Depuis quelques années, la société civile ukrainienne s’insurge contre le projet « russe » d’un mémorial à Babi Yar, un haut lieu de la mémoire de la Shoah, car l’idée de ce mémorial appartient à trois milliardaires russes étroitement liés à Vladimir Poutine. Mais le projet a reçu l’approbation de l’administration ukrainienne actuelle, et la Fondation créée pour le soutenir compte des figures de renom parmi les membres de ses divers conseils. Les milliardaires ont mis sur la table 100 millions de dollars, alors que le projet ukrainien comportant deux volets (musée de Babi Yar et mémorial de la Shoah), et largement soutenu par la société civile, peine à obtenir des financements. Alors que s’approche le 80e anniversaire du massacre de Babi Yar (29-30 septembre 1941), Josef Zissels, ancien dissident et prisonnier politique soviétique, coprésident du Vaad (union des communautés juives d’Ukraine), explique pourquoi il s’oppose au projet « russe ».
Propos recueillis par Galia Ackerman.
Une vive controverse entoure le projet de commémoration de la tragédie de Babi Yar. Rappelez à nos lecteurs ce qu’est Babi Yar et quelle est son histoire.
C’est un vaste terrain dans une banlieue de Kyiv. On y trouve des ravins profonds, ce qui rend impossible la construction ou la plantation de cultures. Les terrains qui l’entourent ont été achetés par des communautés religieuses pour créer des cimetières. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, on y trouvait déjà quatre cimetières : orthodoxe, juif, caraïte et musulman.
L’histoire de Babi Yar, reconstituée par le groupe de travail de l’Institut d’histoire de l’Ukraine, doit être écrite à partir du milieu du XIXe siècle. Selon certains indices, il y aurait eu des exécutions de masse à Babi Yar pendant la guerre civile et pendant les répressions staliniennes. On y aurait également enterré des victimes de l’Holodomor. Mais l’épisode le plus tragique de cette histoire est sans conteste l’Holocauste.
Que s’est-il passé les 29 et 30 septembre 1941 ?
Les Allemands sont entrés dans Kyiv le 19 septembre 1941. Quelques jours plus tard, des mines placées par des sapeurs soviétiques ont explosé dans Khreshchatyk, la principale avenue de la ville. De nombreux immeubles ont été détruits. Il y a eu des pertes tant parmi les occupants nazis que parmi la population civile. En réponse, les nazis ont pris des mesures répressives contre la population de Kyiv, et particulièrement à l’encontre des Juifs. Le 28 septembre, l’administration allemande a ordonné aux Juifs de Kyiv de se rassembler le lendemain, la veille de Yom Kippour. Deux bataillons de la police allemande encadraient des colonnes menées à Babi Yar. Il y avait peu d’hommes, car ils étaient presque tous partis au front. Il y avait surtout des personnes âgées, des enfants et des femmes. L’exécuteur direct des fusillades était le Sonderkommando 4A, composé des SS dont on connaît les noms. Ce même Kommando a fusillé les populations juives dans d’autres villes avant et après Babi Yar. Par exemple, en août 1941, les nazis ont fusillé 25 000 Juifs, en majorité des Juifs hongrois déportés par la Hongrie, dans la région de Kamenetz-Podolski.
Les exécutions par balle ont commencé le 29 et se sont poursuivis le 30 septembre. Les gens ont été emmenés au bord de quelques ravins, et là, des officiers SS du Sonderkommando 4A les ont forcés à se déshabiller, avant de les abattre avec des mitrailleuses et des fusils automatiques. En deux jours, 34 000 Juifs de Kyiv ont été fusillés.
Plus tard, cet endroit a été utilisé pour d’autres exécutions. Pendant les deux années d’occupation, au moins 100 000 personnes ont été tuées à Babi Yar. Parmi eux, deux tiers étaient des Juifs. Parmi les victimes non juives figuraient des prisonniers de guerre soviétiques, des Tsiganes et des malades mentaux. Il y avait également plus de 600 nationalistes ukrainiens qui ont d’abord collaboré avec les Allemands, mais ont vite déchanté : les Allemands n’avaient nullement l’intention de les aider à créer un État ukrainien indépendant. Ils sont passés à la résistance, et nombre d’entre eux ont été fusillés par les nazis en janvier et février 1942.
