L’article de Vladimir Poutine, « De l’unité historique des Russes et des Ukrainiens », a suscité des réactions indignées en Ukraine mais aussi parmi les Russes opposés aux idées revanchistes finalement très primaires du chef d’État russe. Desk Russie vous propose une sélection de ces réactions.
Par Desk Russie
Vitali Portnikov, journaliste ukrainien
Le désir de Vladimir Poutine de rappeler à n’importe quelle occasion qu’il n’y a pas d’Ukrainiens est devenu obsessionnel. Même lors de sa ligne directe avec ses concitoyens, qui ne devrait en aucun cas porter sur la politique étrangère, il n’a parlé que de l’Ukraine : une direction hostile, un pays sous contrôle étranger, des provocations au large de la Crimée, presque une Troisième Guerre mondiale. Mais le plus important — nous serions un seul peuple.
Il n’y a pas d’Ukrainiens, c’est une fiction inventée par la Pologne et l’Autriche-Hongrie, dit Poutine. Le fait que la négation de l’identité ukrainienne puisse également être une invention des auteurs, dont les écrits sont lus par ses rédacteurs de discours, ne vient pas à son esprit. […] Comme le Kremlin voit que le processus de retour du peuple ukrainien à sa propre langue et à sa propre culture est irréversible, un nouveau système de preuves émerge : il s’agit toujours des Russes, même s’ils parlent une autre langue ! […]
On ne peut que rire de cette ignorance suffisante — Poutine n’a pas eu le temps de recevoir une éducation décente, il ne faisait que son sale boulot. Si seulement cet ignorant n’était pas assis sur le trône, à se balancer les pieds et à tuer des gens pour leur prouver qu’ils n’existent pas, simplement parce qu’il a besoin de la terre de quelqu’un d’autre ! Jusqu’à récemment, dans l’esprit de Poutine, la Russie s’arrêtait là où la langue russe s’arrêtait. Mais maintenant, il a décidé de sacrifier aussi la langue au profit de l’idée impériale.
Maintenant, la Russie s’arrête là où il veut qu’elle s’arrête — et il est connu pour vouloir que la Russie n’ait pas de frontières. Personne ne sait combien d’autres aventures il fera, combien de personnes il tuera, combien de destins il détruira au nom de cette pseudo-célébrité absurde, au nom de l’adhésion à des idées anachroniques ridicules avec lesquelles il veut justifier son refus d’abandonner le pouvoir et sa volonté d’envoyer des troupes dans des pays étrangers et de faire peur au monde entier par la perspective d’une Troisième Guerre mondiale.
Boris Sokolov, historien russe
Poutine a une nouvelle fois tenté de prouver que les Russes et les Ukrainiens forment un seul et même peuple. Il le fait parce qu’il est bien conscient d’une vieille vérité géopolitique : la Russie qui inclut l’Ukraine est un empire craint même par les grandes puissances, mais la Russie sans l’Ukraine n’est pas un empire. Poutine rêve de restaurer un empire et cherche donc à prouver l’illégitimité de l’État ukrainien et de l’identité nationale ukrainienne. […]
Le président russe affirme que l’objectif de l’Occident est de « faire de l’Ukraine une barrière entre l’Europe et la Russie, une tête de pont contre la Russie ». […] « Ce que nous n’accepterons jamais », dit-il en s’adressant en premier lieu non pas aux hommes politiques ukrainiens, mais à leurs homologues occidentaux. Il précise que le Kremlin n’est prêt à tolérer qu’une Ukraine, même si elle est formellement indépendante, qui sera sous le contrôle économique, politique et militaire total de Moscou et où la langue russe sera égale à l’ukrainienne, voire aura un avantage. Quant à l’Église orthodoxe ukrainienne, elle doit rester à jamais partie intégrante de l’Église orthodoxe russe. Selon la formule de Poutine, « la véritable souveraineté de l’Ukraine n’est possible qu’en partenariat avec la Russie ».
Eh bien, le signal a été entendu à Kyiv et dans d’autres capitales. Aussi pathétiques que soient les idées historiosophiques de Poutine, elles justifient des plans agressifs bien réels.
Grigori Iavlinski, homme politique russe, leader du parti Iabloko (non représenté à la Douma)
La thèse principale de l’article de Poutine n’est pas historique, mais purement politique. Elle consiste en l’annonce démonstrative d’un nouveau concept géopolitique concernant l’Ukraine — la négation du droit de l’Ukraine à un État, la négation de sa souveraineté et, par conséquent, la présentation de revendications territoriales à son voisin.
