Pourquoi l’opposition russe critique-t-elle l’attribution du prix Nobel de la paix à Dmitri Mouratov ?

Au sein de l’opposition russe, les avis sont partagés : les uns félicitent le lauréat, Dmitri Mouratov, rédacteur en chef de Novaïa Gazeta, tandis que les autres accusent le comité Nobel de lâcheté et de compromis. Pour ces derniers, le prix aurait dû être attribué à Alexeï Navalny, Svetlana Tikhanovskaïa ou à Mémorial. Qui a raison ? Voici un avis personnel.

Lorsque Marie Mendras m’a appelée pour m’annoncer que le prix Nobel de la paix venait d’être décerné à Dmitri Mouratov, j’ai sauté de joie. La veille, le 7 octobre, Desk Russie avait organisé une soirée pour commémorer un lugubre anniversaire : les 15 ans de l’assassinat d’Anna Politkovskaïa. J’écris « lugubre » car ce jeudi 7 octobre marque également la fin des recherches des commanditaires du meurtre : désormais, ce crime odieux est prescrit. De toute façon, les recherches se heurtaient à un « plafond de verre » : plusieurs commentateurs russes sont persuadés que l’ordre d’abattre Anna venait des échelons supérieurs du pouvoir et que ses instigateurs (ou peut-être son instigateur) possèdent une immunité à toute épreuve.

J’ai rencontré Anna à la fin de 1999, quand elle n’était pas encore connue hors des frontières russes. Elle venait de publier une série de reportages, dans Novaïa Gazeta, sur les prémices et le début de la seconde guerre de Tchétchénie, et j’ai proposé aux éditions Robert Laffont de les publier sous forme de livre. C’est ainsi qu’en quelques mois nous sommes devenues amies. Nous nous voyions plusieurs fois par an : j’allais souvent en mission à Moscou, elle venait régulièrement à Paris. Après le premier livre, Laffont n’a pas voulu continuer, mais j’ai trouvé un autre éditeur, Buchet-Chastel, et jusqu’à la mort d’Anna, nous y avons publié encore trois livres d’elle, puis un recueil de ses articles, à titre posthume, et un livre d’hommages de ses amis et confrères.

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Photo : Liudmila Barkova / Grani.ru

Quand je venais à Moscou, nous nous retrouvions souvent chez Anna, dans ce grand appartement où elle vivait avec ses deux enfants, sa maman et un gros chien. Mais il arrivait que nous ne puissions nous voir qu’à son journal, Novaïa Gazeta, et c’est ainsi que j’ai fait la connaissance de son rédacteur en chef, Dmitri Mouratov. Même à l’époque, entre 2000 et 2006, Mouratov gardait une forme de prudence. Il freinait parfois l’ardeur d’Anna et veillait à ce que ses articles flamboyants, indignés, toujours du côté des populations civiles, quelles qu’elles soient, ne dépassent pas une certaine ligne rouge : elle défendait les civils tchétchènes pour qu’ils jouissent des mêmes droits et du même traitement que tous les autres citoyens de Russie, elle dénonçait les crimes concrets des militaires, sans aller jusqu’à accuser ouvertement le régime de Poutine, ni Poutine en personne, de crimes de guerre, par exemple. Les lecteurs du journal n’avaient qu’à tirer leurs propres conclusions.

À plusieurs reprises, Mouratov a sauvé la vie à Anna. Je citerai deux situations, mais il y en a eu d’autres. Une fois, elle a été arrêtée par un officier en Tchétchénie et placée dans un grand trou où on lui a fait subir un simulacre d’exécution. C’est l’alerte donnée par Mouratov et ses contacts de haut niveau qui ont permis sa libération. Une autre fois, en 2004, elle a été empoisonnée dans un avion à destination de Beslan, pendant la prise d’otages, et c’est grâce à la célérité de Mouratov qu’un traitement approprié (comme dans le cas de Navalny) a pu être mis en place.

Novaïa Gazeta, fondé en 1993 et dirigé depuis par Dmitri Mouratov, en partie grâce au soutien de Mikhaïl Gorbatchev, a toujours publié des enquêtes journalistiques très courageuses, et n’a jamais dévié de cette ligne éditoriale, dans une société où la liberté, même relative, n’existe plus, où pratiquement tous les médias non affiliés au pouvoir sont taxés d’« agents étrangers ». Le prix Nobel décerné à Mouratov est une sorte de sauf-conduit qui permettra à son journal de rester debout et protégera ses valeureux journalistes. Comme l’a dit Mouratov lui-même, « nous allons essayer d’aider les journalistes qui sont assimilés à des agents étrangers, qui sont persécutés, qui sont expulsés du pays. […] Le prix Nobel est une récompense posthume pour nos collègues [assassinés] : Igor Domnikov, Iouri Chtchekotchikhine, Anna Politkovskaïa, Stas Markelov, Anastasia Babourova, Natacha Estemirova — ce sont eux qui ont reçu le prix Nobel aujourd’hui ».