Après l’arrivée de l’armée soviétique à Kyiv en novembre 1943, une commission extraordinaire d’enquête sur les crimes nazis a été organisée, mais on ne mettait pas l’accent sur les origines ethniques des victimes : c’étaient des citoyens soviétiques. En 1946, le célèbre procès de Kyiv a eu lieu et des Allemands qui avaient participé aux exécutions, ainsi que des membres de la police auxiliaire locale ont été condamnés et fusillés.
Comment se fait-il qu’il y ait deux projets pour créer un mémorial à Babi Yar ?
Par souci de simplicité et de précision, nous appelons ces deux projets « russe » et « ukrainien ». L’idée du projet ukrainien a émergé en 2015, quand un Comité d’Etat a été créé chargé d’organiser des manifestations pour commémorer le 75e anniversaire du massacre de Babi Yar. Ce Comité a commencé à travailler sur le projet d’un mémorial.
Cependant, au début de 2016, Pavel Fuks, un milliardaire russe originaire de Kharkiv, est arrivé de Russie à Kyiv. Les représentants du projet russe le qualifient de « juif ukrainien » ; en réalité, il a gagné tout son argent en Russie, ce qui définit son identité. Il est venu au nom de deux autres milliardaires russes qui ont également des racines en Ukraine — Mikhail Fridman et Guerman Khan. Fuks m’a rencontré en février 2016 et m’a demandé de soutenir leur projet. Il a déclaré que leur trio était prêt à donner 100 millions de dollars pour créer le meilleur musée au monde, bien meilleur que celui de l’Holocauste à Washington et Yad Vashem. En tant que citoyen de l’Ukraine et juif ukrainien, j’ai immédiatement refusé.
Tout d’abord, je lui ai dit que la parcelle de territoire de Babi Yar où ils veulent construire est un cimetière juif, et il est interdit de construire sur un cimetière juif (ou tout autre cimetière). Il n’était pas préparé à cette question, car il ne connaissait rien des traditions juives. Deuxièmement, j’ai posé une question simple. Quel est l’intérêt de Poutine de permettre à trois milliardaires qui lui sont proches d’investir 100 millions de dollars dans un projet mémoriel en Ukraine, alors qu’il mène la guerre contre ce pays ? Il n’était pas non plus prêt à répondre à cette question.
Quelle est la différence fondamentale entre les deux projets ?
Chaque nation a sa propre culture et sa propre politique de mémoire. Nous considérons le projet russe comme un dérivé de la politique de mémoire de la Russie impériale, qui a pour noyau la grande victoire dans la Seconde Guerre mondiale. C’est en accord avec la politique mémorielle que se construit le récit du projet russe : il utilise notamment la notion de « peuple soviétique », qui n’existe plus depuis 30 ans.
Or, l’Ukraine ne veut pas fonctionner avec cette notion-là. Elle a sa propre histoire depuis 1991, date de la création de l’État ukrainien indépendant. L’histoire antérieure des Ukrainiens est une histoire coloniale dans différents empires : polonais-lithuanien, austro-hongrois et surtout russe.
Le projet ukrainien part du point de vue ukrainien sur l’histoire de ce pays, sur l’histoire coloniale de la période soviétique, sur l’antisémitisme : on y prend en compte l’histoire de l’antisémitisme européen et l’histoire du nazisme, et ainsi de suite. C’est-à-dire qu’il utilise la méthodologie occidentale moderne.
En général, tous les concepts connus de musées de l’Holocauste dans le monde sont basés sur l’histoire de l’antisémitisme en Europe. C’est dans ce cadre que l’on étudie l’histoire du nazisme et de son antisémitisme viscéral et radical, qui se termine par l’Holocauste. Mais il n’y a pratiquement rien dans le récit russe sur l’histoire complexe de l’antisémitisme européen.
