Guerres hybrides : l’Ukraine, avant-poste de l’Europe

La situation actuelle aux frontières de la Pologne et de la Lituanie, voisine du Bélarus de Loukachenko, souligne l’actualité des menaces dites « hybrides ». Pour sa part, l’Ukraine est de longue date exposée aux coups et manœuvres du Kremlin, le « parrain » du despote qui sévit au Bélarus. En vérité, la Russie mène une guerre froide conduite dans différents champs, dont celui de l’économie et de la finance. Aujourd’hui, la pression militaire russe s’accroît sur l’Ukraine. Aux Occidentaux de rompre avec l’illusion d’une « multipolarité heureuse » et de soutenir vigoureusement ce pays, avant-poste de l’Europe.

La situation aux frontières de la Pologne et de la Lituanie, voisines du Bélarus, et l’utilisation par Loukachenko de migrants et de réfugiés comme masse de manœuvre appellent l’attention sur les « guerres hybrides » qui menacent l’Europe. L’expression devient d’un emploi commun. Pourtant, le réveil est tardif : l’Ukraine est depuis plusieurs années déjà la victime d’un conflit de ce type, en rien « gelé ». « Une guerre suspendue, écrivait Paul Valéry, est une guerre reportée. »

C’est depuis le rattachement manu militari de la Crimée à la Russie, en février 2014, et le déclenchement d’un conflit armé au Donbass le mois suivant que l’expression de « guerre hybride » a fait florès. Dans ces deux territoires qui relèvent de la souveraineté ukrainienne, des forces russes et des moyens de combat, sans signes d’identification, sont alors déployés et présentés comme l’émanation d’une révolte populaire spontanée contre le « fascisme » posé comme instance transhistorique.

Qu’est-ce qu’une « guerre hybride » ?

Mutadis mutandis, la « guerre hybride » désigne ce que l’on appelait autrefois une « guerre couverte », c’est-à-dire un engagement non assumé, qui recourt à des forces par procuration (« proxies ») ainsi qu’à des unités militaires dépourvues de signes d’identification. Ce type de conflit combine missions de combat, opérations de déstabilisation et mesures d’intimidation (regroupement de forces aux frontières et menace d’une intervention massive).

Cette guerre fantôme s’accompagne de cyberattaques et d’autres actions menées dans le champ numérique. C’est ce que les stratèges russes appellent la « guerre de l’information ». Il s’agit en fait d’opérations de propagande et de désinformation, à l’efficacité démultipliée par les nouvelles technologies de communication.

En manœuvrant dans une zone grise où les perceptions se brouillent, l’agresseur vise à rester en dessous du seuil de déclenchement d’une riposte, tout en accumulant des gains tactiques et stratégiques. Le caractère clandestin et irrégulier des opérations donne en effet à l’agresseur la possibilité de nier les faits (les spécialistes parlent de « déni plausible »)1.

D’aucuns soulignent que le concept de « guerre hybride » manque de précision et de clarté. Lorsque le chef d’état-major russe Valéri Guérassimov employa cette formule voici quelques années (2013), c’était pour désigner la « révolution de couleur » prétendument ourdie par l’OTAN contre le Kremlin. Mais on sait les dirigeants russes coutumiers de l’inversion accusatoire : ils prêtent volontiers aux autres leurs propres desseins, pratiques et méfaits.

Peut-être faudrait-il parler tout simplement de « guerre irrégulière » pour désigner ce type de conflit. Toujours est-il que ce conflit n’a jamais cessé depuis. Et si le Kremlin décidait d’une nouvelle offensive militaire pour pousser l’avantage au Donbass ou plus loin en Ukraine, ce que les capitales occidentales redoutent, cela prendrait la forme d’une guerre de haute intensité au vu et au su de tous2. Il est urgent aussi de comprendre que le champ de la confrontation est bien plus large encore, la grande stratégie russe comprenant un volet économique et financier.

Économie politique de la guerre

À l’évidence, le fait d’avoir ôté à l’Ukraine la Crimée et le tiers du Donbass, tout en entravant la libre navigation en mer d’Azov, a d’importantes répercussions géostratégiques (modification de la balance des forces en mer Noire) et symboliques (atteinte au statut et à la réputation de l’État ukrainien). Le bilan humain est également important : 14 000 morts, auxquels il faut ajouter blessés et mutilés, veuves et orphelins, réfugiés et déplacés (des centaines milliers).

Mésestimé, le coût économique pour l’Ukraine doit aussi être évalué avec la plus grande précision possible. Des experts ont montré qu’en conséquence de la guerre, le PIB par habitant avait diminué de 15 % en moyenne au cours des années 2013 à 2017. Avant la révolution civique de 2014 (« Euromaïdan »), la région du Donbass assurait 10 % du PIB ukrainien, la Crimée en représentant près de 4 %. En l’espace d’un an, les dommages liés à la guerre dans le Donbass s’élevaient à quelque 8 % du PIB ukrainien. En effet, au cours du seul été 2014, le PIB de la région avait chuté de 70 %. Les coûts de la seule reconstruction du Donbass ont été chiffrés à 21 milliards de dollars, soit 18,6 milliards d’euros, par l’Institut viennois d’études économiques internationales.

