Bélarus, Ukraine : attaques hybrides contre l’Europe

C’est en mai 2021, alors que Poutine commence à mettre en œuvre sa stratégie d’étranglement gazier de l’Europe, qu’au Bélarus Alexandre Loukachenko lance une autre bombe à retardement. Le 26 mai, il annonce que Minsk ne retiendra plus les migrants tentant de se rendre sur le territoire de l’Union européenne via le Bélarus : « Nous arrêtions la drogue et les migrants — maintenant c’est à vous de les déguster et de les attraper vous-mêmes. » Le 2 juin, il ajoute : « J’ai dit honnêtement que nous ne garderons plus ceux dont vous avez pourri la vie en Afghanistan, en Iran, en Irak. Nous n’avons ni l’argent ni l’énergie pour cela à cause de vos sanctions. »

En juillet 2021, sur la chaîne Telegram BelTA, Loukachenko renchérit : « Nous ne garderons jamais personne : ils ne viennent pas chez nous. Ils partent pour l’Europe des Lumières, une Europe chaleureuse et douillette. C’est l’Europe qui fait venir ces gens (il n’y a pas assez de travailleurs là-bas). » Loukachenko s’est convaincu par l’exemple d’Erdogan que le chantage aux migrants est payant.

Du coup la Lituanie puis la Pologne prennent des mesures en catastrophe pour tâcher d’endiguer le flux de migrants. L’Union européenne accuse le régime de Loukachenko d’avoir délibérément provoqué cette crise et organisé le transfert de milliers d’immigrants illégaux vers les frontières de l’UE en réponse aux sanctions imposées à son régime. Comme l’a déclaré le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, « Nous savons tous qu’un seul homme, Alexandre Loukachenko, a spécialement amené des dizaines de milliers de personnes au Bélarus, qu’Alexandre Loukachenko déplace vers notre frontière orientale ces groupes humains, parfois par la violence, nous avons cette information de Minsk. C’est Alexandre Loukachenko qui utilise ces personnes comme boucliers humains ». Jusqu’à la mi-octobre environ, les citoyens de certains pays du Moyen-Orient pouvaient obtenir un visa bélarusse directement à l’aéroport de Minsk. Des vols réguliers de Bagdad à Minsk partent cinq fois par semaine. Les migrants du Moyen-Orient voyagent principalement avec des visas étudiants et touristiques. Il a fallu organiser des vols vers Minsk depuis d’autres villes d’Irak : un vol hebdomadaire depuis Souleimaniye, à partir du 5 août, des vols depuis Bassora, et à partir du 7 août depuis Erbil. Comme les billets pour Minsk sont rapidement épuisés, des vols charters sont organisés de l’Irak à Minsk. Depuis peu, il y a huit vols réguliers par semaine depuis la Turquie. C’est l’armée bélarusse qui transporte les migrants vers la frontière lituanienne ou polonaise.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, appelle le 8 novembre les États membres à approuver de nouvelles sanctions contre les autorités bélarusses : « L’instrumentalisation des migrants dans un but politique est inacceptable », déclare-t-elle. Outre une extension des sanctions contre Minsk, elle annonce que l’UE « va examiner comment sanctionner les compagnies aériennes de pays tiers » qui acheminent les migrants vers le Bélarus. Von der Leyen réagit après que plusieurs centaines de migrants, pour la plupart kurdes, ont tenté de percer une clôture en fil de fer barbelé près du point de passage de « Kuźnica » à la frontière bélarusse-polonaise. Des séquences vidéo aériennes publiées en ligne les ont montrés contraints d’agir ainsi par des officiers bélarusses armés, certains avec des chiens d’attaque. Des officiers auraient tiré des coups de feu en l’air derrière la foule, où se trouvaient des enfants. Les gardes polonais ont repoussé les demandeurs d’asile potentiels à l’aide de canons à eau et de gaz lacrymogène.

Le 10 novembre, la Pologne a envoyé 13 000 gardes-frontières de plus, qui s’ajoutent aux 12 000 soldats et aux soldats anti-émeutes. Il s’agit donc d’une véritable armée déployant 25 000 hommes. Des incidents graves ont eu lieu, notamment des militaires bélarusses mettant en joue des gardes-frontières polonais ou des intrusions régulières de drones sur le territoire polonais depuis plusieurs mois.

