Le retrait précipité des Américains d’Afghanistan a d’abord été accueilli avec jubilation à Moscou. Il n’y avait pas seulement dans cette « Schadenfreude » (joie du malheur d’autrui) la satisfaction de constater que les Américains s’étaient cassé les dents sur l’Afghanistan autant et plus que l’URSS. Cette déroute américaine est aux yeux du Kremlin annonciatrice de triomphes futurs dans la lutte contre l’Occident qui semble la raison de vivre du régime poutinien.
En effet, la propagande du Kremlin a dans un premier temps présenté le retrait des Américains comme un des derniers paliers dans la déroute finale de tout l’Occident. Maria Zakharova, la truculente la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, s’est empressée d’enfoncer le clou : « Il n’y a pas que des gens qui tombaient des ailes et du train d’atterrissage des avions de transport militaires américains à l’aéroport de Kaboul : les valeurs occidentales se sont également écrasées ». « Les implications pour l’image des États-Unis vont être catastrophiques », se réjouit le think tank Russtrat proche du Kremlin. L’on se berce de l’espoir de l’établissement d’un partenariat durable avec les Talibans qui rendrait de nouveau la Russie indispensable à l’Occident pour conjurer la menace terroriste, faisant oublier l’annexion de la Crimée et les sanctions : ainsi l’expert Mikhail Alexandrov met en avant «l’exemple positif du Vietnam, que l’URSS a aidé à vaincre les États-Unis. Nous sommes toujours partenaires, la coopération entre nos pays se développe activement malgré le fait que le monde change. L’Afghanistan peut devenir un partenaire sur ce modèle. »
Si l’euphorie des premiers jours s’est estompée à Moscou lorsque commence à poindre l’inquiétude d’une contamination de l’Asie centrale par les réseaux islamistes, le bilan global de la débâcle américaine en Afghanistan est néanmoins toujours jugé positif. D’abord par ce qu’elle révèle de la crise interne des Etats-Unis. Les multiples erreurs commises, abandon de stocks d’armes, abandon des alliés, surestimation des forces gouvernementales afghanes « signifient que la verticale américaine du pouvoir est tellement vermoulue qu’elle n’est plus en mesure d’évaluer correctement les informations recueillies, ni de prendre les bonnes décisions rapidement, ni d’exécuter les décisions prises. C’est l’état du système soviétique au tournant de 1989-1991. » Le Kremlin est en train de tirer les leçons de cette analyse et de mettre au point une politique permettant d’exploiter une conjoncture aussi favorable. La priorité est de démoraliser les alliés des Etats-Unis parmi les pays de l’« étranger proche », en leur démontrant que le soutien des Etats-Unis ne vaut rien, alors que la Russie n’abandonne pas les siens : « Lors de l’évacuation, les Américains ont complètement ignoré la nécessité d’organiser l’évacuation de leurs vassaux — lèche-bottes : les militaires géorgiens et ukrainiens ont été contraints de se désarmer sous l’œil vigilant des talibans et de se dire russes. Car les talibans ne touchent pas aux Russes. […] Un peu plus tard, 12 soldats ukrainiens ont été évacués par les transports russes avec d’autres citoyens de la CEI. » Nikolaï Patrouchev, le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie, n’a pas manqué de remuer le fer dans la plaie en soulignant que l’Afghanistan avait beau être doté du statut de principal allié des États-Unis en dehors de l’OTAN, le régime pro-américain avait été renversé à Kaboul. Et Patrouchev d’ajouter qu’un sort similaire attendait les partisans du choix américain en Ukraine. Sergueï Markov, un commentateur proche du Kremlin, fait chorus : « Les alliés des Américains dans les régimes dépendants des Etats-Unis dans de nombreux pays du monde frémissent à l’idée de leur sort futur, quand, en raison d’un changement de conjoncture, les États-Unis les abandonneront eux aussi. Irak, Libye, Syrie… Ce ne sont pas Zelensky ou Porochenko qui regardent ces scènes avec horreur — leur argent et leurs relations les sauveront. Ce sont leurs assistants, leurs secrétaires, leurs employés qui sont terrorisés. Eux n’échapperont pas ».
