Du retrait afghan a l’AUKUS : le bel avenir de la défense européenne ?

Si l’on en croit les optimistes, le retrait des États-Unis depuis le théâtre afghan en août dernier, la décision prise ensuite par Washington, Canberra et Londres de fonder en Asie-Pacifique l’AUKUS (Australie-United Kingdom-United States), soit une alliance trilatérale destinée à contrer les agissements de la Chine, seraient autant de signes marquant la nécessité d’une future défense européenne intégrée.

Les fondations de l’OTAN s’effritant, une voie royale s’ouvrirait pour l’Union européenne, complétée par une Union de défense dont on ne sait exactement ce qu’elle recouvrirait. Un noyau dur d’États volontaires soucieux d’aller de l’avant ? Une transmutation de l’Union européenne en un acteur géopolitique de plein exercice, simultanément capable de contenir le révisionnisme géopolitique russe, de contrer les ambitions chinoises sur les approches de l’Europe, et de projeter forces et puissance en Afrique, au Moyen-Orient et dans la région Indo-Pacifique ?

Cette vision laissera dubitatifs les États au contact de la « Russie-Eurasie », conscients de l’importance de l’engagement américain pour contrebalancer cette puissance perturbatrice. D’autant plus que les leçons à tirer du retrait afghan d’une part, de la fondation de l’AUKUS, sont passablement contradictoires.

Si la volonté américaine de précipiter le départ (annoncé depuis un certain temps cependant) et ses effets désastreux pour la réputation des États-Unis ont pu accréditer la thèse du néo-isolationnisme et du prochain repli dans l’hémisphère occidental, le renforcement de l’alliance américano-australienne et l’adjonction de la « Global Britain » signifient au contraire que les États-Unis ne cèderont pas aisément leur hégémonie à la Chine.

Au vrai, on ne voit pas comment une « politie », a fortiori la première puissance mondiale, pourrait s’abstraire du système international : les leçons de l’histoire du siècle dernier ont dissipé une telle illusion. Il reste que l’histoire des hommes et la politique mondiale sont faites de fausses perceptions et de mésinterprétations du réel, d’erreurs dans le calcul des forces et de fautes stratégiques. Et les possibles effets émergents de la crise diplomatique franco-américaine, provoquée par l’annulation de la commande australienne de sous-marins français, nous obligent à traiter du thème de la défense européenne.

Rappelons que l’Europe de la défense n’est pas la défense de l’Europe, cette dernière s’organisant dans le cadre de l’OTAN. Si l’Union européenne a mis en œuvre une « Politique commune de défense et de sécurité », son rôle est secondaire et les missions conduites dans ce cadre sont essentiellement civilo-militaires. Il en va ainsi parce que les Etats membres de l’Union européenne, dont le plus grand nombre appartient à l’OTAN (21 sur 27), le veulent.

De prime abord, mentionnons la question des moyens militaires (les « capacités ») et des budgets qu’ils requièrent. Au bas mot, il faudrait investir 200 milliards d’euros dans la chose militaire, sur dix ans, pour compenser la participation des Etats-Unis à la défense de l’Europe. Qui le veut ? Et vouloir compenser ce « gap » transatlantique par la « puissance douce » de l’Europe (le « soft power ») serait illusoire : si le cœur a ses raisons que la raison ignore, il en va de même de l’ordre de la chair (voir Julien Freund et son Essence du politique).

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Photo : eeas.europa.eu

Au-delà de la question des moyens, l’objectif d’une défense européenne intégrée se heurte au fait que l’Union européenne ne constitue pas un acteur géopolitique global, mais un Commonwealth paneuropéen aux solidarités relâchées (une « association d’Etats souverains », selon les termes du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe). Autrement dit, il n’existe pas d’« Etats-Unis d’Europe », ni même un noyau dur de pays volontaires, locomotive d’une future défense européenne.

Ainsi la Coopération Structurée Permanente (CSP) décidée en 2017, loin de correspondre à un tel projet, regroupe-t-elle la quasi-totalité des membres de l’Union. En définitive, cette CSP a institué une « Europe des capacités » pour soutenir des programmes militaro-industriels. C’est à la fois peu et beaucoup. Il faudra d’ailleurs regarder les effets des élections allemandes sur l’avion de combat et le char dits « du futur » (SCAP et MGCS).

