petry. Les contacts russes de Tino Chrupalla (porte-parole de l’AfD depuis 2019) en décembre 2020 et d’Alice Weidel (député de l’AfD) en mars 2021 le confirment. Invité de la « IX Moscow Conference on International Security », qui réunissait 700 délégués venus de 109 pays, dont 55 ministres de la Défense, Chrupalla était reçu par Lavrov dont le discours montrait le durcissement géopolitique et militaire de la Russie.

Les programmes électoraux 2017-2021 de l´AfD, comparés au narratif développé par Vladimir Poutine, permettent de reconnaître une vision commune du monde. Pour les partis nationaux-populistes du type AfD, la Russie de Poutine et les pays occidentaux s’opposent fondamentalement, bien au-delà des conflits d’intérêts sur les crises syrienne et ukrainienne. Deux visions du monde se font face.

Pour l’AfD, la vision occidentale est libérale parce qu’elle définit le système politique et sa formulation constitutionnelle comme un garant des libertés individuelles. La patrie, le patrimoine culturel et les traditions sont des aspects du passé, qui certes peuvent exister, mais doivent être subordonnés au principe libéral dominant. Pour l’AfD, l’Allemagne s´est déchristianisée et les valeurs chrétiennes sont délaissées dans une société individualiste ou communautariste identitaire. Un retour proclamé aux racines chrétiennes et à une Nation chrétienne est en Allemagne aujourd’hui impossible pour cause d´immigration, d´individualisme et d´acculturation. L’AfD partage la vision traditionaliste de Poutine. Selon ce dernier, la communauté et le système politique sont le produit d’une histoire et d’une culture spécifiques, qui priment sur les libertés individuelles, et ce en particulier dans le contexte de la menace occidentale. L’AfD trouve dans l’idéologie poutinienne la preuve que la vraie politique et la refondation de la nation/patrie ne peuvent prendre place que dans un cadre national (donc rejet du projet d’intégration européenne et de la mondialisation) et dans une société monoculturelle qui limite l’afflux des étrangers et rejette les influences culturelles universalistes. L´ennemi par excellence, c´est le monde occidental sous la botte des États-Unis. Autre dimension commune, la lutte contre l´islam politique et le terrorisme international.

L’AfD a fait de la conquête politique des Allemands venus de Russie un de ses axes de propagande importants, ceci dans les régions de forte concentration démographique (Berlin, Rhénanie-Westphalie, Bavière). En 2014, 2 369 506 personnes étaient recensées comme Allemands venus de Russie (microcensus). En 2021, on estime leur nombre à 2,5-3 millions, le gouvernement russe parlant de 6 millions.

La proximité de ces Allemands avec la Russie (pratique de la langue, religion) a fait l’objet de plusieurs études, dont celle de Boris Nemtsov en 2016. L’auteur montre que 18 % des sondés se sentent russes, 49 % parlent russe à la maison, 20 % sont hostiles à la démocratie, qu’ils sont tendanciellement en majorité hostiles à l´immigration et souhaitent une fermeture des frontières (49 %), sont partisans d’une réduction de l’influence de l’UE (44 %). 13 % d´entre eux veulent quitter l´UE. Autant de thèmes défendus par l’AfD dans ses programmes.

Ce parti a donc créé des structures spécialisées (groupes d´intérêts), organisé des rencontres nationales, imprimé des affiches en Russe, diffusé des programmes de radio et de télévision en russe, enfin a rassemblé un certains nombres d´experts, cadres ou élus du parti, qui ont pris en charge la gestion de la propagande AfD.

L’AfD a vu nombre de ses cadres (et ce depuis 2013 avec Frauke Petry, présidente démissionnaire de l’AfD) aller en Russie, en Crimée ou en Ukraine (dans la zone sous contrôle russe). Ces voyages, comme les activités de l’AfD en direction des Allemands venus de Russie, ont attiré l’attention de la presse, qui s’est interrogée sur les canaux de l’influence russe en Allemagne.

Qu’en est-il de l´hypothèse d´un financement direct de l´AfD ? Aucune preuve juridique n´existe. De fait, la Russie a tiré les leçons des années 80 et du financement du parti communiste allemand, le contre-espionnage allemand ayant surveillé des agents est-allemands transportant des sommes importantes en liquide destinées à financer la propagande communiste et l’appareil du parti. Les services russes ont donc modernisé leurs méthodes.

La Russie a multiplié les vecteurs culturels, économiques et politiques en direction de ces « Allemands de Russie ». En Allemagne, plus de 140 vecteurs de propagande russes sont actifs (bulletins, journaux, radios, télévisions). Il existe aussi des think-tanks, comme le DOC Research Institut, dont l’objectif est de fournir à l´intelligentsia, aux cadres de l´AfD, mais aussi aux journalistes des analyses géopolitiques.

Le financement des gros acteurs comme Sputnik ou Russia Today est officiellement le fait de la Russie. Pour les « mini-acteurs » régionaux et communaux (presse, cercles culturels), l’aide se fait discrète : pour la presse, des abonnements ; pour les événements culturels locaux ou régionaux, une sponsorisation des invités ou une mise à disposition par les consulats, qui paient aussi les locations de salles et font des dons pour la consommation, enfin financent des voyages en Russie. On observe aussi des « petits dons » aux associations, dont on n’est pas obligé d’indiquer l’origine.

Ce travail de propagande est d’une efficacité particulière dans la communauté des Allemands de Russie. Ce que l’AfD a compris et ce qui l’a amenée depuis 2016 à multiplier les prises de position et appels électoraux dans les médias de langue russe en Allemagne.

En conclusion, l’élection au Bundestag de 2021 sera un moment décisif pour les relations germano-russes. Poutine espère que l’Allemagne choisira de se désolidariser de la ligne américaine et que l’unité européenne continuera de s´affaiblir.

Philosophe, historien, politologue, chercheur au CNRS, Patrick Moreau vit en Allemagne. Ses recherches se concentrent sur l'histoire du communisme, l'extrémisme de droite en Europe, les partis populistes nationaux et les systèmes politiques en Allemagne, en Autriche et en Suède. Ses dernières publications : Patrick Moreau, L´autre Allemagne : Le réveil de l´extrême droite, Vendémiaires, Paris 2017 ; Patrick Moreau, « Erich Honecker, le grand timonier de la République démocratique allemande », dans : Olivier Guez (dir.) Le siècle des dictateurs. Perrin 2019 ; Uwe Backes, Patrick Moreau, Europas moderner Rechtsextremismus, Vandenhoeck & Ruprecht, Gräfelfing 2021

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