L’Ukraine et la Géorgie ne sont pas les seules à devoir tirer les conclusions des événements. L’Angleterre se retrouve tout autant dans le pétrin, ce qui réjouit infiniment les commentateurs moscovites qui considèrent avec raison que l’Angleterre est le seul pays occidental ayant conservé une épine dorsale : « La Grande-Bretagne est hystérique. Comment les Britanniques peuvent-ils désormais, sans les États-Unis dans le rôle de gendarme mondial, mettre en œuvre leur plan stratégique « Global Britain » ? Il était commode pour Londres de gérer ses affaires à l’ombre de la puissance militaire américaine, et voilà que maintenant elle peut devoir affronter une menace et ne pas obtenir le soutien des États-Unis. Bien sûr, la Grande-Bretagne va continuer à tenter de jouer son jeu « mondial ». Cependant, elle devra le faire à ses risques et périls. »
Le retrait américain d’Afghanistan offre à la Russie sur un plateau l’occasion d’attiser les divisions au sein de l’Otan: Alexandre Grouchko, le vice-ministre russe des Affaires étrangères, a souligné que la capture de l’Afghanistan par les talibans était « un résultat naturel de la politique américaine ». Il a rappelé que l’OTAN s’était toujours vantée de la collégialité de ses décisions; or, dans la situation actuelle, selon Grouchko, « cette fameuse unité transatlantique est apparue dans toute sa splendeur » après que les États-Unis aient décidé unilatéralement de retirer leurs troupes d’Afghanistan. Pour porter les coups de boutoir à l’OTAN que le Kremlin espère décisifs, il fait monter au créneau ses créatures dans les pays de l’alliance, comme en témoigne une analyse de l’institut Russtrat déjà cité, signée par Vladimir Kornilov et intitulée: « Il y aura des changements marquants : ce qui attend l’Europe après la perte de son maître ». A en croire Kornilov,
les médias et les politiciens européens s’en prennent violemment à l’Amérique. […] Et seuls quelques-uns admettent qu’il s’agit d’une défaite pour l’Occident tout entier. La critique la plus virulente de l’Alliance de l’Atlantique Nord est venue de la bouche du président tchèque Miloš Zeman. Dans une interview au journal en ligne ParlamentniListy.cz, sans chercher à s’exprimer diplomatiquement, il a carrément déclaré : « Après avoir quitté l’Afghanistan, les Américains ont perdu leur prestige de leader mondial, et la raison d’être même de l’OTAN est désormais mise en doute ». « L’OTAN a considérablement perdu », a souligné Zeman à plusieurs reprises, ajoutant que le coût du maintien de l’alliance est « un gaspillage d’argent ». […] Un autre homme politique européen, qui n’est pas encore classé parmi les « amis de Poutine » — le chef des démocrates-chrétiens allemands et potentiel chancelier Armin Laschet — a déclaré : « C’est la plus grande défaite de l’OTAN depuis sa création. Des changements marquants nous attendent. » L’attitude des États-Unis envers leurs alliés traités comme des « provinces impuissantes » a également été pointée par l’analyste slovaque Eduard Khmelar, qui a déclaré: « Les États-Unis se sont longtemps comportés comme un empire. Comme tout empire, ils ont leurs propres intérêts dans le monde, mais pas de responsabilité globale.[…] » Le Slovaque appelle sans ambages l’ambassadeur américain « le gouverneur de l’empire » et convient avec le président tchèque Zeman que le budget de l’OTAN est un trou noir dans lequel des budgets européens substantiels sont aspirés de manière totalement inutile. Le jugement de Khmelar est peu flatteur pour l’OTAN : « L’échec en Afghanistan est la crise la plus profonde de l’Alliance dans son histoire. Même les Soviétiques ont quitté ce pays avec dignité, en brandissant leurs bannières, quand nous nous sommes enfuis comme des chiens paniqués. » Le Slovaque propose en conséquence d’abandonner les anciennes approches de la période de la guerre froide et de construire une nouvelle architecture globale de sécurité mondiale, mettant fin aux « guerres impériales » insensées. Khmelar ne cache même pas le fait qu’il entend inclure la Russie dans ce nouveau système ; Moscou a déjà proposé cette idée à plusieurs reprises en son temps.