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Conférence de presse de Dmitri Mouratov le 8 octobre // Vidéo de Novaïa Gazeta, capture d’écran

L’écrivain Boris Minaïev a bien exprimé l’essence même de la personnalité de Mouratov : « [Il] aide beaucoup de gens. Des gens malades, souffrants, condamnés injustement. Par dizaines, par centaines. Il les soutient non seulement par le biais des publications de Novaïa Gazeta, mais aussi personnellement, sans ménager ses efforts. Mouratov est probablement l’un des derniers à représenter ce principe, cette vertu du journaliste — utiliser sa position pour accomplir de bonnes actions. » Ce sont des qualités que possédait également Anna Politkovskaïa : elle a systématiquement aidé les gens qu’elle croisait dans sa quête journalistique car, pour beaucoup, elle était le dernier ressort pour obtenir justice ou, tout simplement, pour rester en vie (ainsi, en pleine guerre, elle apportait en Tchétchénie des médicaments introuvables sur place).

Cependant, parmi les opposants au régime de Poutine, la nouvelle de l’attribution du prix Nobel de la paix à Mouratov a provoqué certaines réactions hostiles. Leur principal reproche ? Le comité norvégien aurait été lâche en attribuant le prix non pas à Alexeï Navalny ou à Svetlana Tikhanovskaïa, mais à un journaliste plus consensuel, qui certes entretient des relations difficiles avec le pouvoir, mais se garde de condamner totalement le régime. Cette décision, de l’avis de quelques opposants, serait un signe de faiblesse : il s’agirait de ne pas trop froisser le régime de Poutine. Voici ce qu’écrit, par exemple, le politologue Sergueï Medvedev : « Avec tout le respect dû à Novaïa Gazeta et à Mouratov, car ils restent le dernier bastion du journalisme libre en Russie dans sa version classique (avec un journal imprimé, des reportages brillants, un éclectisme des genres, etc.), ce prix est la continuation de la politique honteuse de conciliation et de compromis, d’apaisement de l’agresseur, que l’Occident a choisie à l’égard des régimes russe et bélarusse. »

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Documentaire de Novaïa Gazeta sur l’assasinat de Anna Politkovskaïa, capture d’écran

Je pense que Medvedev et quelques autres intellectuels campent sur une position maximaliste et injuste. Le thème de ce prix, cette année, c’est le journalisme, c’est la liberté de parole ; Mouratov partage d’ailleurs ce prix avec une autre journaliste, la Philippine Maria Ressa, pour « leur combat courageux pour la liberté d’expression menacée par la répression, la censure, la propagande et la désinformation ». Or, ni Tikhanovskaïa ni Navalny ne sont journalistes : tous deux sont des autorités morales qui mènent un combat politique. Comme l’a bien exprimé l’écrivain et journaliste Mikhaïl Chevelev, « s’indigner que Mouratov ait reçu le prix à la place de Navalny et Tikhanovskaïa, c’est comme s’indigner au siècle dernier que Pasternak ait reçu le prix Nobel [de littérature], alors que Chalamov était encore vivant ». Et il conclut : « Le Nobel politique est revenu en Russie. Et il a été attribué à un homme qui essaie de faire tout ce qui est possible. Dans les conditions actuelles. C’est une excellente nouvelle. »

Pour conclure, je citerai l’avis pondéré du célèbre journaliste Sergueï Parkhomenko, que nul ne peut soupçonner d’une quelconque complicité avec le régime russe actuel : « C’est une magnifique décision du comité Nobel. Le prix de la paix décerné à Dmitri Mouratov — et à travers lui à Novaïa Gazeta — est une déclaration claire et puissante : le problème des droits de l’homme est le plus important dans le monde d’aujourd’hui, et la destruction de la liberté d’expression par les pays totalitaires est l’un des crimes les plus graves contre ces droits de l’homme, qui cause d’énormes dommages à l’humanité. Dmitri Mouratov a mérité cette reconnaissance, et Novaïa Gazeta est devenu un symbole de la liberté journalistique, du courage journalistique et de la dignité civique non seulement pour la Russie, mais aussi pour le monde entier. […] Mais il est impossible de parler de cette très bonne nouvelle sans une certaine dose d’amertume. Car, nous le savons, une autre personne en Russie mérite clairement ce prix, c’est Alexeï Navalny. Et une autre organisation est digne de recevoir ce prix, c’est Mémorial. Or le comité Nobel fonctionne de telle façon que les représentants de Russie ne recevront pas d’autre prix Nobel de la paix avant longtemps. C’est une injustice grave et évidente. Il n’y a pas de justice dans notre monde : il est ainsi fait. »

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Née à Moscou, elle vit en France depuis 1984. Après 25 ans de travail à RFI, elle s’adonne désormais à l’écriture. Ses derniers ouvrages : Le Régiment immortel. La Guerre sacrée de Poutine, Premier Parallèle 2019 ; Traverser Tchernobyl, Premier Parallèle, 2016.

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