Marietta Tchoudakova était une femme légendaire — critique littéraire, historienne de la littérature, écrivaine, mémorialiste, personnalité publique. À 85 ans, elle a été fauchée par le Covid. Nous partageons le deuil de nos amis russes et souhaitons que la terre lui soit légère. Espérons que certaines de ses œuvres seront traduites en français. Parmi de nombreuses nécrologies, nous avons choisi celle d’Irina Sourat, publiée dans Novaïa Gazeta.
Le nom de Marietta Tchoudakova est fermement inscrit dans l’histoire des sciences humaines ; on connaît l’ampleur de ce qu’elle a fait. Elle était l’une des meilleures historiennes de la littérature soviétique, et la définition même de « littérature soviétique non soviétique » lui appartient. Son auteur préféré était Mikhaïl Boulgakov : elle a étudié et restauré le texte du Maître et Marguerite, elle a écrit une grande biographie de cet immense écrivain. Ses livres révolutionnaires sur la poétique de Iouri Olecha et de Mikhaïl Zochtchenko, ses Conversations sur les Archives, ses commentaires exemplaires des travaux de Iouri Tynianov, écrits en collaboration avec son mari, Alexandre Tchoudakov, et leur ami le plus proche, Evgueni Toddes, sont de vrais classiques des études littéraires. Marietta était passionnée par la recherche : pendant plus de trente ans, elle a réuni les meilleurs philologues aux Rencontres annuelles Tynianov, et en a publié les résultats dans les inestimables Recueils Tynianov. Elle considérait la recherche comme sa principale activité. Mais nous connaissons aussi une autre Marietta.
Marietta Tchoudakova est apparue sur la scène publique au début de la Perestroïka, et dans les années 1990, elle est devenue conseillère d’Eltsine en rejoignant notamment la commission des grâces présidentielles, alors dirigée par l’écrivain Anatoly Pristavkine (Boulat Okoudjava et Lev Razgon en ont également fait partie). Je me souviens bien de ses récits, ils ont marqué les esprits : des milliers de personnes en difficulté sont passées par la commission. Sous Eltsine, la commission a gracié environ 50 000 personnes, puis tout a changé, une autre ère a commencé. En 2007, Marietta, tout comme Boris Nemtsov et Nikita Belykh, était en tête de la liste électorale de l’Union des forces de droite, et lorsque ce parti a échoué aux élections, elle n’arrivait toujours pas à y croire.
Elle était une idéaliste de la plus haute volée qui avait le sentiment d’avoir raison — pas personnellement, mais historiquement ; elle avait un sens aigu de la vérité et savait persuader par sa seule voix, qu’il s’agisse d’un discours enflammé devant un large public ou d’un piquet de grève solitaire pour les droits de l’homme sous la pluie, près de la pierre Solovetski [principal monument aux victimes du régime soviétique, à Moscou, NDLR].
Marietta croyait en la Russie, pardonnez-moi cette déclaration tapageuse, elle croyait en son peuple, en l’éducation, en la jeune génération — d’où sa passion irrépressible : voyager à travers le pays et communiquer avec les gens, prendre la parole dans les bibliothèques et les écoles, organiser des concours littéraires et distribuer des livres aux enfants dans les villages ; elle passait de nombreuses heures en voiture sur nos routes défoncées, avec un ordinateur portable sur les genoux, sans jamais perdre de temps ni faire de pause dans son travail principal. On ne savait jamais quand elle dormait.
Ces dernières années, Marietta a travaillé sans relâche pour l’avenir — en écrivant des livres pour les adolescents, en écrivant l’histoire russe — la vraie, pas celle qui est présentée aux enfants dans les manuels scolaires. Elle était fermement convaincue que le fait de dire la vérité changerait tout et que tout irait bien.
On ne pouvait jamais dire à Marietta quelque chose d’irréfléchi, prononcé à la légère. Elle s’accrochait littéralement à chaque mot, demandant de manière sévère et exigeante : qu’est-ce que cela signifie, qu’avez-vous dit, qu’avez-vous voulu dire ? Après quoi, il fallait réfléchir et lui parler avec précision, sans lâcher de mots creux et inconsidérés. Elle était très exigeante, tant envers elle-même qu’envers les autres.
Souvenons-nous d’elle telle qu’elle était, souvenons-nous de son esprit inflexible, de sa nature intransigeante et catégorique, de son esprit critique aiguisé, de son enthousiasme et de son tempérament de montagnarde [elle était à moitié daghestanaise, NDLR], de sa foi en l’humanité — en nous tous.
Traduit du russe par Desk Russie
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