Une autre analyse de Russtrat, signée Igor Kazenas (1er septembre 2021) et intitulée « Le reflux des États-Unis ne s’arrête pas à l’Afghanistan — c’est le tour de l’Europe — la première à tomber est l’Ukraine et son projet « Ukraine indépendante » », développe ces perspectives :
La fuite précipitée des Américains d’Afghanistan n’est pas le seul endroit sur la planète où l’Amérique s’effondre. Cela se produit progressivement « sur tous les fronts » et sur de nombreux plans. Mais dans ce cas particulier, nous avons vu un processus naturel semblable à une avalanche qui a dépassé son point de non-retour, mettant en évidence l’essence même de l’approche américaine et de réelles opportunités dans cette partie du continent eurasien. […] Ainsi en Europe de l’Est, l’ancienne puissance hégémonique essaie de ne pas perdre la face. La remise à Berlin des clés de cette zone marque son retrait, attesté par la signature de la « Déclaration de Washington » le 21 juillet entre Biden et Merkel, lors de la visite de la chancelière allemande à Washington. La nomination d’un nouvel « allié et ami principal » lors de l’Euro-tour de Biden a reçu une suite logique. Le « caniche anglais » abandonné écume de rage. […] L’« Initiative des trois mers » [projet lancé en 2016, aussi connu comme l’Initiative des mers Baltique, Adriatique et de la mer Noire, est un forum de pays de l’est de l’Union européenne et d’Europe centrale, qui vise à créer un dialogue nord-sud sur une variété de questions affectant les États membres, l’Autriche, la Bulgarie, la Croatie, la République tchèque, l’Estonie, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie NDLR] est placée sous la tutelle de l’Allemagne, et désormais ces vœux fantomatiques purement polonais se retrouvent sous contrôle et financement allemands. […] Plus à l’est, l’Ukraine est livrée aux Allemands […]. Les Américains ont désormais pour objectif affirmé de contraindre l’Ukraine à remplir les accords de Minsk[…]. Les adultes sérieux d’Occident se sont engagés à obliger le jeune imbécile à faire ses devoirs, ce qu’il se refuse à faire. Et nous commençons déjà à pouvoir leur demander des comptes. Cela n’est pas non plus sans avantage pour la Russie et renforce sa position pour l’ensemble des négociations en cours. Et à l’avenir, cela peut nous délier les mains, mais n’anticipons pas. […] Pour le Kremlin, il y a du bon dans tous les scénarios. Il ne peut que se féliciter de ce que l’Ukraine ait été donnée aux Allemands. L’Allemagne est notre pilier géopolitique naturel en Europe. Certes, on est encore très loin de la conception idéaliste qui était celle des politiciens allemands de haut rang à vocation nationale au début des années 2000 qui laissaient entendre qu’« enfin l’Allemagne et la Russie pourront atteindre un tout nouveau niveau de partenariat, interrompu par deux guerres mondiales ». Il n’y avait pas moins d’attentes de notre part : les nôtres étaient même plus grandes encore.[…] Non négligeable est le facteur de la Grande-Bretagne, qui a déjà pris de l’importance, quoique pas globalement, dans le projet mythique des « Trois mers ». La confrontation des Britanniques avec les Allemands va inévitablement s’amplifier, ce qui, encore une fois, fait notre jeu. Les Britanniques se poussent partout où l’oncle Sam se retire. Tout cela se termine par un constat optimiste : « Quoi qu’il en soit, nous assistons à l’influence croissante de la Russie sur la scène internationale. On ne peut que constater la pression plus tangible de l’axe européen Berlin-Paris sur Kiev pour mettre en œuvre les accords de Minsk. Les Européens vont jusqu’à des exigences strictes et des ultimatums. Notre puissance et notre poids international augmentent et nous voyons s’intensifier les tentatives de partenaires étrangers pour remplir leurs obligations envers nous. En extrapolant le vecteur existant à l’avenir, nous pouvons affirmer avec certitude que même en cas d’incapacité totale de nos partenaires à résoudre ces problèmes [entendre: forcer l’Ukraine à la capitulation NDLR], nous sommes capables de les résoudre nous-mêmes. En utilisant les plans de l’état-major général. »
Bref c’est le moment où jamais d’agir, y compris militairement:
La Russie doit de toute urgence reconnaître la RPL et la RPD [les entités séparatistes de Donetsk et de Luhansk NDLR], ainsi que faire tout ce qui est nécessaire pour éradiquer le nazisme en Ukraine. Ce n’est plus le moment de prendre des gants avec des peuples qui ne sont pas nos frères. De même, nous n’avons pas de temps à perdre à persuader les autorités du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et du Kirghizistan de faire marcher droit leurs concitoyens entichés de religion et de nationalisme russophobe. Si elles ne le font pas, les armes parleront.
Le Kremlin considère que la défaite de l’Occident sera complète et irréversible lorsque Moscou aura installé son satrape à Kiev et la Chine aura occupé Taïwan. La débâcle afghane n’est qu’un pas prometteur vers la réalisation de ce grand dessein.
Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.