Le « vote intelligent » de Navalny suscite les passions

Dès l’annonce des résultats des élections législatives (ainsi que des élections régionales et locales), les passions se sont déclenchées sur les réseaux sociaux russes. Fallait-il voter communiste si le « vote intelligent » le proposait pour barrer la voie à un candidat de Russie unie, le parti du pouvoir ? Fallait-il participer à la farce électorale ou boycotter les élections ? Les résultats à Moscou, où une partie de la population a voté sur Internet, montrent clairement que le vote électronique peut être totalement falsifié. Qu’arrivera-t-il lorsque ce système aura été généralisé ? Telles sont les interrogations de quelques figures de l’opposition, comme le journaliste Alexandre Podrabinek, ancien dissident et prisonnier politique soviétique, le politologue Kirill Rogov et l’historien de la culture et penseur Sergueï Medvedev.

Alexandre Podrabinek : ne jamais soutenir les communistes, ne pas participer aux élections

La réaction de tous ces politologues à orientation libérale, ces sociologues et spécialistes en procédures électorales des « élections » passées me fait rire. Ils se tordent les bras en se lamentant de s’être fait duper à nouveau, de s’être fait embobiner, rouler, en criant qu’il manque des voix, que les procès-verbaux ont été réécrits et que les plaintes n’ont pas eu de suite. Les falsifications insolentes ont touché le fond une fois de plus et nous nous sommes réveillés dans un nouveau pays — c’est ce qu’on répète depuis 20 ans, après chaque « élection » !

Les optimistes affirment que ces gens-là refont la même erreur parce que l’histoire ne leur apprend rien. Mais là, je suis pessimiste, c’est pourquoi j’objecte : ils comprennent tout et ils ont tout appris. Ce n’est pas une question de cerveau ! Le gouvernement, en ricanant cyniquement, les a traînés dans la boue mais cela leur est égal : ils se laveront et, à l’occasion des « élections » suivantes, ils reprendront obligatoirement leur vieille chanson sur la nécessité de venir protester contre le gouvernement par la participation au numéro de clown du Kremlin. Ils ne se rappelleront pas les élections passées ni avoir touché le fond à plusieurs reprises, ils appelleront les électeurs à essayer de prendre leur revanche sur les fraudeurs qui jouissent du soutien des siloviki.

Et savez-vous pourquoi ? Je pense que, en fait, les gens qui ont fait de la politique d’opposition leur profession ne veulent pas perdre leur travail. Que feraient ces consultants politiques, ces activistes de divers partis, ces sociologues apprivoisés, ces observateurs et commentateurs, ces experts en diverses sortes de merde politique au cas où la population refuserait d’être complice des élections falsifiées ? Se lèveront-ils du canapé pour sortir dans la rue ? Peut-être bien, si l’action de « protestation » est autorisée par les autorités. Mais si ce n’est pas le cas, alors c’est « niet », et pas un seul pas de côté, car l’escorte, selon la pratique du Goulag, « tire sans prévenir ». Ils vont agir uniquement dans le cadre de la loi, pour que ce soit sans risques ni complications inutiles. Il vaut mieux jouer aux élections démocratiques dans un bac à sable autoritaire, sous le regard sévère des adultes, que réfléchir sur la vraie résistance. D’autant plus que la Commission électorale centrale accordera, par générosité, quelques sièges aux joueurs les plus appliqués : ce geste n’aura aucun impact sur l’activité législative, mais il sera tellement beau et important.

Bien évidemment, il serait mieux de faire tout cela dans une démocratie, c’est plus simple et moins dangereux, mais comme il n’y en a pas, cela ira comme ça, ils sont prêts à tout. On peut monter « dans le même bateau » avec les communistes, on peut voter pour les stalinistes et les charlatans, on peut même appeler à participer au vote électronique d’emblée invérifiable et faire de la propagande pour une participation massive aux élections, tout cela pour que le jeu dans le bac à sable ressemble davantage aux vraies élections. Non, ils ne sont bien sûr pas pour ce gouvernement, ils sont contre, mais ils sont dans le même bateau que lui.