Selon une étude de l’Atlantic Council publiée en 2018, la valeur totale des actifs sur ces territoires est égale à près de 100 milliards de dollars, soit 87 milliards d’euros. Compte tenu des destructions matérielles (infrastructures et immobilier principalement), des biens et des valeurs saisis par l’agresseur et ses affidés locaux, des conséquences de cette guerre sur le volume des investissements destinés à l’Ukraine ainsi que du « coût d’opportunité » des sept dernières années, de nombreux experts estiment que les pertes réelles sont bien plus élevées. Ainsi le coût total pour l’économie ukrainienne pourrait s’élever à 120 milliards de dollars, c’est-à-dire 106 milliards d’euros, si ce n’est plus.

Dans les années à venir, ce chiffre est susceptible d’augmenter encore, et ce de façon considérable en raison des montants supplémentaires soustraits à l’économie ukrainienne, notamment du fait du « pont de Poutine » au-dessus du détroit de Kertch qui entrave la libre navigation et le commerce, ce qui réduit le niveau d’activité des ports ukrainiens de la mer d’Azov, et donc les recettes fiscales de Kiev. Il importe de prendre en compte enfin la perte annuelle de 3 milliards de dollars (2,6 milliards d’euros) en droits de transit, soit 3 % du PIB annuel du pays, en raison des gazoducs Turkstream et Nord Stream II.

Un gazoduc à finalité géopolitique

Il faut en effet intégrer à l’analyse la question énergétique en général, celle du Nord Stream II et de ses effets pour l’Ukraine, irréductible à une seule approche fiscale. On sait que ce pays est comparable à un « pont énergétique » entre la Russie et l’Europe, plus des deux cinquièmes du gaz russe destinés au marché européen transitant par ce pays (jusqu’à 80 % dans les années 1990).

Un temps, ce fut une rente de situation pour l’Ukraine qui, en sus des royalties et des garanties quant à son approvisionnement national, avait une forte valeur stratégique aux yeux des pays européens importateurs. Ainsi une crise russo-ukrainienne prenait-elle rapidement une envergure paneuropéenne et occidentale. La dépendance à l’égard du « pont énergétique » ukrainien contraignait le Kremlin à une certaine retenue.

Produit d’un redoutable tandem politique entre Vladimir Poutine et Gerhard Schröder, alors chancelier de la RFA, la construction du Nord Stream I, un gazoduc posé au fond de la Baltique qui relie directement la Russie à l’Allemagne, a d’abord réduit l’importance de l’Ukraine dans le transit du gaz russe (ce gazoduc est inauguré en 2010), sans remettre en cause l’essentiel des flux. En 2014, lorsque la Russie déclencha une guerre irrégulière contre l’Ukraine, les Occidentaux ne pouvaient donc prétendre que ce conflit n’était qu’une simple querelle au sein de l’« espace post-soviétique », sans graves répercussions plus à l’ouest.

Il en va autrement avec la construction du Turkstream, au fond de la mer Noire, et surtout celle du Nord Stream II, pas encore opérationnel mais pratiquement achevé. Avec ce seul gazoduc, c’est la quasi-totalité de l’approvisionnement de l’Europe en gaz russe qui pourrait à terme se passer du « pont énergétique » ukrainien. D’autres pays d’Europe centrale et orientale s’inquiètent de la chose.

Invariable, la position d’Angela Merkel consiste à répéter qu’il s’agit ni plus ni moins d’une question commerciale : une connexion directe et plus sûre garantissant l’accès à une ressource moins chère (le gaz sibérien). Et le PDG de Gazprom de renchérir sur le thème, Alexeï Millier expliquant pédagogiquement aux diplomates occidentaux que son groupe n’est pas tenu de « faire l’aumône » aux Ukrainiens. Manœuvrier, Vladimir Poutine exploite l’actuelle crise énergétique européenne, aggravée par ses soins, pour justifier encore et encore le Nord Stream II, insistant pour qu’il soit au plus tôt en fonction3.

À rebours de ces affirmations, le Nord Stream II, renforcé au sud par le Turkstream, s’inscrit dans un projet géopolitique d’ensemble. Pour le Kremlin, cette « tenaille » remplit deux objectifs intermédiaires. D’une part, appauvrir et donc affaiblir l’Ukraine en la privant des ressources financières assurée par le transit du gaz russe sur son territoire. D’autre part, ôter à l’Ukraine sa valeur stratégique en espérant que les Occidentaux se lasseront de la soutenir, ce qui laisserait à la Russie toute latitude d’action.