Il y manque également une partie très importante qui figure dans le récit ukrainien : l’histoire soviétique du territoire ukrainien qui a été occupé par l’Armée rouge en 1918. Dès lors, une nouvelle étape de l’histoire coloniale commence. Il n’y a pratiquement aucune histoire de ces vingt années d’avant-guerre dans le récit russe. Il y est question du culte de la personnalité, de la répression, mais cela ne suffit pas.
Et sans cela, il est impossible d’expliquer pourquoi il y a eu tant de prisonniers de guerre — jusqu’à 5 millions (aucun des pays conquis par Hitler n’a proportionnellement eu autant de prisonniers de guerre), d’expliquer pourquoi certains habitants et prisonniers de guerre soviétiques ont collaboré avec les occupants. Beaucoup parmi eux haïssaient le régime soviétique à cause de ses crimes : ses purges et sa famine artificielle. Bien sûr, il y avait des collaborationnistes dans tous les pays, mais en ce qui concerne le régime soviétique, il s’agit d’une situation particulière qui doit être élucidée.
La mentalité de ces personnes s’était formée sous l’influence d’une répression impitoyable et d’une propagande soviétique fallacieuse. On leur a appris à tourner le dos lorsque leurs proches, leurs voisins ou leurs collègues de travail étaient arrêtés, parce que chacun pouvait être le prochain. On leur a appris à rédiger des dénonciations. Tout cela est absent du récit russe. En d’autres termes, rien n’y explique pourquoi les populations locales ont, dans certains cas, coopéré avec les occupants — pas seulement sur le plan administratif ou en combattant avec l’armée soviétique, mais en participant aux répressions contre les civils, en particulier contre les Juifs.
Un autre point. Le récit russe fonctionne avec une image de cercles concentriques qui divergent à partir d’un point, celui de Babi Yar. Cette image incroyable n’a pas été inventée par hasard. Le centre est Babi Yar. Pas Berlin, pas l’Allemagne ! Parce que ce récit véhicule une image relativement nouvelle — l’Holocauste par balles — et se limite à elle. Qu’il y ait eu la Nuit de cristal, qu’il y ait eu Auschwitz et d’autres camps de concentration et d’extermination, que les nazis aient tué des millions de Juifs au gaz — cela n’a aucune importance. Ce qui compte, c’est que le peuple soviétique a été victime de l’Holocauste par balle, qui a commencé à Babi Yar.
Cela aussi est un mensonge. J’étais à Przemyśl, en Pologne, où les Allemands sont entrés en 1939 dans le cadre du pacte Ribbentrop-Molotov. J’ai été au cimetière, devant la fosse commune des Juifs de Przemyśl, qui ont été abattus par balle en 1939, deux ans avant le moment où, selon eux, l’Holocauste a commencé. Mais le récit russe insiste sur la responsabilité ukrainienne, c’est cela l’objectif !
Puis, à partir du massacre de Babi Yar qu’ils considèrent comme l’épicentre de l’Holocauste, des cercles concentriques s’étendent sur tout Kyiv, puis sur la région de Kyiv, puis sur d’autres régions d’Ukraine, puis sur une partie de la Russie, de la Moldavie, du Belarus, puis sur l’Europe orientale et centrale. C’est-à-dire que cette image donne l’impression que l’Holocauste ne se propage pas à partir de l’Allemagne, mais à partir de Babi Yar.
En clair, l’Holocauste serait né en Ukraine.
C’est une image très étrange. Et les historiens ukrainiens les ont beaucoup critiqués pour cela. Je les ai critiqués pour cela aussi, lorsque j’ai assisté aux auditions de ce concept.
Les scientifiques qui ont travaillé sur le projet russe ne sont pas des ignorants. Mais ils ont été payés très cher pour produire le narratif souhaité par le Kremlin. Cependant, après deux ans, tout s’est écroulé, l’équipe d’origine est partie, claquant la porte. Le chef de cette équipe de recherche, Karl Berkhof, professeur hollandais et expert de renommée mondiale sur l’Holocauste, a déclaré qu’il ne participerait pas à la création de Disneyland.