L’Europe s’est longtemps efforcée de ne pas voir le rôle de la Russie dans ce qui n’est pas une crise migratoire mais une attaque hybride contre l’UE. C’est en Europe orientale que l’alarme a été sonnée. Ainsi, très tôt, le ministre lituanien des Affaires étrangères Gabrielius Landsbergis a appelé à une réponse européenne commune — également vis-à-vis de Moscou ; Horst Seehofer, le ministre de l’Intérieur allemand, a déclaré dans une interview le 9 novembre : « Nous devons aider le gouvernement polonais à sécuriser la frontière extérieure. Ceci devrait être du ressort de la Commission européenne. J’appelle maintenant à agir. Tous les États de l’UE doivent s’unir ici parce que Loukachenko, avec le soutien du président russe Vladimir Poutine, utilise le sort des gens pour déstabiliser l’Occident. Alors maintenant, nous devons être solidaires. La Pologne ou l’Allemagne ne peuvent pas s’en sortir seules. Les Polonais ont réagi correctement jusqu’à présent. Nous avons besoin de construire des frontières sûres. Nous devons soutenir publiquement les Polonais ! Nous ne pouvons pas leur reprocher de protéger la frontière extérieure de l’UE avec des moyens autorisés. […] Nous appelons ce qui se passe actuellement une menace hybride, où les gens sont instrumentalisés pour déstabiliser l’UE et surtout l’Allemagne — le monde ne doit pas le tolérer ! […] Les Polonais rendent un service très important à l’ensemble de l’Europe — de même comme la Turquie, en accueillant plus de trois millions de réfugiés, a également poursuivi une politique de réfugiés au profit de l’Europe. Il y a donc une différence entre Poutine et Erdogan. »

Pour le porte-parole du ministère polonais des Affaires étrangères Lukasz Yasina, « rien ne se passe au Bélarus sans la complicité de la Russie ». Le Bélarus de Loukachenko est « un allié qui soutient régulièrement l’agenda russe dans toutes les organisations internationales, stigmatise “l’Occident haï » et offre docilement son territoire pour tout ce qui lui est demandé — des manœuvres militaires à la capture de militants ukrainiens. Bien mieux, comparé à Loukachenko, Poutine ne ressemble plus à un mal absolu aux yeux de l’Europe et des États-Unis, mais à un leader national plutôt sain d’esprit avec qui on peut au moins parler ».

Rappelons que lors d’une réunion du Conseil suprême de l’État de l’Union russo-bélarusse le 4 novembre, les dirigeants russe et bélarusse ont adopté les principales dispositions du traité sur la création de l’État de l’Union pour 2021-2023, dont un concept de politique migratoire et une doctrine militaire commune. Loukachenko a ensuite annoncé que lui-même et Vladimir Poutine étaient désormais coresponsables de toute la politique russo-bélarusse. Les ministres des Affaires étrangères de Russie et du Bélarus, Sergueï Lavrov et Vladimir Makeï, viennent d’adopter un nouveau programme d’actions coordonnées en politique étrangère, qui prolonge celui mis en place il y a deux ans, même si le traité sur la création de l’État de l’Union précise que la politique étrangère reste du ressort de chacun des deux États. Pour que les choses soient claires, Poutine envoie le 10 novembre deux bombardiers nucléaires Tu-160 pour des manœuvres dans l’espace aérien bélarusse. Le ministère russe des Affaires étrangères soutient ouvertement Loukachenko. Lavrov déclare le 9 novembre que l’Union européenne doit être tenue pour responsable de ses actions dans la situation de crise migratoire à la frontière du Bélarus avec la Pologne et la Lituanie, et que Bruxelles pourrait aider Minsk de la même manière qu’elle a aidé la Turquie à faire face aux flux de réfugiés : « Lorsque les réfugiés venaient de Turquie, l’UE a alloué des fonds pour les maintenir sur le territoire de la République turque. Pourquoi est-il impossible d’aider aussi les Bélarusses ? » Autrement dit, Moscou endosse ouvertement la politique de racket inaugurée par Loukachenko. « Plus de 2 000 soldats polonais ont envahi [l’Irak] […] pour établir la démocratie. Pourquoi ne pas accepter autant d’Irakiens reconnaissants aujourd’hui ? » renchérit la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, en référence à la participation polonaise à la guerre américaine en Irak en 2003.