Contrairement à ce qui est colporté en France, l’objectif final ne serait pas seulement négatif : interdire le retournement géopolitique de l’Ukraine vers l’Occident, ce qui se traduirait par son rattachement sous une forme ou l’autre aux instances euro-atlantiques (OTAN et Union européenne). Au Kremlin règne l’idée selon laquelle une terre autrefois placée sous domination de la Russie doit inexorablement y retourner. Plus encore dans le cas de l’Ukraine, Vladimir Poutine et les siens considérant que l’héritage de la Rous’ de Kiev est à Moscou4 !

Autrement dit, les dirigeants russes entendent récupérer tout ou partie du territoire ukrainien, la prise de la Crimée ne constituant qu’une première étape. L’entreprise de subversion de l’État souverain ukrainien s’inscrit dans la durée, rythmée tout à la fois par les opportunités qu’offre la vie politique internationale et les audaces tactiques du maître du Kremlin qui teste ainsi le degré de résolution des Occidentaux. Ne doutons pas qu’une dramatique aggravation de la situation dans le détroit de Taïwan, à l’autre extrémité de la masse eurasiatique, serait mise à profit par le Kremlin. N’est-ce pas déjà le cas ? Moscou et Pékin s’appuient réciproquement dans leurs agissements et manœuvres géopolitiques. Leurs convergences ont pris l’allure d’une alliance sino-russe.

Une nouvelle guerre froide

En somme, la situation ukrainienne résume celle à laquelle les Occidentaux sont confrontés : la volonté de puissances révisionnistes et perturbatrices de bouleverser l’ordre international, leur appétence pour des conflits polymorphes ouvrant la perspective de gains stratégiques, la menace d’escalade verticale ou horizontale. En vérité, l’expression de « guerre hybride » se révèle trop confortable : elle ne rend pas suffisamment compte du risque de guerres de haute intensité. Plus largement, c’est bien d’une nouvelle guerre froide qu’il s’agit, avec ses caractéristiques propres. Selon Clausewitz, la guerre est un « caméléon » : la guerre froide également.

Tout à leur rêve de « multipolarité heureuse » et de « puissance de la norme », sur fond de développement économique universel, les dirigeants européens auront été moins prompts à le reconnaître que leurs homologues américains, directement en prise avec la manœuvre des crises internationales et la détermination des équilibres de puissance. Que de fausses interrogations sur l’expression de guerre froide, alors que sa définition comme état hybride de paix-guerre convient à la situation.

Il importe donc de réaffirmer le soutien occidental à l’Ukraine, sur le plan du droit et de la légitime défense, mais aussi dans la sphère financière et économique. Et ce dans les déclarations diplomatiques comme dans les faits. De la vitalité de l’Ukraine dépend la constitution d’une solide « barrière de l’Est », condition sine qua non d’une vraie paix avec une « Russie-Eurasie » ayant renoncé à ses ambitions révisionnistes en Europe. Inversement, une attitude permissive encouragerait Vladimir Poutine dans sa poussée vers l’ouest.

Professeur agrégé d’histoire-géographie et chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Université Paris VIII). Auteur de plusieurs ouvrages, il travaille au sein de l’Institut Thomas More sur les enjeux géopolitiques et de défense en Europe. Ses domaines de recherche couvrent la zone Baltique-mer Noire, l’Eurasie post-soviétique et la Méditerranée.

Notes

  1. Jean-Sylvestre Mongrenier, article « Guerre hybride », Le Monde vu de Moscou. Géopolitique de la Russie de l’Eurasie postsoviétique, Paris, PUF, 2020, p. 186-187.
  2. Faustine Vincent, « Aux frontières de l’Ukraine, c’est juste un nouveau jour de guerre », Le Monde, 22 novembre 2021.
  3. Le 16 novembre 2021, la Bundestnetzagentur, l’agence allemande de régulation de l’énergie, a suspendu le processus d’approbation du gazoduc Nord Stream II. Le régulateur allemand impose au consortium basé à Zoug (Suisse), opérateur de ce gazoduc, de créer une société de droit allemand afin d’obtenir une licence d’exploitation. Au délai induit par cette décision s’ajoutera celui nécessaire à la Commission européenne pour vérifier la conformité du projet aux règles de concurrence. Rappelons qu’il ne s’agit pas d’un « projet d’intérêt européen ». De surcroît, au sein de la coalition qui s’apprête à prendre les rênes du pouvoir en Allemagne, les Verts ainsi que le FDP sont à pour le moins réservés à l’égard du Nord Stream II. En revanche, le SPD, principale composante de cette coalition, y est favorable.
  4. Ce n’est pas avant le XVIe siècle que l’État moscovite, ou « grande principauté de Moscou », s’arroge l’appellation de « Russie ».

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