Pour autant que je sache, Berkhof est parti à cause d’Ilia Khrjanovski.
Cela a apparemment été la dernière goutte d’eau. En 2019, certaines ébauches du projet russe ont été publiées, ce qui a provoqué une tempête d’indignation en Ukraine. Dans ce musée, on devait mener des expériences psychologiques : on allait proposer aux visiteurs de participer à un jeu de rôle macabre pour être à la place du bourreau et à la place de la victime. Et ça a rendu beaucoup de gens furieux.
L’auteur de ces idées est Ilia Khrjanovski, qui fut nommé directeur artistique du projet russe en 2019. Il s’agit d’un cinéaste russe qui a récemment réalisé un film en quatorze épisodes, DAU, et dont l’exposition-performance à Paris, en 2019, portant le même titre, eut un accueil mitigé.
Après sa nomination, les scandales ont commencé immédiatement. 500 intellectuels et gens de la culture ont signé une lettre adressée au président du conseil de surveillance, Natan Chtcharanski, demandant le retrait de Khrjanovski, mais n’ont obtenu aucune réponse.
Cependant, le vrai problème n’est pas Khrjanovski. Qu’est-ce que cela peut me faire de savoir qui commande les forces russes dans le Donbass — Ivanov, Petrov, Sidorov ou Khrjanovski ? Ce qui m’importe, c’est que Poutine et sa bande les aient équipées, financées, armées et envoyées tuer des citoyens ukrainiens. Khrjanovski ne me dérange pas. Il est déjà le troisième ou le quatrième directeur. S’il part, il y en aura un autre. La commande sera quand même honorée — celle qui vient de Russie.
Cependant, l’arrivée de Khrjanovski semble avoir renforcé la position des opposants au projet russe.
Pavel Fuks a senti qu’il y avait une résistance en 2016. Outre moi, il a rencontré l’historien ukrainien Vitali Nakhmanovitch, ainsi qu’Anatoli Podolski, directeur du Centre de recherche sur l’histoire de l’Holocauste, et ils étaient également opposés à la participation à ce projet.
Cela a alerté les Russes, et la troïka (Fuks, Fridman et Khan) a commencé à construire ses défenses en attirant dans le projet des personnalités connues. Ces gens sont comme des bonneteurs, toujours en train de tricher et de mentir. En fait, la part du lion de ces 100 millions de dollars provient de la Russie. Le milliardaire ukrainien Viktor Pinchuk, le boxeur Vladimir Klitchko et le milliardaire américain Ronald Lauder sont là pour faire de la figuration, alors que leurs dons ne sont pas significatifs. Toute une structure a été créée — une fondation avec un conseil académique, un conseil des relations publiques, un conseil de surveillance. Des personnalités célèbres ont été invitées à participer à ces conseils : Aleksander Kwaśniewski, Joschka Fischer, Joe Lieberman, Irina Bokova, Svetlana Alexievitch. Après tout, la cause semble noble… Et derrière le dos de ces personnes dignes, il se passe des choses scandaleuses.
Comment le projet russe progresse-t-il ?
Cela fait six ans qu’il a été lancé. Il n’y a toujours pas de concept articulé. Il n’y a pas de projet de musée, il n’y a pas de projet de mémorial. Ils réalisent de petites installations, achètent des projets prêts à l’emploi dans différents pays. Ils ont déjà dépensé 25 millions de dollars pratiquement en relations publiques. Parce que chaque installation est accompagnée d’une énorme campagne de publicité.
Pourquoi ont-ils besoin de relations publiques ?