Selon la nouvelle doctrine politique de Poutine :
- tout d’abord, l’État ukrainien n’a aucun droit sur une grande partie des territoires qui constituent les frontières actuelles de l’Ukraine, et il s’agit d’une zone bien plus large que la Crimée et le Donbass ;
- deuxièmement, des millions de Russes ethniques vivant sur le territoire ukrainien sont « ukrainisés » de force ;
- troisièmement, à la suite du « coup d’État » de 2014, l’État ukrainien indépendant a cessé d’exister et a été mis sous la tutelle des pays occidentaux. […]
La doctrine politique de Poutine s’adresse en fait à toutes les anciennes républiques soviétiques : […] elle rejette toute la base juridique des relations avec ces États depuis 1991.
De tels postulats, exprimés par le président autoritaire d’une puissance nucléaire voisine, justifient la possibilité d’une guerre avec l’Ukraine à tout moment. Comme si c’était le droit historique de la Russie de mener une telle guerre. […] Au fond, il s’agit d’une guerre avec un puissant agresseur extérieur, c’est-à-dire avec l’Occident, où l’Ukraine n’est qu’un champ de bataille. […]
Le contenu politique de l’article de Poutine est sans ambiguïté : toute forme de guerre avec l’Ukraine, qu’elle soit froide, hybride ou de grande envergure, est une guerre pour les intérêts de la Russie et des Russes sur le territoire ukrainien. C’est l’idée principale du nouveau système d’État russe, qui a formellement émergé après le changement illégal de la Constitution survenu le 1er juillet 2020. S’appuyer sur la Grande Guerre patriotique et le vol de Gagarine dans l’espace en tant qu’« agrafes spirituelles » ne suffit plus. C’est pourquoi un impérialisme chauvin agressif fondé sur un nationalisme ethnique extrêmement dangereux est promulgué, afin de mobiliser le peuple. […]
Il y a 25 ou 30 ans, un tel article rédigé par un chef d’État n’aurait signifié qu’une seule chose : une déclaration de guerre. Dans le climat politique postmoderne d’aujourd’hui — fake news, détournement de concepts évidents, entropie et désordre politiques —, on peut espérer que ce projet n’atteindra pas sa « phase chaude » (surtout si la publication de cette déclaration d’intention du Kremlin est prise au sérieux par tous ceux à qui elle est adressée).
Konstantin Eggert, journaliste russe
Il est clair depuis 2014 qu’il n’y a rien de plus important pour le régime de Poutine que la question ukrainienne. Sur le chemin de cette réalité, le Kremlin est passé par plusieurs bifurcations où il aurait pu choisir une autre option. La première a été la décision d’envoyer des forces spéciales du GRU pour s’emparer du parlement régional de Crimée fin février 2014. La dernière, c’était le 17 juillet de la même année, lorsque Poutine, visiblement ébranlé, est apparu à la télévision après qu’un missile Buk a détruit le vol MN-17 de Malaysian Airlines, avec près de 300 passagers à bord, dans le ciel du Donbass. Poutine a marmonné quelque chose d’indistinct. Il aurait pu admettre que ce n’étaient pas des mineurs volontaires qui opéraient dans le Donbass, mais des troupes russes. Qu’ils ont abattu l’avion par erreur. Que la Russie verserait une compensation généreuse à chaque famille qui a perdu ses proches.
Mais Poutine a choisi de ne pas changer la légende du « peuple rebelle du Donbass ». Depuis lors, il est l’otage de la version officielle mensongère […]. En substance, l’article est une carte blanche que Poutine s’est délivrée à lui-même pour lutter sous toutes les formes possibles contre l’« anti-Russie », à savoir la classe politique ukrainienne actuelle, mais aussi l’Occident […] Bien entendu, il s’agit d’un « signal » adressé à tous les membres de la corporation dirigeante — pour qu’ils soient prêts à de nouveaux essais, de nouvelles guerres, de nouvelles sanctions.
Ni la pandémie qui fait rage, ni les problèmes démographiques, ni la faible productivité ne peuvent détourner Poutine de la mission historique qu’il s’est assignée : affronter l’« anti-Russie » qui n’existe que dans sa réalité à lui. Et si demain le président annonce l’arrêt du transit du gaz par l’Ukraine, la reconnaissance des soi-disant DNR et LNR [républiques autoproclamées du Donbass, NDLR], ou même une offensive sur Marioupol, ne soyez pas surpris. Poutine pense que tout le monde est désormais averti.
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