Ceci nous amène aux objectifs poursuivis par le Kremlin à travers cette « opération spéciale ». Il s’agit d’abord d’isoler totalement le Bélarus en obligeant les États voisins à faire tomber un « rideau de fer » coupant définitivement ce pays de l’Europe et rendant possible son annexion en bonne et due forme par la Russie (peut-être en vue de l’échéance électorale de 2024 ?). Il s’agit ensuite d’attiser à la fois les divisions internes en Pologne, l’antagonisme entre la Pologne et l’UE et, pourquoi pas, de donner une pichenette pour le « Polexit ». Pendant toute la crise, les médias russes se déchaînent contre Varsovie. RIA Novosti titre par exemple : « “Sans cœur et sans cervelle » : Loukachenko a montré au monde le côté sombre de la Pologne ». Peut-être y avait-il aussi l’idée d’aggraver le chantage au gaz exercé contre l’Europe : Loukachenko a menacé de couper le gazoduc Yamal-Europe, et il a limité le pompage de pétrole par l’oléoduc Druzhba en direction de la Pologne. Il s’agissait peut-être aussi de punir l’Allemagne qui n’avait pas élu le candidat favori du Kremlin, Armin Laschet. Car, dès 2016, le futur chancelier Scholz avait fait cette remarque de mauvais augure pour Moscou : « Je ne considère pas comme envisageable que la Russie entretienne de bonnes relations spéciales avec l’Allemagne et en même temps des relations difficiles avec l’ensemble de l’Union européenne. » Ses partenaires de la coalition sont fort critiques pour Moscou. La dirigeante des Verts, Annalena Baerbock, rejette catégoriquement le gazoduc Nord Stream 2. Le leader du parti libéral FDP, Christian Lindner, a déclaré à BILD : « La pression des sanctions sur le Bélarus et sur les compagnies aériennes doit être augmentée afin de mettre fin aux passeurs et au chantage politique. »

Mais le calcul de Poutine va plus loin, et nous retrouvons ici son flair infaillible pour la malfaisance. Les déclarations des responsables russes — et celles de Loukachenko — que nous avons citées montrent à quel point le ressentiment contre l’Europe reste une motivation déterminante dans la politique étrangère russe. L’opération « migrants » devait être gagnante à tous les coups dans l’esprit des hommes du Kremlin.

Ainsi, ce serait le cas si les Européens cédaient et ouvraient la porte à une nouvelle vague de migrants. Ces derniers temps, les stratèges du Kremlin avaient eu la désagréable surprise de constater la perte de vitesse des partis populistes en Europe, surtout après les déboires du Brexit. Les élections en Allemagne avaient déçu Moscou. Côté russe, il était permis d’espérer qu’un déferlement bien médiatisé de migrants en Europe pourrait relancer le moteur grippé des partis extrémistes, ainsi que le suggéraient des articles de presse. On lisait par exemple dans Svpressa : « Au fur et à mesure que le nombre de réfugiés augmente, les sentiments xénophobes en Europe augmenteront. Cela renforcera les partis politiques d’extrême droite. S’ils arrivent au pouvoir, les frontières seront toujours fermées (mais pas complètement et pas pour toujours). Mais surtout, l’extrême droite […] peut détruire l’Union européenne en répétant le Brexit en France et en Allemagne. Rappelons que la Grande-Bretagne s’est éloignée de l’UE en grande partie à cause de la crise des réfugiés — les Britanniques avaient peur de l’afflux de millions de Syriens, d’Irakiens et d’Afghans du continent. »

Dans le cas où l’Europe tiendrait bon et manifesterait sa solidarité avec la Pologne, la propagande russe ferait ses choux gras de la prétendue inhumanité des Occidentaux, en prétendant que la morale a changé de camp puisque c’est en Russie que l’on s’apitoie sur « les femmes et les enfants » grelottant sous des tentes. Dmitri Peskov, le porte-parole du président Poutine, a ainsi parlé de « catastrophe humanitaire imminente » : « Nous parlons de la vie et de la santé de milliers de personnes qui sont des réfugiés et qui ne veulent pas rester en Pologne, mais veulent passer dans l’UE », a-t-il déclaré, ajoutant que dans le passé « ces personnes ont eu accès à l’UE ».