Poutine a un objectif : diffamer les Ukrainiens, les qualifier d’antisémites, de nationalistes, de nazis, affirmer que l’Ukraine ne mérite aucun État, qu’il n’est pas nécessaire de l’aider, que les Russes sauront s’en occuper… De leur côté, les milliardaires Friedman et Khan ont une raison différente d’investir de l’argent. Ils ont besoin de relations publiques parce qu’ils figurent sur la liste du Trésor américain (la liste dite du Kremlin) depuis 2018 en tant que personnes proches de Poutine qui pourraient être touchés par des sanctions. Un certain nombre de personnes figurant sur cette liste ont déjà fait l’objet de sanctions américaines — par exemple, [les milliardaires] Vekselberg, Deripaska et d’autres. Et très récemment Fuks est tombé sous le coup des sanctions !
Pourquoi Poutine est-il si intéressé par le sujet de l’Holocauste ?
Premièrement, à cause de la grande victoire. Le régime russe tente de définir les fondements d’une nouvelle idéologie impériale. Il est important pour Poutine de se vanter de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale et de rappeler à l’Europe en particulier à qui elle redevable.
Deuxièmement, Poutine est obsédé par le réassemblage des fragments de l’Union soviétique en un nouvel empire. Il délire à ce sujet, c’est sa paranoïa. Il y a des années, il a déclaré que la plus grande catastrophe géopolitique du 20e siècle était l’effondrement de l’URSS. Pour nous tous, c’était le bonheur, mais pour lui, c’était une catastrophe. Et il veut reconstruire l’URSS, ce qui est impossible avec une Ukraine indépendante. Ce sont des douleurs fantômes, comme un bras ou une jambe amputés. Mais on ne peut pas recoller un membre amputé. Quels que soient les rêves et les intrigues du Kremlin, l’argent, la force militaire, la propagande, rien ne les aidera. L’Ukraine ne sera plus jamais avec la Russie.
Peut-on taxer Fridman, Khan et Fuks d’être anti-ukrainiens ?
Pour eux, ce ne sont que des affaires. D’une part, ils veulent blanchir leur image devant les Américains. D’autre part, ce sont des sbires de Poutine, ses serviteurs. Ils n’ont pas le droit de le désobéir, sinon il les détruira comme il a détruit Mikhaïl Khodorkovsky resté dix ans en prison. D’ailleurs, le groupe Alfa dirigé par Fridman et Khan finance un programme visant à faire venir en Russie de jeunes diplomates, politiciens et journalistes du monde entier pour recruter des agents d’influence parmi eux.
Sont-ils connus pour leurs opinions anti-ukrainiennes ? La question n’est pas là. Après tout, ils prêtent de l’argent à l’industrie militaire en Russie. Par exemple, Ouralvagonzavod dans l’Oural est une usine qui fabrique et répare des chars. Ainsi, les chars touchés par les tirs de l’armée ukrainienne dans le Donbass sont emmenés là-bas, réparés et renvoyés au front. Et Alfa Bank prête de l’argent à cette usine. Alors je vous demande : quel pays en guerre accepterait que son ennemi lui construise un mémorial ? Pour moi, c’est clair : Poutine nous envoie un cheval de Troie.
Pourtant, le projet russe a réussi à mobiliser un grand nombre de personnes célèbres. De votre côté, avez-vous des soutiens dans le monde juif et dans le monde occidental?
Le problème n’est pas qu’il y ait une concurrence entre les deux projets. C’est un point de vue absurde. Le projet russe fait partie d’une guerre hybride de la Russie contre l’Ukraine. Il faut le comprendre !
Le projet ukrainien se développe. Dix-huit chercheurs de renom ont créé un très bon concept. Ce concept a déjà été examiné en Ukraine, et par des dizaines d’experts dans le monde entier, des changements ont été proposés et débattus, c’est-à-dire que le projet suit la voie scientifique appropriée. On ne fait pas de publicité comme les Russes, mais un travail scientifique sérieux. Une fois que ce travail sera terminé, on cherchera des soutiens.
Comment les autorités ukrainiennes traitent-elles cette situation ?