Certes, rien n’interdit à Paris et Berlin de vouloir faire advenir une entité souveraine qui dépasserait par le haut le pouvoir et les capacités d’action des Etats membres. En revanche, cela supposerait un dessein politique (un projet fédéral), capable de mobiliser un quantum d’énergie suffisant pour rallier une majorité. Ce n’est pas le cas : l’Union européenne n’en est pas au « moment cicéronien » (Pierre Manent), ce point de bascule entre deux formes politiques. Ni l’Allemagne, ni la France (ce pseudo-couple) n’y sont prêtes. Significativement, le terme même de « fédération » est banni du vocabulaire politique français.

A rebours d’un tel programme, les « lois du tragique » font plutôt redouter qu’une action prétendant forcer le réel ait un effet inverse à l’objectif visé. En d’autres termes, un projet de « souveraineté européenne » et ses prolongements militaires, sans points d’appui ni facteurs porteurs, pourrait amplifier les forces centrifuges qui menacent l’Union. Déjà, des propos abrupts sur l’OTAN ou sur l’ouverture proclamée d’un « dialogue » avec la Russie (sans concertation européenne), ont braqué les esprits.

Dans l’affaire des sous-marins australiens, prenons garde qu’une diplomatie au bord du gouffre n’ouvre les vannes de la démagogie nationale et ne fasse le jeu des puissances révisionnistes — Russie, Chine et Iran en tout premier lieu —, fragilisant plus encore une Europe déjà déclassée et stratégiquement rétrécie. L’essentiel est de continuer à pouvoir « faire front » sur les limites orientales et méridionales de l’Europe, avec le soutien des Etats-Unis. Aussi importants soient-ils dans le rapport global de puissance, les enjeux de la région Indo-Pacifique pèsent moins pour l’Europe que ceux de son hinterland eurasiatique, de la « plus grande Méditerranée » et de ses frontières africaines.

De l’importance de l’OTAN et de l’engagement américain en Europe, on ne saurait certes déduire la vitalité du lien transatlantique. Quelle place l’Europe occupe-t-elle donc dans la vision du monde et la grande stratégie américaine ? L’idée selon laquelle les Etats-Unis se détourneraient de l’Europe et seraient focalisés par la seule Chine, quitte à négocier un « Nixon in reverse » avec la Russie, semble réductrice.

D’une part, le défi posé par la Chine est global, avec ses prolongements en Europe, en Méditerranée et jusqu’en Arctique : il nécessite la constitution d’un front occidental. D’autre part, les intérêts russes et chinois sont alignés et cette quasi-alliance (informelle) s’appuie sur des facteurs profonds. Tout au plus les Etats-Unis s’emploieront-ils à temporiser, afin de gagner du temps et d’ouvrir la possibilité à terme de dissocier les fléaux.

La grande stratégie américaine d’« off-shore balancing » combine alliances multilatérales et soutien à des puissances régionales, auxquelles il sera possible de sous-traiter un certain nombre de questions selon la loi des intérêts réciproques. Il ne s’agit pas d’un « splendide isolement » néo-victorien ou d’une « blue-water strategy » qui exclurait toute empreinte militaire terrestre.

On ne saurait cependant ignorer le fait que la perpétuation de l’OTAN exigera un nouveau « partage du fardeau » entre les Etats-Unis et leurs alliés européens, une plus grande efficacité de ces derniers ainsi qu’une clarification de leur position à l’égard de la Chine. Celle-ci constitue-t-elle d’abord un « rival systémique » ou un « partenaire » ? Il faut se décider.

De fait, prétendre privilégier ses rapports commerciaux avec Pékin, tout en comptant sur les Etats-Unis pour sa sécurité — en Europe et dans son voisinage géographique, voire dans la région Indo-Pacifique (respect du droit de la mer et de la libre navigation notamment) —, serait périlleux.

Dans le cas d’un découplage transatlantique, il n’y aurait probablement pas de « défense européenne » solide, effective et crédible pour prendre le relais de l’OTAN. Et la « Russie-Eurasie » est aux aguets. La déréliction de l’Union européenne serait alors des plus probables.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

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