Ces thèmes sont développés à l’envi dans les médias. Ainsi on peut lire dans le journal nationaliste Zavtra : « Loukachenko a jeté des milliers de migrants contre la Pologne et l’OTAN à travers un trou dans la clôture, soigneusement laissé par les gardes-frontières. Les Syriens et les Irakiens, parmi lesquels il pourrait bien y avoir des hommes de Daech, piétinent forêts et champs du pas assuré des fantassins. La Pologne et la Lituanie massent des forces militaires à la frontière pour… quoi ? Vont-ils leur tirer dessus [sur les migrants] ? Ils le feront, bien sûr, mais cela n’aura pas l’air très tolérant. […] Il est clair que les migrants deviennent des armes vivantes dans les guerres hybrides du XXIe siècle — à la fois pour la déstabilisation du pays de l’intérieur et pour l’invasion extérieure. » De même cet article de Svpressa : « Les États riches de l’Occident sont très vulnérables à cet instrument qui ébranle leur système économique et politique et constitue un sérieux défi moral et politique : vous [les Occidentaux] parlez de problèmes de droits humains au Bélarus ou en Turquie, menacez nos États de sanctions, vous prétendez être des humanistes […], mais vous utilisez l’armée au lieu d’accepter des réfugiés qui fuient la pauvreté et la violence. »

On le voit, le Kremlin espérait attiser les dissensions entre États européens et au sein de leurs sociétés pour montrer que la solidarité européenne n’est qu’un vain mot, que l’humanitarisme occidental est une hypocrisie. En attendant l’effondrement de l’UE sous ces coups de boutoir convergents (pénurie de gaz, crise aux frontières), Moscou comptait engranger quelques avantages en jouant son rôle habituel d’arbitre soi-disant non impliqué dans le conflit, comme il le fait lors des négociations de Minsk lorsqu’il feint de s’entremettre entre les Européens et ses marionnettes séparatistes en Ukraine.

Angela Merkel s’est-elle laissé piéger ? Lorsqu’elle s’est adressée à Vladimir Poutine, lui demandant de peser sur Minsk, elle s’est vu répondre de manière prévisible qu’il fallait négocier avec Loukachenko. Ce genre de démarche ne fait que confirmer le Kremlin dans sa conviction que les Occidentaux sont lâches et qu’il peut impunément s’engager dans l’escalade des provocations. Les dirigeants européens devraient relire Machiavel : « Entre un homme armé et un homme désarmé, il n’y a pas du tout de rapport, et il n’est pas logique que qui est armé obéisse volontiers à qui est désarmé […] Car, y ayant chez l’un mépris et chez l’autre soupçon, il n’est pas possible qu’il y ait bon accord entre eux » (Le Prince, XIV).

Pour l’instant il semble que le Kremlin n’a pas obtenu les résultats escomptés. L’Europe et les États-Unis resserrent les rangs. Après sa rencontre avec Biden à Genève en juin 2021, Poutine espérait que Washington abandonnerait le dossier ukrainien aux Européens et établirait un semblant de partenariat avec le Kremlin en particulier sur le désarmement. Mais après un flottement initial, une autre politique a prévalu à Washington. Les Américains ont augmenté le volume des livraisons d’armes à l’Ukraine. Le secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, s’est rendu à Kiev. Le 10 novembre, le secrétaire d’État américain Antony Blinken et le ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kuleba ont signé une Charte américano-ukrainienne sur le partenariat stratégique. Signalons aussi le contrat signé par l’Ukraine pour la construction de destroyers au Royaume-Uni destinés à la marine ukrainienne et les exercices navals de l’OTAN au large de la côte de Crimée. Les Britanniques se sont déclarés prêts à envoyer une force spéciale de 600 hommes en cas d’agression russe contre l’Ukraine. Enfin mentionnons l’initiative, le 19 novembre, de deux membres du Congrès américain, qui ont soumis à la Chambre des représentants une résolution proposant de ne pas reconnaître l’élection présidentielle en Russie en 2024 si Poutine était candidat.

Le Kremlin espérait que la crainte d’une pénurie de gaz cet hiver forcerait l’Allemagne à accélérer la certification de Nord Stream 2. Contrairement aux attentes de Moscou, l’Allemagne a suspendu cette procédure. Le régulateur allemand a exigé la création d’une société exploitant le gazoduc conformément à la législation de la République fédérale d’Allemagne. Par ailleurs, Poutine comptait sur la France et l’Allemagne pour forcer l’Ukraine à se conformer aux accords de Minsk dans leur interprétation russe, revenant à une désagrégation planifiée de l’État ukrainien, forcé d’intégrer les enclaves séparatistes téléguidées par les services russes. En prévision de la réunion du 11 novembre entre Allemagne, France et Russie, cette dernière avait fait parvenir un projet de déclaration commune, qui devait être accepté par les Occidentaux pour que la réunion ait lieu. De manière prévisible, ce document exigeait l’instauration d’un dialogue direct entre Kiev et les républiques de Donetsk et de Lougansk, l’annulation de la législation linguistique adoptée par l’Ukraine, la révision de la Constitution de l’État ukrainien dans le sens d’une décentralisation.