En fait, ce projet a été commandé par le gouvernement en place en 2017, sous la présidence de Piotr Porochenko. En 2019, Volodymyr Zelensky est arrivé au pouvoir, et l’attitude du nouveau gouvernement a changé. L’année dernière, en mai, 750 célébrités — héros de l’Ukraine, scientifiques, universitaires, écrivains — ont signé une lettre adressée à M. Zelensky pour lui demander de prêter attention au projet ukrainien. Il n’a même pas lu cette lettre.
S’agit-il de raisons idéologiques ?
Il n’a pas de raisons idéologiques. Il ne comprend rien, non seulement à cela, mais à beaucoup d’autres choses.
Alors quelles sont vos chances d’empêcher la mise en œuvre du projet russe ?
Qui dit qu’il sera mis en œuvre ? J’ai l’intime conviction depuis plusieurs années qu’ils ne veulent rien créer, sinon ce mémorial aurait déjà été construit. Ils ont besoin de relations publiques. Ils font de la publicité autour de chaque installation. Cette troïka est appuyée et dirigée par Poutine et sa bande — Vladislav Sourkov, Dmitri Kozak et d’autres — qui supervisent tous la guerre contre l’Ukraine. Fridman et Sourkov sont amis depuis le collège, ils ont étudié ensemble et Sourkov a travaillé pour Alfa Group. Ils nous provoquent, nous, l’Ukraine, pour que l’on interdise leur projet. Alors Poutine se frottera les mains en disant: nous avons toujours affirmé que les Ukrainiens étaient des antisémites.
Le territoire de Babi Yar aurait été donné en location à long terme à ce projet russe. Est-ce vraiment le cas ?
Non, ça ne l’est pas. Ils essaient de le faire, mais on ne peut le faire légalement. Cette zone est une réserve naturelle. Les réserves ne peuvent être louées. Ils veulent s’emparer du bâtiment, qui fait partie du projet ukrainien : l’État a déjà dépensé 30 millions de hryvnias pour sa reconstruction. Il y avait à cet emplacement le bureau du cimetière juif, et il était prévu d’en faire un mémorial des victimes du Babi Yar.
Comme le gouvernement soutient aujourd’hui ce projet russe, il retient l’argent et ne permet pas que la reconstruction du bâtiment en question soit terminée. Les Russes cherchent des artifices légaux pour accaparer ce monument d’architecture. Légalement, c’est impossible.
En fait, je n’ai pas peur de l’évolution de ce projet. Parce que je suis sûr que l’Ukraine va gagner cette guerre hybride. Les Russes se retireront de partout, ils se retireront aussi de Babi Yar. Et nos guides feront des visites et montreront leurs installations en tant que trophées de la guerre hybride menée par la Russie contre l’Ukraine.
Le Conseil des relations publiques qui soutient le projet russe compte des acteurs, des banquiers, des journalistes…
Ils agissent habilement, mais tout cela n’est que mensonge. Ils attirent tout le monde avec de l’argent, des avantages. Ils ont beaucoup d’argent. Et certains veulent gagner de l’argent en cours de route, sans croire que ce projet verra le jour. Mais la société civile s’oppose à ce projet. Il existe des milliers de signatures de célébrités juives et non juives ukrainiennes — écrivains, réalisateurs, universitaires — contre le projet russe et en faveur du projet ukrainien.
À l’occasion du 80e anniversaire, que se passera-t-il ?
Ils préparent une sorte de programme, ils veulent faire 100 % de relations publiques sur ce programme,deux autres installations seront dévoilées à la presse et aux diplomates. En mai, ils ont ouvert une synagogue symbolique dite « mémorielle » sur le terrain du cimetière orthodoxe Kirilovskoïe.
C’est juste une provocation !
Le SBU a envoyé deux lettres au gouvernement au cours de l’année écoulée, indiquant que ce projet menace la sécurité nationale et l’image de l’Ukraine.
Avez-vous essayé de dissuader des personnes célèbres de participer au projet russe?
Certains ont compris mes arguments, comme Timothy Snyder, historien de renommée mondiale. Je lui ai parlé en 2016 et il a refusé tout de suite. Mais notre tâche principale est de soutenir le projet ukrainien, et non de briser le projet russe. Il est important pour nous que la société civile et toute l’Ukraine soutiennent le projet ukrainien.