Facebook, le 22 septembre

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Sur la chaîne YouTube de Navalny, son adjoint Leonid Volkov tire le bilan de la campagne.

Kirill Rogov : le système du vote intelligent fonctionne

On n’a pas de doute que le vote électronique a été falsifié à Moscou. D’une part, ses résultats ont l’air d’une anomalie grotesque, et d’autre part, plus important encore, les régimes qui reposent sur la falsification des élections, le mensonge et la violence ne prétendent pas, en même temps, vouloir améliorer les procédures électorales.

L’image devient encore plus claire grâce à ce que nous avons appris ces derniers jours : le quartier général pour la surveillance des élections, le DTI (Département des technologies de l’information) et même la Commission électorale centrale ne représentent qu’un décor, tandis que le contrôle réel du système électoral se trouve au FSB. En effet, qui d’autre protégera notre démocratie contre les visées malveillantes ? Bien entendu, il ne s’agit pas du service du FSB qui s’occupe du « Novitchok ». C’est le service voisin. Et c’est une situation typique pour des régimes autoritaires : s’ils ont un service qui s’occupe du « Novitchok », la surveillance des élections ne peut être confiée à personne d’autre qu’au service d’à côté.

Mais ces choses assez évidentes ne sont pas du tout l’essentiel de ce qui nous a été démontré par les « élections ». Ce n’est pas du tout à cela qu’il conviendrait de penser. Elles ont démontré que le système du vote intelligent fonctionne, en tout cas, ou pour le moment, dans les capitales, à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Et l’idéologie est très simple : comme le régime prive ses adversaires de leurs ressources et falsifie les élections, il faut additionner les ressources de ceux qui souffrent des falsifications et des oppressions pour en finir avec cette pratique.

La deuxième chose que les élections ont démontrée est que les communistes ont obtenu pratiquement autant de voix que Russie unie. Non pas grâce au vote intelligent, mais grâce au vote contestataire. Le résultat réel de Russie unie est probablement légèrement au-dessus de 30 %. Dans le passé, il n’a véritablement jamais dépassé 40 %. Néanmoins, c’est une perte substantielle. Cela ne signifie pas que l’idéologie communiste devient plus populaire. Mais cela signifie que le mécontentement du régime augmente et que sa base sociale se contracte.

La mauvaise nouvelle est le fait — et c’est encore l’un des résultats des élections — que les citoyens n’ont pas la capacité de défendre les résultats électoraux et ils ne savent pas comment transformer ce mécontentement accru du régime en une pression réelle sur lui pour le contraindre à des concessions. Du point de vue sociologique, ils sont capables de le faire, ils sont nombreux, mais ils ne savent pas, techniquement parlant, comment s’y prendre.

Facebook, le 22 septembre

Sergueï Medvedev : les futures élections, une « blockchain » à la russe

La présidente de la Commission électorale centrale de Russie, Ella Pamfilova, a déclaré que le système unique de vote en ligne allait être généralisé pour les prochaines élections fédérales. « [L’expérience] qui a été accumulée à Moscou ne se résorbera pas, ne partira pas », a-t-elle dit à la réunion de la Commission électorale centrale.

Et cela, au fond, clôt l’histoire trentenaire des élections en Russie. Le vote électronique généralisé, qui suit le principe d’une « blockchain à la russe » où la dernière étape est contrôlée par M. le major qui réécrit les résultats, équivaut à l’absence de vote.

Le vieux système analogue avec ses « carrousels » ridicules, ses bourrages d’urnes, ses cohortes d’employés d’État [qu’on obligeait à voter] conservait au moins des résidus de représentation. Le nouveau système numérique en finit avec la représentation et nous emmène dans l’espace de la pure simulation où l’on n’a plus besoin d’électeurs et où les voix sont générées par un algorithme affublé d’un uniforme.

Facebook, le 25 septembre

Traduit du russe par Olesya Bereza

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