La surprise a dû être grande à Moscou lorsque, le 4 novembre, est parvenue la réponse du ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, et de son homologue allemand, Heiko Maas : ceux-ci déclaraient sans ambages que le projet de Moscou comportait des appréciations que l’Allemagne et la France ne partageaient pas, notamment une référence à un « conflit interne ukrainien », et à un « dialogue direct entre Kiev et les républiques de Donetsk et de Lougansk ». La rencontre n’a pas eu lieu. Plus encore, le 15 novembre la France et l’Allemagne publiaient une déclaration commune avertissant la Russie que toute agression contre l’Ukraine aurait des conséquences sérieuses. Le 16 novembre, Lavrov rendait public l’échange de correspondance mentionné plus haut, car, comme il l’a expliqué, il avait été « poussé à bout » par ses interlocuteurs français et allemand.

Dans la matinée du 15 novembre, Poutine promulgue le décret n° 657 « sur la fourniture d’une aide humanitaire à la population de l’ORDLO [les entités séparatistes] ». Ce décret lance le processus d’intégration des entreprises des républiques autoproclamées du Donetsk et de Lougansk dans l’économie russe. Des mesures de fusion entre les deux républiques sont également prévues (depuis le 1er octobre de cette année, le contrôle douanier des marchandises entre la RPD et la RPL avait été aboli). Cet oukaze marque clairement l’intention du Kremlin d’intégrer économiquement ces régions dans la Fédération de Russie, étape préalable à l’annexion pure et simple.

On assiste donc à un tournant de la politique de Moscou dans la question ukrainienne, qui n’est pas sans rappeler celui opéré par Staline en 1949 au moment où il se résigne à créer la RDA : jusque-là il avait espéré mettre la main sur toute l’Allemagne en intégrant aux Länder occidentaux désarmés la zone d’occupation soviétique, déjà dotée d’une armée et d’une police encadrées par les services soviétiques, et disposant d’un éventail de partis politiques, tous noyautés par Moscou. Devant la décision d’Adenauer de renoncer temporairement à l’unité allemande et d’intégrer la RFA dans le bloc occidental, Staline s’était rabattu sur la RDA. Les Occidentaux ayant déjoué le piège des accords de Minsk, Poutine procède comme Staline, il se résigne à bétonner l’emprise de Moscou sur les enclaves séparatistes, faute de pouvoir s’en servir pour détruire l’indépendance ukrainienne. Le prix de consolation ne masque pas l’ampleur de l’échec d’un stratagème patiemment ourdi depuis 2015.

Ainsi, depuis quelques semaines, la Russie collectionne les revers. Poutine s’est laissé emporter par le « vertige du succès » et les informations biaisées provenant des réseaux occidentaux kremlinophiles, enclins au wishful thinking, qui semblent fortement influencer la perception des décideurs russes. À force de dénoncer les médias « mainstream », les dirigeants russes s’enferment dans une bulle informationnelle et sont de plus en plus tributaires de la production des officines souverainistes et russophiles qui se contentent de faire tourner en boucle leurs slogans sans se soucier des évolutions en profondeur à l’œuvre dans les sociétés occidentales. À lire la presse russe, on a presque l’impression que Zemmour est déjà élu, tout comme il y a quelques mois les médias russes considéraient que le remplacement de Merkel par le très complaisant Laschet était dans la poche. Poutine multiplie les erreurs de calcul, au point qu’il va bientôt être très difficile pour le lobby russophile occidental de s’avancer à visage découvert. Ainsi, la manipulation de la menace migratoire devrait faire réfléchir en France les nombreux admirateurs de Poutine qui cherchent en Russie une inspiration et un modèle et qui continuent à fantasmer sur la Russie « rempart de la civilisation européenne ».

Il ne reste qu’à espérer que ce redressement occidental sera durable. En effet, le moment de la succession de Poutine approche. Il est souhaitable que les héritiers de l’actuel président, en faisant l’état des lieux, prennent conscience de l’effroyable gâchis causé par la délirante politique étrangère poutinienne. Comme la critique interne devient impossible, l’atterrissage de la Russie dans le réel ne sera possible que grâce à la fermeté et à la lucidité de ses interlocuteurs occidentaux.

francoise thom

Études de lettres classiques, a séjourné 4 ans en URSS en 1973-8, agrégée de russe, a enseigné l'histoire de l'URSS et les relations internationales à Paris Sorbonne.

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