Quel est le rôle de Viktor Medvedtchouk et de son parti [Plateforme d’opposition — pour la vie] dans tout cela ?
C’est un politicien pro-russe, il fait partie de la cinquième colonne. Il soutient, bien sûr, le projet russe. Vadim Rabinovich, son bras droit, a gagné environ 3 millions de dollars grâce à ce projet. En 2006, il a créé un fonds mémoriel de Babi Yar et a obtenu de la ville, je ne sais comment, le bail sur deux terrains d’une superficie totale de 7 hectares (2 et 5 hectares). Il ne savait pas quoi en faire. Il a collecté de l’argent (y compris chez Ihor Kolomoïsky), mais n’a rien construit. Il a ensuite décidé d’en tirer de nouveau un profit et a vendu ce fonds et le bail au projet russe, par l’intermédiaire de Pavel Fuks, pour 2,7 millions de dollars. C’était il y a deux ou trois ans.
Selon le projet russe, il devrait y avoir un musée là-bas ?
Oui, l’équipe précédente a même organisé un concours, qui a été remporté par un projet autrichien. Quand Khrjhanovski est arrivé, ce projet a été rejeté.
La deuxième parcelle n’est pas destinée à la construction, il s’agit d’une zone de loisirs. Et les deux hectares théoriquement constructibles sont situés en partie sur le territoire du cimetière juif et en partie, sur celui du cimetière orthodoxe. L’automne dernier, ils ont inauguré une installation, « The Mirror Field », à l’emplacement du cimetière juif, et ce printemps, une synagogue, comme je l’ai déjà mentionné, à l’emplacement du cimetière orthodoxe.
J’ai été choquée par cette installation. Sur le sol en miroir, des colonnes percées de 100 000 balles pour symboliser le nombre de personnes exterminées à Babi Yar. Et pour tirer ces cent mille balles, ils ont invité des soldats ukrainiens. Il s’agit tout de même d’une provocation : c’est comme si des militaires ukrainiens tiraient à nouveau sur 100 000 victimes des nazis.
Je ne veux même pas en discuter. Les initiateurs du projet russe n’ont aucun concept, ils construisent sur les cimetières, le juif et l’orthodoxe, en crachant sur les lois de l’Ukraine. Ils violent la loi sur les cimetières et sur la préservation du patrimoine culturel, ils violent les règles de construction et les traités internationaux de l’Ukraine. Ils se comportent comme des occupants dans notre pays, ignorant totalement les protestations de la société civile, comme le fait Poutine dans son propre pays.
C’est cela la différence. Le projet ukrainien comporte trois éléments fondamentaux. Il s’agit d’un parc commémoratif de 70 hectares sur lequel rien ne sera construit. Il sera simplement aménagé pour incorporer une quarantaine de monuments qui se trouvent déjà à Babi Yar, pour en faire un lieu de mémoire où l’on peut venir faire son deuil, prier, méditer, se souvenir de ses proches. Non loin de Babi Yar, le projet ukrainien prévoit deux sites : le musée commémoratif de Babi Yar et le musée ukrainien de l’Holocauste. Voilà, en bref, le concept ukrainien. Et pas de construction sur les lieux des meurtres et des cimetières, c’est strictement interdit.
Je le répète, le projet ukrainien s’inspire de la culture ukrainienne de la mémoire, qui n’est pas encore totalement formée, parce que les Ukrainiens de l’ouest ont une mémoire, les Ukrainiens de l’est en ont une autre, au centre une troisième, au sud une quatrième, mais elle se développe progressivement. Depuis 1991, lorsque l’Ukraine est devenue indépendante, la politique de la mémoire nationale prend peu à peu forme.
De toute façon, nous ne devons pas construire sur le sol ukrainien des objets inspirés de la culture impériale russe et de sa politique de mémoire. Les Ukrainiens doivent construire eux-mêmes une culture de la mémoire qui fait partie de leur identité en tant que nation.
Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.